En décembre dernier (2018), j’ai eu la chance de trouver le manuscrit original recopié en partie par Louis Fiaux et que j’avais recopié à mon tour dans deux articles de ce site, ici et là. Bizarrement, il était aussi dans la masse des papiers de Louis Fiaux à la Bibliothèque historique de la ville de Paris — mais dans un autre dossier. J’étais un peu morfondue, mais quand même bien contente. Fiaux a indiqué « prêté par Theisz ». La mort précoce d’Albert Theisz en janvier 1881, peu après l’amnistie des communards et son retour à Paris, a sans doute fait qu’il ne le lui a pas rendu.
Dans la copie que j’ai déjà publiée, il manquait les détails de la mort de Varlin. Les voici. Bien entendu, Theisz n’en a pas été témoin. La façon dont ce récit s’est formé dans les communautés de proscrits est une question intéressante.
Pendant la lutte dans Paris, il prit sa place au combat avec un sang-froid, avec un courage admirable. Le vendredi, à Belleville, au milieu d’une foule que la défaite faisait soupçonneuse, que la férocité des vainqueurs rendait furieuse, il osa tenter d’intervenir en faveur des otages [rue Haxo]. Et le dimanche, il se trouvait, à la dernière minute de la lutte, parmi les derniers combattants [rue de la Fontaine-au-Roi].
Puis il partit à la recherche d’un abri. Il espérait bientôt l’atteindre lorsqu’à l’encoignure des rues Lafayette et Rochechouart, la voix dénonciatrice d’un misérable prêtre (quelques-uns disent de la doctrine chrétienne) le désigna à la fureur des soldats.
Alors commença pour lui ce long martyre qui ne devait finir qu’à la rue des Rosiers après des étapes sanglantes. Autour de la soldatesque enivrée de massacre grouille une cohue qui hurle après le vaincu, qui l’injurie, qui l’outrage, qui le frappe. À la place St-Pierre, un général commande qu’on le fusille, mais la curiosité de la foule n’est pas encore satisfaite, le spectacle serait trop vite terminé: il faut une nouvelle promenade, il faut que l’exécution ait lieu à l’endroit même où ont été fusillés les généraux Clément Thomas et Lecomte, quoique Varlin n’eut été pour rien dans l’affaire. Le général, gracieux pour la foule, ordonna qu’il soit fait droit à ses désirs.
Varlin reprend donc sa tragique ascension à travers les rues de Montmartre. Il arrive enfin rue des Rosiers, au lieu désigné pour son supplice, mais il y arrive sanglant, hideux, n’ayant plus rien d’humain. Et cependant, sous les coups cent fois répétés de ses bourreaux, il se tient calme, stoïque, il ne laisse pas échapper une plainte. Enfin il tombe sous les balles des soldats, et, dernier trait qui peint nos vainqueurs, le lieutenant chargé de l’exécution dépouille le cadavre du vaincu, il lui vole sa montre.
Pendant ce trajet sinistre, de quelles tristes réflexions le cerveau du jeune socialiste fut-il assailli? A-t-il revu par la pensée toute sa vie de dévouement qu’on lui faisait expier dans les tortures? S’est-il indigné contre ce peuple qui le livrait au supplice après qu’il avait revendiqué courageusement ses droits? A-t-il désespéré de l’avenir du Prolétariat? Qui le sait?
Ainsi mourut Varlin, ce vaillant représentant des travailleurs. C’est à nous, ouvriers, c’est à ceux qui s’intéressent à l’émancipation du prolétariat, qu’il incombe de conserver pieusement son souvenir, de protéger sa mémoire contre l’indifférence et l’oubli. Comme un de ses anciens compagnons de lutte et de propagande, j’ai voulu rendre hommage à celui qui, parmi nous, fut le premier par l’esprit et par le cœur, au plus courageux, au plus intelligent, qui mourut martyr pour la cause du peuple.
Pour mêler la note grotesque à la sombre tragédie que nous venons de raconter, quelques années après que nos vainqueurs l’eurent tué, un conseil de guerre jugea Varlin et le condamna à mort par contumace. Furent aussi condamnés à mort Delescluze, Rigault, Jacques Durand [tous assassinés pendant la Semaine sanglante] et plusieurs autres dont l’exécution avait de longtemps précédé la sentence.
Il semble qu’après que la réaction eut étalé orgueilleusement devant l’Europe les vingt-cinq mille cadavres de ses victimes, elle ait voulu donner le change en laissant croire que tous ses ennemis étaient vivants, et qu’il n’y avait eu d’autres cadavres dans les rues de Paris que ceux de ses défenseurs [ceux de la réaction]: quelques gendarmes et quelques prêtres [description des otages exécutés les 24 et 26 mai].
A. Theisz
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La fin de ce texte indique sans doute qu’il a été écrit avant le jugement qui, en 1878, a reconnu le décès d’Eugène Varlin. Il est assez probable qu’il est paru dans un journal, mais je ne sais pas lequel.
D’autre part, la belle écriture manuscrite d’Albert Theisz, qui s’étale sur les sept pages du document, confirme le fait que son « cahier de Nouméa » a été dicté à (ou recopié par) quelqu’un.