Confinement ou pas, c’est Pâques.
Voici donc un article est paru dans L’Aurore, le 2 avril 1907, sous le titre « À propos des jours de Pâques ».
En 1871, le 2 avril était le dimanche des Rameaux, une semaine avant Pâques. C’est l’actualité de ce jour-là qu’illustre l’image de couverture, que j’ai déjà utilisée dans un article ancien, cette fête catholique ayant été marquée par le début de la guerre déclenchée par les versaillais contre Paris, au pont de Neuilly. On va voir que la guerre n’est pas absente de l’article de Maxime Vuillaume.
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La matinée du jour de Pâques, qui, en 1871, tombait le 9 avril, je me dirigeais en toute hâte vers la rue Montmartre, et, par là, rue du Croissant [où se faisait Le Père Duchêne, dont Maxime Vuillaume était un des trois rédacteurs]. Quelques amis et moi avions pris rendez-vous pour déjeuner avec Rossel, qui n’était encore que chef d’état-major de Cluseret. Souvent, à cette époque de la Commune, nous nous rencontrions ainsi, Vermersch, Humbert [les deux autres rédacteurs du Père Duchêne] et moi, avec le futur délégué à la guerre, chez un marchand de vins qui faisait, autant que je me souvienne — les boutiques ayant changé de destination — le coin de la place des Victoires et de la rue Croix-des-Petits-Champs. L’établissement était le rendez-vous de divers membres de la Commune. Nous y retrouvions souvent Protot [Eugène Protot, élu du onzième arrondissement, délégué à la Justice], Longuet [Charles Longuet, délégué au Journal officiel], Vaillant [Édouard Vaillant, élu du huitième, bientôt délégué à l’Instruction publique], des attachés aux délégations, des officiers de bataillons amis. On allait là, non seulement pour y voir des camarades, mais aussi pour les nouvelles, soit de l’Hôtel de Ville, soit du champ de bataille.
Je devais être, ce jour-là, fort en retard, et je traversais rapidement le carrefour des Halles, interrogeant de l’œil le cadran de Saint-Eustache. Un flot de monde, arrêté à la porte de l’église, fixa mon attention, et me rappela que nous étions un jour de Pâques. Pourquoi ce flot de monde? Quelques jours auparavant, on avait conduit le curé au dépôt. Était-ce encore quelque arrestation ? Bah! les amis m’attendront. Je sais où les retrouver.
Je m’approche du groupe, des fidèles certainement. Mon uniforme de lieutenant ne soulève aucune mauvaise humeur. Il aurait bien fallu voir cela, du reste ! Quelques efforts, et je suis dans l’intérieur de l’église. La nef est bondée, à ne pouvoir avancer. L’autel est illuminé comme aux beaux jours. J’aperçois le buste revêtu de dentelles de l’officiant. Les chants retentissent. L’orgue ronfle ses plus entraînants accords. La cérémonie pascale se déroule dans toute sa magnificence.
Un ami qui m’accompagne, me pousse le coude.
— Vrai, me dit-il à l’oreille, de quoi se plaignent-ils ?
Je me renseigne. Les paroissiens de Saint-Eustache fêtent la délivrance de leur curé, arrêté il est vrai, mais relâché le matin par Rigault à la prière du vieux doyen de la Commune, le citoyen Charles Beslay.
C’est donc fête, grande fête à Saint-Eustache. Tant pis pour le déjeuner, nous voulons voir la fin. La procession s’aligne, le curé en tête, revêtu de sa chappe étincelante de dorures. Ce n’est pas tout. L’heure du pain bénit arrive. Dans d’immenses corbeilles, le bedeau distribue le pain sacré, représenté ce jour-là par de gentilles petites brioches dorées. Le groupe des porteurs de brioches va nous atteindre.
— Filons! dit l’ami. Filons… On va nous donner de la brioche de curé…
— Mais non! Restons, au contraire. Ça sera drôle d’en rapporter, là-bas, place des Victoires.
Et, de fait, nous reçûmes chacun notre part de la brioche pascale, offerte ce jour de Pâques 1871, par le curé de Saint-Eustache, libre et heureux de retrouver ses paroissiens, par la grâce de Raoul Rigault, délégué à l’ex-préfecture de police.
Inutile de dire que nos brioches de Saint-Eustache nous firent passer à tous un bon moment, quand nous eûmes rejoint Rossel et les autres.
Toutes les églises parisiennes ne furent pas, à la vérité, aussi fortunées que le fut Saint-Eustache. en ce jour de Pâques de la Commune. Certaines avaient perdu leur pasteur, arrêté, sans avoir eu, comme le curé de Saint-Eustache, la veine de trouver un puissant protecteur. D’autres restaient sur le qui-vive, n’osant point trop s’afficher.
Sainte-Geneviève, ma paroisse [Maxime Vuillaume habitait rue Du Sommerard] – oh! j’étais, comme bien l’on pense, un fichu paroissien — ne pouvait songer, entre autres, à fêter la Pâque. Depuis les premiers jours du siège, en septembre, l’église — aujourd’hui le Panthéon rendu aux grands hommes — avait ses cryptes pleines de munitions, et le culte y avait été interrompu. Les obus avaient déjà troué sa coupole ou écorné ses corniches [Sauf erreur de ma part, à cette date, ce n’étaient encore que des traces du bombardement prussien de janvier].
Infortuné Panthéon! Son destin est, il semble, « d’écoper » plus ou moins, à chacune de nos révolutions. Il ne songeait guère, dans tous les cas, le 9 avril 1871, à fêter l’agneau pascal. Quelque dizaine auparavant, le vendredi 30 mars, deux bataillons fédérés, le 119e et le 162e, se massaient devant le péristyle. Les tambours battaient aux champs. Deux membres de la Commune, Jourde et Rastoul, écharpe rouge à glands d’or en sautoir, montaient les marches. Jourde fait un signe. Il parle. Il dit que le Panthéon doit être ce qu’il était sous la Révolution. Quand il a fini, deux fédérés grimpent au fronton, détachent les deux bras de la croix et attachent à la hampe restante le drapeau rouge. Ces deux hommes eurent un destin tragique. L’un d’eux, aux avant-postes, blessé à Neuilly, mourut à l’ambulance. L’autre, dénoncé après la défaite, fut conduit à la cour martiale, à l’abattoir du Luxembourg, et fusillé.
Nous disions tout à l’heure que le Panthéon avait « écopé ». Quand, l’ordre rétabli — au prix de combien de sang et de massacres — l’architecte chargé d’inspecter le monument, releva les traces de la bataille, il constata que cent dix gros projectiles avaient frappé le monument. La galerie de la colonnade était criblée de balles. Les portes de bronze étaient percées comme une écumoire. En juin, il avait fallu les crever à coups de boulets.
Un œil exercé reconnaît encore les traces à demi effacées de ces déchirures de la guerre civile. Il n’y a pas longtemps, flânant dans le quartier, je suivis par curiosité une bande de touristes qui entraient au Panthéon et que conduisait un barnum loquace. La bande d’étrangers s’arrêta en face du groupe bien connu d’Attila. Le barnum ne manqua pas de faire remarquer à ses auditeurs deux ou trois taches grises qui tranchaient sur le fond noirâtre de la pierre.
— Ce sont les marques des balles des « Prussiens! » leur expliquait-il.
Les Prussiens attaquant le Panthéon! Pas un de ces exotiques qui protestât! Ma foi, je ne protestai pas non plus. [Des obus prussiens tirés depuis l’extérieur de Paris, oui, mais des balles prussiennes, non!]
Ces balles, ces trous dans la pierre, bouchés avec du ciment lors des réparations du monument, ce sont les balles du peloton qui tira sur Millière, le représentant du peuple fusillé le vendredi 26 mai.
Maintes fois, la mort de Millière a été racontée [ici aussi…], jusque dans ses plus atroces détails. Cissey, qui commandait au Luxembourg, avait donné au capitaine Garcin l’ordre de le fusiller à genoux. Millière ayant résisté, deux soldats le saisirent et le plièrent brutalement. « Vous êtes une vipère sur laquelle on met le pied », lui dit Garcin avant de commander le feu.
Dans une toute petite brochure, publiée il v a vingt-cinq ans [Millière, représentant du peuple, paru en 1878], notre regretté ami Albert Pétrot, qui mourut député de Paris, raconte que, passant le 28 mai — le dimanche de l’épouvantable semaine — sur la place du Panthéon, déserte, les maisons labourées par les balles, le pavé encore déchaussé pour les barricades, il vit, à quelques pas devant lui, un gamin qui heurtait du pied quelque chose.
Ce quelque chose était une chose horrible. Un fragment de crâne humain, auquel adhérait encore une touffe de longs cheveux noirs à peine blanchissants.
Ces cheveux, ajoute Albert Pétrot, poussés par le vent jusque sur la chaussée, c’était, nous n’en avons jamais douté, ce qui restait de Jean-Baptiste Millière.
Trois jours auparavant, aux premières heures de la matinée du jeudi 25 mai, remontant du Jardin des Plantes où j’avais été cerné, je traversais la place, occupée la veille par les troupes, encore pleine de morts, la face contre terre, sanglants, poussiéreux… Je levai les yeux sur le fronton. Le drapeau tricolore avait remplacé le drapeau rouge, noué le 30 mars autour de la hampe de la croix…
Mais, par quel enchainement de souvenirs, à propos de la Pâques de Saint-Eustache sous la Commune, en suis-je arrivé à rappeler ces choses effroyables?
MAXIME VUILLAUME