La brasserie Glaser, c’était une histoire d’hommes. Ou alors, ces messieurs (pardon, ces citoyens) ont oublié de mentionner leurs femmes (et celles de leurs amis). Je me souviens, dans ma jeunesse étudiante, de longues séances de discussions théoriques et politiques dans des bistrots adéquats, au cours desquelles nous, les filles, les écoutions pérorer, eux, les garçons. Ils pourraient rendre compte aujourd’hui de ces soirées sans avoir besoin de mentionner une seule des filles présentes. 

Pourtant il y venait des femmes, chez Glaser. 

Je reproduis ici l’essentiel d’un chapitre du livre, que j’ai déjà qualifié de charmant (et qui est disponible sur Gallica), de Paul Ginisty. L’auteur était lycéen pendant la Commune. Je doute qu’il ait fréquenté « chez Glaser » à l’époque. Il raconte donc quelque chose qu’il a entendu. On trouvera dans ce texte un peu de mépris pour la « bonne fille » — elle n’est pas vénale, mais elle se considère, ou il croit qu’elle se considère, comme une récompense, elle ne se bat pas parce qu’elle a des idées, mais à la suite de « rancœurs » –, la « fille », mais aussi beaucoup de tendresse pour cette femme (libre sans doute? est-il capable de le comprendre?).

Je corrige sans les mentionner une ou deux évidentes coquilles.

C’est à la parfaite incompréhension de la réalité (qui me rappelle, elle aussi, les bistrots de ma jeunesse) que fait allusion le « pourtant » de la phrase que j’ai choisie comme titre et par laquelle je commence la citation. 

*

Henriette Tout-le-Monde

[…]

Il n’y avait pourtant pas là que des hommes. Quelques bonnes filles du quartier latin s’y rencontraient aussi, insouciantes, amusées de ce tapage, jetant leur gaieté au milieu de ces discours utopiques ou de menaces.

C’est parmi elles que se trouvait Henriette Tout-le-Monde. C’était une brune qui devenait un peu épaisse, malgré sa jeunesse, encore qu’elle se piquât volontiers — en le prouvant — de n’avoir pas besoin de corset.

Le sobriquet qu’on lui avait donné indiquait qu’elle ne faisait point profession d’être bégueule. Elle avait cependant des restes de ce que, dans les familles bourgeoises, on appelle « une éducation au-dessus de l’ordinaire ». À la suite de quelles aventures était-elle tombée dans la pire bohème? Elle se montrait souvent intelligente et fine, et la conversation, avec elle, pouvait s’élever au-delà de la banalité. Elle avait des traits imprévus et drôles, des jugements nets, des gamineries spirituelles.

Henriette Tout-le-Monde? Ce surnom attestait qu’elle n’avait point d’amant attitré. Mais encore fallait-il s’entendre. « Tout-le-Monde »? Mais elle fût morte de faim, aux heures de suprême détresse, plutôt que de s’abandonner au premier venu, par vénalité.

Cette singulière créature — pour quelles rancœurs, qu’elle cachait? — était enthousiaste des idées révolutionnaires, et elle ne s’accordait qu’à ceux qui propageaient ces idées, qui donnaient l’exemple de l’action, qui prouvaient leur sincérité, qu’ils fussent des chefs ou d’obscurs combattants de la cause. C’est dans ce sens seulement qu’elle avait prodigué ses faveurs, impitoyablement refusées aux indifférents ou même aux tièdes qui s’avisaient de la trouver désirable. Et elle cinglait ceux-ci de mots narquois et hautains.

Elle savait à merveille distinguer les ambitieux, les hâbleurs, de ceux qui se dévouaient en toute générosité et en toute chaleur d’âme. Alors, ne pouvant donner qu’elle-même, que son corps, que ses baisers, aux hommes qui luttaient pour les idées dont elle était férue, elle s’offrait à eux comme une récompense.

— Mon petit, disait-elle à l’un de ceux qui venaient de relever les courages, de proposer une mesure énergique, ou de se battre aux avant-postes, mon petit, tu as bien agi aujourd’hui, tu as bien travaillé, tu as droit à un peu de bonheur: prends-moi, si ça te fait plaisir!

Les amours, avec elle, étaient courtes, et elle ne tenait guère à les prolonger. Mais on demeurait son ami, sans que cette qualité pût épargner des reproches, s’il arrivait qu’on flanchât, par la suite.

Et, à travers ce qu’il y avait, assurément, d’assez bas dans ces expansions, on eût dit qu’il y eût chez elle comme une mission de rassasier de la douceur des caresses ceux qui en avaient été sevrés, pour d’âpres tâches…

La fièvre d’Henriette Tout-le-Monde, cette fièvre qui était depuis longtemps en elle, s’exaspéra à mesure que marchaient les événements, qu’ils devenaient plus poignants et plus terribles.

Une fille peut, elle aussi, avoir son genre de sublime. Quand, à la fin de mai, la bataille s’engagea dans les rues, elle partagea tous les dangers des hommes. Elle eût pu facilement s’en aller, et ce n’était pas ses bagages qui l’eussent gênée! Elle resta. Elle fut héroïque, joyeusement. Elle avait aidé à construire la barricade du boulevard Saint-Michel, près de la fontaine. Elle veillait à aviver la vaillance de ses défenseurs, elle donnait de l’amour à qui en voulait, pour peu que celui-là, qu’elle avait un moment grisé de ses farouches étreintes, lui promît de tenir jusqu’à la fin, de la payer avec son sang, versé pour la Commune. Elle avait toutes les intrépidités, et c’était avec des baisers qu’elle enflammait les cœurs.

Quand la barricade fut sur le point d’être attaquée, elle fit un brin de toilette, elle se farda un peu, elle qui, contrairement à la plupart de ses compagnes, avait horreur du maquillage. Elle désirait paraître belle, pour que ceux qui se battaient eussent envie d’elle, et la méritassent. Au reste, elle n’avait à la main qu’une ombrelle claire, dont elle se servait comme d’un spirituel et parisien emblème de commandement, au milieu de ces horreurs déchaînées. Elle n’avait jamais été plus gaie.

La barricade fut attaquée vigoureusement. Les canons de Versailles y firent bientôt de redoutables brèches. Les fédérés tenaient bon, cependant, et Henriette les excitait par des plaisanteries, au milieu du fracas de la mitraille.

Des balles avaient renversé le fanion rouge qui surmontait la barricade.

— Qui veut une nuit d’amour n’a qu’à relever le drapeau! s’écria-t-elle.

Mais la position devenait intenable. Les combattants l’abandonnaient peu à peu. Henriette Tout-le-Monde se pencha vers les blessés qui n’avaient pu se retirer et leur donna les premiers soins possibles. Avec décision, elle trouvait ce qui pouvait diminuer un peu leurs souffrances, elle les exhortait au courage, avec des mots très doux, se révélant soudain une merveilleuse infirmière.

S’attardant auprès d’eux, elle ne vit pas l’irruption des soldats qui prenaient possession de la barricade. Un petit lieutenant de chasseurs s’approcha d’elle:

— C’est toi qui assassines nos troupiers, pétroleuse!… Et si je te faisais coller au mur?

Henriette Tout-le-Monde le regarda avec hauteur. Son passé aventureux semblait s’être aboli. Elle avait soudain repris ce qu’il y avait eu, naguère, en elle de dignité. Elle dit, avec calme:

— Monsieur l’officier, qui tutoyez les femmes, est-ce que vous croyez vraiment me faire peur?

Le petit lieutenant eut un geste de colère.

— Enlevez-la! fit-il, d’une voix mauvaise, que ce soit vite fait… Qu’on ne l’entende plus!

Ce fut « vite fait », comme il l’avait ordonné. On la poussa au pied de la barricade… Impassible, elle cria: « Vive la Commune! » devant les fusils s’abaissant, et elle tomba foudroyée. Pour elle, les soldats avaient eu la coquetterie de viser, et il n’y avait pas eu de balle perdue…

Paul Ginisty

*

Il y aurait beaucoup à dire sur ce texte, qui n’a d’ailleurs pas vraiment valeur de témoignage: il a été écrit bien tard, et à l’aide de quelle source? 

Ce ne sont que des notes vraies, prises pendant qu’il est encore possible d’interroger les survivants, témoins ou acteurs de cette tragédie,

écrit l’auteur dans son introduction. J’accepterai très volontiers que l’on qualifie cette histoire d’Henriette Tout-le-Monde de légende. J’ai quand même cherché si le décès d’une jeune femme prénommée Henriette avait été déclaré, soit à la mairie du cinquième, soit à celle du sixième (la barricade était entre les deux), sans succès — mais ceci a conforté mon idée que les déclarations avaient été aléatoires, incomplètes et, si j’ose ici ce mot, fantaisistes.

C’est aussi une façon de parler des femmes de la Commune. Loin des pures héroïnes, cette fois…

Il reste à s’appliquer à en parler différemment, ce que j’essaie de faire ici. Et aussi là.

Je vais me contenter de noter l’ombrelle, cette arme bien féminine et qui, dans l’histoire de la Commune, appartient à la légende noire des femmes du monde fouillant les cadavres de communards du bout de leurs ombrelles… La voici réhabilitée et entrant dans la légende rouge!

*

Je n’ai (évidemment) pas trouvé de portrait d’Henriette Tout-le-Monde, je n’ai pas non plus trouvé d’image de la barricade du boulevard Saint-Michel (celle près de la fontaine), mais j’ai trouvé une rouge et légendaire image de femme. L’auteur est Dupendant, dont nous avons vu une des œuvres, des femmes, déjà, dans un autre article. Celle-là vient du musée Carnavalet. Elle n’a ni ombrelle, ni même drapeau, c’est peut-être pourquoi seul son sein gauche est découvert (la Liberté guidant le peuple, elle, brandit un drapeau, ce qui lui découvre les deux seins). Et elle est visiblement place de la Bastille. Ce n’est pas une barricade de femmes… mais il y a plusieurs femmes, qui se battent.

Livre utilisé

Ginisty (Paul)Paris intime en révolution, Librairie Charpentier et Fasquelle (1904).