Je ne vais pas expliquer qui est Louise Michel, déjà apparue (quand même) dans plusieurs articles sur ce site, en particulier vue par Le Figaro (en 1871… et en 1880), par Adélaïde Guillaume (en 1879), par Paul Lafargue (en 1885), par des prisonnières à Versailles (en 2017), par des Dyonisiennes (en 2017 aussi), voici maintenant Gustave Puissant. 

Deux mots sur lui. Un homme de lettres doué, journaliste (nous l’avons vu écrire dans La Marseillaise), ami de pas mal de protagonistes de ces pages, et devenu mouchard pour la préfecture de police (voir cet article, et aussi celui-là). Je ne sais pas exactement quand il a commencé à vendre ses informations au sieur Lombard. Il le faisait déjà le 24 avril 1872… mais peut-être pas encore, quand il a écrit pour Le Radical de Jules Mottu l’article que voici, c’était le 23 janvier 1872 — et c’est un des tout premiers articles consacrés à Louise Michel, peut-être le premier dans un journal français — il y en a eu un dans L’Égalité de Genève datée du 24 décembre 1871, dont je reparlerai dans un article ultérieur. La légende est en cours de formation…

Louise Michel

J’ai été voir sa mère ce matin ; avec quel respect je l’abordai, vous vous en doutez, n’est-ce pas ?

Oh ! l’on ne pourra point m’accuser d’indiscrétion, rassurez-vous. Je lui ai dit simplement :

— Je viens, non en admirateur fanatique, mais en ami. Causons d’elle, voulez-vous ? Au lieu de l’exaltée qu’on nous a dépeinte tant de fois et si mal, montrez-moi la femme, votre enfant, s’il est possible, telle qu’elle se comportait dans la vie ordinaire. Assez de légende, donnez-moi la vérité.

*

— Tenez, me dit-elle, regardez d’abord son portrait.

Grande, sèche, maigre, brune de peau, le buste plat, elle accuse nettement ses trente-six ans. Les cheveux, noirs et épais, s’épaississent en bandeaux sur les bords de son front extraordinairement développé. L’ensemble de la figure dessine un ovale bosselé çà et là ; les joues se creusent ; le nez est mince et fin, la bouche largement fendue. L’œil semble violemment dilaté par la pression d’un rêve ; et néanmoins, sous cette tension, on devine une grande douceur du regard au repos. En somme, peu sympathique au premier aspect, et cependant attrayante comme un être au-dessus de la vulgarité.

— Je la vois bien physiquement, repris-je, mais parlez-moi de son caractère.

*

— Elle ! une grande gamine, répliqua la mère, volontaire, tenace, emportée à la façon d’une soupe au lait ! le temps d’éclater, et il n’y paraissait plus. Criarde même : vous entendiez, tout à coup, sa voix, habituellement si douce et si posée, monter perçante et exaspérée ; on eût cru qu’elle allait écorcher vif l’enfant qu’elle reprenait. Une seconde après, sonnait un gros baiser suivi d’éclats de rire ; c’était ma Louise qui mangeait de caresses l’élève en faute !

Et, si vous l’eussiez vue sauter, aux récréations, avec la bande ! elle était la plus folle de toutes : imaginez-vous des rondes et des chansons à n’en plus finir ; elle ne savait quoi inventer pour les amuser. Quant à son enseignement, personne ne rivalisait avec elle : ils apprenaient, pour ainsi dire, dans ses yeux. Aussi, lorsqu’elle ne fut plus là, le pensionnat n’a pas duré longtemps, et combien tout son petit troupeau l’adorait et l’a pleurée, je ne le répéterai jamais assez. Oh ! c’était un caractère, ma fille ! bien élevée, instruite et gardant son savoir pour elle, pas pédante et ne tolérant pas un mot choquant, toujours réservée dans ses expressions et sa tenue. Étourdie, du reste, et distraite au-delà de l’imaginable. Que de fois, absorbée dans les idées qui ont causé son malheur, elle a oublié les enfants rangés sous ses yeux et qui tapageaient, vous le pensez ! Un autre jour, elle s’égarait à deux pas de chez nous, et arpentait trois lieues avant de retrouver notre porte ; elle marchait, marchait, ainsi qu’une somnambule. Comment n’a-t-elle pas été écrasée mille fois, je n’en sais rien. Et musicienne ! une grandissime artiste. Quant, au piano, elle se laissait aller à son impression, les larmes m’arrivaient aux paupières et je lui criais : « As-tu fini, grande sotte, de pleurer les enterrements ! » elle ne m’entendait pas, et j’étais obligée d’aller fermer le maudit instrument.

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« Par exemple, ajouta Mme Michel, ce que vous ne vanterez jamais trop, c’est sa bonté. Bonne, ma Louise, bonne jusqu’à la bêtise. Les tours qu’elle m’a joués, surtout vers la fin du siège, formeraient un volume entier. Ainsi, le matin, on trouvait, devant la pension, cinquante femmes et enfants auxquels elle donnait les vivres qu’elle obtenait des mairies, des fourneaux économiques, de partout. croiriez-vous que l’entêtée est demeurée deux jours sans manger une miette — prétendant être malade — parce qu’elle avait distribué à droite et à gauche la moitié de notre pain, et qu’elle ne voulait pas diminuer ce qu’elle appelait ma portionà moi. Rencontrait-elle dans la rue un mendiant ? Vite, elle l’amenait ici, et il fallait, quand même, qu’il partît rassasié.

Encore une mauvaise farce dont je me souviens : J’avais caché soigneusement un pot de beurre acheté l’avant-veille du commencement du siège. Vous connaissez la valeur du beurre, surtout vers la fin de janvier ; aussi je tenais à cette conserve autant qu’à mes prunelles, je la gardais pour la dernière extrémité. Eh bien ! je ne sais comment elle s’y est prise ; sans doute, sa rage de charité lui donnait un flair de caniche, car elle a déterré mon trésor ; et lorsque, à bout de ressources, j’ai été chercher mon fameux pot, il était complètement vide ! Elle l’avait gratuitement distribué aux nécessiteux ; et qui plus est, en m’apercevant revenir toute désolée, elle m’a ri au nez, la sans-cœur ! Pour ses effets d’habillement, même gaspillage : prenait qui voulait. Elle guettait mes absences pour dévaliser la maison. »

« Aussi, allez ! elle est joliment regrettée par ici. Parlez d’elle à n’importe qui : tout le monde répétera « quel malheur ! la fée des pauvresest partie ! » C’est sous ce nom qu’on la désignait aux environs. Rien pour elle, tout pour les autres. En vain je luttais et je disputais. Bah ! autant chanter. Souvent, quand elle se rendait aux réunions publiques — et j’avais beau m’y opposer, car je ne partageais nullement ses opinions politiques ; pour cela, pas moyen de l’arrêter, on l’aurait plutôt coupée en morceaux — à son retour, sur le tard, je l’entendais monter sur la pointe du pied pour esquiver mes reproches. Je la surprenais alors au vol, et je la grondais de toutes mes forces. La grande diablesse me répliquait tranquillement : tais-toi, vieille grognon ! Ce soir, tu n’aurais pas le temps de débiter ton chapelet en entier ; remets-le à demain, et tu me battras par-dessus le marché, si cela te plaît. »

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« Que voulez-vous que je vous dise encore de cette pauvre chère ? On a prétendu qu’elle avait causé bien du mal ; et je ne l’ai jamais vue que faisant le bien — on s’en rapportera bien à moi, sa mère, je suppose ! — oui, pratiquant le bien au-dessus même de son pouvoir, toujours se sacrifiant, se privant, toujours malheureuse ; et pas une plainte, pas un regret ! Pourquoi n’a-t-on pas appelé les pauvres d’ici ? Ils l’auraient défendue, eux ! et la justice se serait rendue à leurs paroles, j’en suis sûre ! Et on me l’a prise un beau jour, on me l’a emmenée, on l’a condamnée, et je ne la reverrai plus ! Oh, non ! ma fille !… Louise !… ma fille !… qu’on me rende ma fille !!…

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La mère fondit en sanglots. Dame ! qu’auriez-vous fait à ma place ? lui serrer la main hâtivement, et vous sauver ? J’ai pris la fuite, je l’avoue, d’autant plus raidement que je sentaisl’émotion me serrer la poitrine et mes paupières se mouiller.

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L’attitude hautaine et les derniers mots de Louise Michel devant le Conseil de guerre [le 16 décembre précédent, peut-être son « Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi! »], je ne les excuse pas, mais je les comprends. Attaquée, blessée, à maintes reprises, dans sa dignité, dans sa pudeur de femme par un impitoyable réquisitoire, redoutant ainsi qu’un affront la commisération de ses juges, elle a laissé déborder en elle les colères du vaincu, afin d’éclabousser publiquement, au moins de sa haine, la face de ceux qu’elle jugeait les implacables ennemis d’une cause qui lui paraissait à elle absolument juste, et à laquelle elle avait voué ses convictions et sa vie. De quelle façon elle est tombée, j’espère qu’on s’en souviendra longtemps parmi nous !

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Je concède la bravoure aux hommes ; mais le courage, le vrai courage appartient, suivant moi, aux femmes.

Et, dans le cas où nous serions condamnés à subir encore soit une royauté assaisonnée à la Chambord, soit les descendants du Rifflard constitutionnel, soit quelque Empire sauce Deux-Décembre, si, dans notre misérable France abrutie, écrasée, saignée à blanc, déchiquetée, hachée, pillées par ces dépeceurs de peuple qui s’intitulent Rois ou Empereurs, si, dis-je, il arrivait parmi ces débris, dans ces lambeaux, au milieu de ces ruines, une pâle étincelle d’énergie et de vitalité, s’il restait seulement un mourant reflet de la flamme qui palpite au front du génie de la Liberté, ce serait dans le cœur d’une « autre Louise Michel » qu’on les retrouverait.

G. Puissant

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J’ai copié l’image du timbre de 1986 sur le site Force Ouvrière des salariés de Carrefour Proxi, c’est-à-dire là.