Pour Claudine

J’ai cherché la mort de Nathalie Lemel dans la presse disponible sur Gallica. Et, pour cet article, j’avais choisi sciemment d’éviter l’inévitable Descaves (mais, on va le voir, sans succès). Sur Gallica, donc. J’en ai sans doute raté, mais je n’ai trouvé que L’Humanité et Le Populaire. Après quoi j’ai cherché les occurrences du mot Nathalie ou Natalie dans ces deux journaux. Je n’ai malheureusement trouvé, pour notre Nathalie, que la mention de la présence de la citoyenne Nathalie Lemesle [sic], 88 ans, au banquet du 43e anniversaire, le 18 mars 1914, qui se tint restaurant coopératif du 49 rue de Bretagne (en dernière page dans L’Humanité du 25 mars 1914).

Voici tout ce que j’ai trouvé. Tout ce qui est en bleu m’est dû. Dans ces articles, et les commentaires, vous en apprendrez peut-être un peu sur cette femme exceptionnelle.

 

La doyenne des combattants de la Commune

est morte

La doyenne des combattants de la Commune, Nathalie Le Mel, vient de s’éteindre à l’Hospice des vieillards d’Ivry, à l’âge de 95 ans.

Mme Le Mel, qui avait aidé Varlin à « la Marmite », était une militante bien connue déjà dans les milieux ouvriers lorsque éclata la Commune. Elle y combattit au premier rang, par la parole et l’action, tant que dura la parole de calme, les armes à la main au cours de la Semaine sanglante. Elle tenait notamment la barricade des Dames, vers la place Pigalle, et fut arrêtée par les Versaillais quelques jours après. Déportée à la presqu’île Ducos, elle fit le voyage avec Rochefort, qui l’appréciait beaucoup, et Louise Michel, dont elle partagea la case. Amnistiée en 1882 [1879], elle reprit paisiblement son métier de relieuse pour vivre et ne cessa de travailler que fort tard dans la vieillesse.

D’une merveilleuse lucidité d’esprit, elle stupéfiait par son bon sens et sa conversation enjouée aussi bien que par son sens politique ceux qui avaient l’honneur de l’approcher.

Paix aux cendres de la très vieille militante, et puisse un peu de gloire dont sont couverts Vaillant, Varlin, Louise Michel et autres « communards » venir enfin autour de cette vaillante et probe travailleuse, qui voulut toute sa vie se faire gloire de son métier manuel et n’accepta jamais autre chose.

Hélène Brion

L’Humanité, 12 mai 1921, p.2

La Commune qui s’en va

À Ivry, ces jours-ci, de l’hospice de vieillards, sortait un modeste corbillard. Trois amis le suivaient, qui emmenaient au cimetière Mme Le Melle [sic], une combattante de la Commune.

Elle s’en est allée à quatre-vingt-quinze ans, après avoir lutté aux côtés de le bonne Louise, après avoir partagé les sept années de déportation.

La Commune vaincue, Mme Le Melle, désespérée, voulut se tuer. Seul un hasard la sauva. Elle fut jugée quelque temps après Louise Michel et la rejoignit au bagne [en réalité, elles sont parties dans le même bateau, la Virginie, le 28 août 1873].

Tant qu’elle put travailler, Mme Le Melle resta à L’Intran [L’Intransigeant, journal de Rochefort], au service des Départs. Rochefort, ainsi qu’à Louise, lui avait assuré une petite rente [il s’agissait de ce que touchaient normalement les vieux employés du journal, voir les précisions dans l’article de Tourly ci-dessous].

Quand elle devint aveugle, elle se résigna à l’hospice. Elle en est partie, sans bruit, après avoir, selon les mots d’une amie fidèle, vécu la plus admirable des existences, celle du sacrifice total à l’idéal de fraternelle bonté.

F. Clar

Le Populaire, 18 mai 1921, p.2

« Une amie de Varlin »

Sous ce titre, Lucien Descaves adresse un adieu ému à la citoyenne Nathalie Le Mel, une des dernières survivantes de la Commune, qui avait été déportée en 1871 avec Louise Michel, Rochefort, et dont nous annonçâmes hier la mort à l’hospice d’Ivry à l’âge de 95 ans.

« Dès 1866, ainsi que le rappelle Descaves, Nathalie Le Mel s’était affiliée à l’Internationale. Pendant le siège de Paris elle fit partie du Comité central de l’Union des femmes [en réalité, c’était pendant la Commune] sans cesser de s’occuper de la Marmite de la rue Larrey. Le 6 mai, sous la Commune, elle rédigeait avec Mme Dmitireff, un appel aux armes adressé aux femmes, et pendant la Semaine sanglante elle soignait les blessés et distribuait des munitions aux insurgés [Ah! l’ineffable Descaves!]. »

Nathalie Lemel avait été intimement liée avec Eugène Varlin, dont nous glorifierons la mémoire, en même temps que celles de tant d’autres victimes, le 23 mai prochain.

Le Populaire, 19 mai 1921, p.2

Les femmes de la Commune

Nathalie Le Mel

Une femme vient de mourir, à l’hospice d’Ivry. Elle avait 96 ans. Trois personnes ont suivi son convoi.

Nathalie Le Mel est née à Brest vers 1826 [née le 24 août 1826, elle n’avait pas tout à fait 95 ans]. Ouvrière relieuse, elle se marie de bonne heure avec un camarade de la profession [Nathalie Duval a épousé Adolphe Le Mel à Brest le 25 août 1845]. Mais c’était un ivrogne, une brute; elle s’en sépara assez tôt pour ne pas avoir à le maudire.

Elle vient, à 35 ans, à Paris, et travaille dans diverses maisons de reliure. Elle n’a pas d’histoire, jusqu’au moment où surgit Varlin, ce magnifique animateur, « l’apôtre », comme l’appellent encore les survivants de la période héroïque.

Elle prend part aux grèves de la reliure de 1864 et 1865.

Varlin, en 1867 [1868], fonde parmi les relieurs [pas seulement] une société civile d’alimentation, dite « la Marmite », qui a pour but avoué de fournir au prix de revient, à tous ses membres, une nourriture saine, abondante, mais dont le but réel est de procurer aux militants des associations ouvrières qui se réveillent et aux militants de la première Internationale un lieu sûr de rendez-vous [c’est, disons, un des buts du restaurant coopératif « La Marmite », noter qu’il y a eu aussi une société d’alimentation, « La Ménagère »].

La Société des relieurs était la première Société socialiste. L’impulsion que Varlin lui donne, l’activité des militants qui l’entouraient et particulièrement de Nathalie Le Mel, fit prendre à cette société une importance considérable. Ce n’est pas sans émotion que les survivants de cette période — et ils sont peu nombreux! — Boyenval, Vauthrin, nous en parlent.

Varlin avait proclamé, l’un des premiers, que les droits et les devoirs de la femme et de l’homme étaient égaux, et il avait tenu à ce que les femmes participent à l’administration de « la Marmite ». C’est ainsi que l’on retrouve le nom de Nathalie Le Mel [seule femme] parmi les signataires des statuts de la Société, adoptés en assemblée générale le 19 janvier 1868.

Nathalie Le Mel avait alors 42 ans environ. Elle militait ardemment, apportait dans toutes les réunions une ardeur de propagandiste, une foi juvénile dans les destinées du socialisme. Elle était affiliée à la première Internationale depuis 1866.

Charles Keller, le bon poète alsacien, qui fut membre de le première Internationale et qui fréquentait « la Marmite », parle ainsi de la militante:

On causait (à « la Marmite »), on chantait aussi. Le beau baryton Alphonse Delacour nous disait du Pierre Dupont, le Chant des Ouvriers, la Locomotive, etc. La citoyenne Nathalie Le Mel ne chantait pas; elle philosophait et résolvait les grands problèmes avec une simplicité et une facilité extraordinaires. Nous l’aimions tous. Elle était déjà la doyenne.

Voici la Commune. Nathalie Le Mel est au premier rang, avec Varlin revenu de Belgique [il en est revenu le 4 septembre 1870, bien avant la Commune…]. Elle combat par la parole, rallie les hésitants à la cause, se dépense fébrilement. Puis c’est la Semaine sanglante: alors elle paie de sa personne, sur les barricades. N’a-t-on pas proclamé l’égalité des droits et des devoirs de l’homme et de la femme [qui, on?]? Elle fait le coup de feu sur la barricade des Dames, vers la place Pigalle. Et puis c’est la défaite, la répression impitoyable, acharnée, les arrestations en masse, les exécutions sans jugement. Varlin a déjà été fusillé. Nathalie est arrêtée quelques jours après [le 21 juin] par les Versaillais. On la condamne à la déportation. Elle part à la Nouvelle-Calédonie, à l’île [presqu’île] Ducos avec Rochefort, Louise Michel, dont elle partagea la case, Charbonnaud, un excellent militant [avec l’orthographe Pierre Charbonneau, c’est un des condamnés du procès du 2e bureau de l’Internationale en 1868], menuisier, dont nous parlerons un jour, et tous les autres…

Là-bas, elle fait comme les déportés un peu d’élevage et de culture, afin de vivre.

Un camarade, ayant voulu monter un petit atelier de dorure, demanda du matériel à Boyenval, resté à Paris, qui le lui envoya avec l’espoir que Nathalie, sa vaillante amie, y serait embauchée; mais son espoir fut vain.

Je lui ai adressé un peu d’argent en fraude, nous dit encore Boyenval, des pièces d’or de dix francs dans la couverture en carton d’un livre, et le colis est arrivé à destination sans incident.

De temps en temps, nous dit encore la veuve de Chabonnaud, les déportés se réunissaient chez Nathalie. On y parlait des luttes passée de la Commune. Chacun s’attendrissait sur ses souvenirs.

Elle resta en Nouvelle-Calédonie jusqu’en 1882 [c’est une erreur: graciée avant l’amnistie générale de 1880, elle a embarqué pour la France sur le Picardie dès le 20 juin 1879]. Dès son retour, Rochefort, qui l’aimait beaucoup, la fit entrer à L’Intransigeant comme plieuse [elle est arrivée plusieurs mois avant la création du journal dont le premier numéro est daté du 15 juillet 1880, après l’amnistie générale] puis elle fut placée ensuite au service de départ.

Toujours elle conserva sa foi socialiste intacte. L’orientation de Rochefort vers le boulangisme l’affecta beaucoup et elle ne le suivit pas dans cette hérésie.

Elle avait une soixantaine d’années lorsqu’elle du quitter son emploi à la suite d’un état de santé déplorable. On lui a fait grief de recevoir des secours de L’Intransigeant, qui était l’organe boulangiste. En réalité elle ne recevait ces secours que comme ancienne ouvrière. L’Intransigeant donnait à ses vieux serviteurs une allocation mensuelle. Cette allocation diminua, du reste, à mesure que les affaires du journal baissèrent. Quand Nathalie crut s’apercevoir qu’elle était à charge au journal, elle refusa tout secours.

Elle vécut quelque temps rue de la Clef avec sa petite-fille. Puis, à la mort de celle-ci, elle vint rue des Gobelins. Elle habitait seule, nous dit Lucien Descaves, l’historien passionné de la Commune, dans un véritable réduit, au fond d’une cour, où les rats grouillaient. Elle vivait de quelques sous, mais ne se plaignait jamais et trouvait moyen de soulager des infortunes plus lourdes que la sienne.

Les quelques amis qui s’occupaient d’elle — Boyenval, particulièrement, et Mlle Boyenval –, eurent une peine infinie à lui faire accepter d’entrer à l’hospice des vieillards d’Ivry. Elle se résigna quand même, en 1915, lorsque les infirmités apportées par l’âge (elle devint aveugle) lui enlevèrent toute défense physique sans pouvoir jamais, disons-le, affaiblir son moral.

Et elle est morte dimanche 8 mai…

C’était, nous dit Mlle Boyenval, une nature extrêmement généreuse, un cœur chaud et enthousiaste. Elle eut toujours, devant la vie et devant l’infortune, une égalité d’humeur admirable, un courage infini. Cette femme portait en elle un amour de la vie et une confiance dans son idéal qui ne se sont jamais affaiblis. Dénuée de tout, elle trouvait encore le moyen de se dévouer pour les autres. Tous ceux qui l’ont connue l’ont aimée et ne l’oublieront pas. Ce fut pour moi un crève-cœur, nous dit encore les larmes aux yeux Mlle Boyenval, lorsque je vis que nous n’étions que trois, l’autre mercredi, à suivre son convoi.

Cette femme qui vient de mourir n’a rien écrit. Sa vie est là. Cela suffit. Elle a agi, elle a souffert, elle a eu la foi lumineuse, elle n’a jamais abdiqué.

Elle nous a légué son exemple. En pieux révolutionnaires, nous nous devons de nous en inspirer.

Robert Tourly

L’Humanité, 29 mai 1921, p. 4

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Commentaire sur les dates, sur Mai et sur 1921.

1921. Nous sommes peu après le congrès de la SFIO à Tours, à la suite duquel L’Humanité est devenue, comme l’indique son entête « Journal communiste », ce qui n’est pas sans lien avec la Commune, puisque c’est en partie grâce à Zéphirin Camélinat que ce journal est ce qu’il est. Le Populaire, de l’autre côté de la scission, « Journal socialiste du matin », est lié à la Commune lui aussi puisqu’un de ses directeurs politiques est Jean Longuet, le fils de Charles Longuet et Jenny Marx.

Mais nous sommes en mai… de sorte que les deux journaux appellent à une commémoration de la Commune au « Mur », mais chacun la sienne, le 23 mai pour Le Populaire et le 30 pour L’Humanité (c’est pourquoi il y a des articles sur la Commune dans le numéro du 29).

Et je note avec plaisir le passage dans ces pages de la camarade Hélène Brion — dans les débuts du Parti communiste, il y avait des femmes parmi les dirigeants.

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C’est peut-être Nathalie, bien vivante, rapportant de l’imprimerie des exemplaires de La Sociale avec les textes de l’Union des femmes, qu’Éloi Valat a eu la pensée de m’envoyer, justement pendant que j’écrivais cet article, dont l’idée m’a été suggérée par Claudine Rey. Merci, Éloi! Merci, Claudine!