Le poète et écrivain Gustave Kahn (1859-1936) parle de Mes Cahiers rouges, de Maxime Vuillaume, dans L’Aurore du 12 février 1908. C’est une lecture d’écrivain.
Des pages sur la Commune
Les pages de souvenir, vivantes, encore crépitantes du bruit des fusillades, encore angoissées de la fièvre du combat et de l’horreur tragique des répressions que M. Maxime Vuillaume publie ici-même [ce sont des articles écrits par Maxime Vuillaume dans L’Aurore qui ont été à l’origine des Cahiers rouges] ou dans des brochures constitueront sur la Commune le plus vrai et le plus intéressant des documents.
Au moins, c’est crtes celui que consulteront avec le plus d’utilité, à mesure que les témoins oculaires disparaîtront, les historiens.; ils trouveront là des indications nettes, des armes précises pour combattre les pamphlets réactionnaires d’un Maxime Ducamp. En entrant dans des livres tels que Mes Cahiers rouges, que M. Vuillaume publie ces jours-ci aux Cahiers de la quinzaine, on est tout de suite transporté dans une atmosphère de vérité, si évidente, de mouvement si logique que ce livre, par sa seule netteté, sa seule carrure et le témoignage intrinsèque d’authenticité qu’il comporte, infirme tout livre contenant la thèse contraire et notamment les livres de réaction.
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Les Cahiers rouges, littérairement, par leur accumulation de détails, par la présentation concise et sans apprêt des personnages, par le ton plus parlé qu’écrit du style, produisent une impression analogue à celle que donnent les récits romanesques de grandes vérités, Tolstoï ou Verga. On sent que la vérité paraît là toute pure. Elle s’impose par la multiplicité des détails qui modèlent la ligne du sujet. L’impression n’est pas fournie au lecteur, elle ne lui est pas imposée par une phrase sentencieuse, elle ne lui est pas dictée, elle lui est suggérée par le récit de faits particuliers. Le procédé d’un Tolstoï qui promène ses personnages d’un bout à l’autre du champ de bataille de Vorodino, et gradue autour d’eux les péripéties de l’action, dessine mieux ce grand drame que les analyses des mouvements militaires données par les historiens de profession.
De même, dans celui des Cahiers rouges qui s’appelle Une Journée à la cour martiale du Luxembourg, l’intensité du drame s’accroît de ce que nous en voyons nettement agir les personnages, que deux d’entre eux, par la façon dont le livre est engagé et la personnalité du ton du récit nous intéressent plus directement et que nous voyons mieux le drame en suivant les deux silhouettes qui s’y agitent, souffrent et passent par toutes les alternatives du danger et de l’espoir.
Maxime Vuillaume, son camarade l’étudiant, le sergent qui les sauve, les argousins qui les arrêtent, le prévôt, tout cela est de l’unité en portraits essentiels présentés dans l’action, cursivement, et par l’abréviation des détails inutiles, avec un très grand relief.
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Le document sur ces journées d’insurrection n’est pas commode à réunir.
La difficulté qu’il y a tous les jours à donner, d’après des témoins oculaires, l’analyse exacte d’un fait-divers important nous indique quelle pourrait être la difficulté d’un reportage, confinant à l’histoire, d’une journée de guerre civile où on se battait à tous les carrefours et à toutes les rues. L’historien qui n’a pas été témoin oculaire des faits a deux méthodes à sa disposition. L’une consiste à compulser le document contemporain et à en tirer schématiquement une synthèse ; l’autre utilise et juxtapose toutes les facettes de la lutte et par un repoussé ingénieux, produit chez le lecteur l’impression de totalité comme le cinématographe lui représente un événement.
En peinture, Delacroix voulant représenter les journées de Juillet, dresse sur la barricade une Liberté symbolique et l’accompagne de bourgeois et d’ouvriers en armes, indiquant ainsi quelle a été l’essence et l’idée du mouvement personnifiées dans sa liberté et quels ont été ses mainteneurs représentés par ces bourgeois et ces ouvriers.
Mais si le tableau de Delacroix suffit à expliquer la Révolution de Juillet, il n’en donne point les détails. C’est chez des artistes moindres que lui, comme Eugène Lamy ou Octave Tassaert que nous trouverons résurgés par une centaine de croquis tous les aspects de la rue à ce moment, que nous pouvons en feuilletant quelques pages de documents être à la fois aux guichets du Louvre, place du Palais-Royal, à l’ambulance, parmi les polytechniciens qui tirent sur les Suisses, dans les groupes populaires qui s’entraînent et qui s’arment, que nous voyons ici les morts portés sur des civières et le peuple s’enflammant à leur passage, qu’ailleurs nous voyons l’irruption triomphante des vainqueurs et la fuite des Suisses dans la cour du Louvre. Cette méthode analytique du croquis si elle ne donne point la joie philosophique de la toile-synthèse, de l’allégorie résumée par un peintre de génie, n’en est pas moins le meilleur guide et qui apporte le plus de clarté. C’est à ce procédé, du moins à un procédé littéraire équivalent, qu’a recours notre éminent confrère.
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En dehors de tout procédé l’intérêt des souvenirs de Maxime Vuillaume consiste en leur impartialité. Jusqu’à lui, la vision de la Commune était faussée par l’esprit de parti.
L’histoire avait à souffrir non seulement des odieux pamphlets publiés au lendemain de la répression pour la justifier, des livres à apparence statistique et en réalité tendancieuse, destinés à confirmer la bourgeoisie de Paris et la bourgeoisie de province dans sa haine du peuple, tels les livres de Maxime Ducamp.
Mais encore il y avait l’esprit de parti parmi les défenseurs de la Commune. La plupart en écrivant l’histoire de la Commune, songent à se justifier, à s’expliquer, à couvrir un ami du moment ou satisfont de vieilles rancunes, purgent d’anciens dissentiments. Avec la meilleure foi du monde, ils s’accusent l’un l’autre d’avoir été néfastes; certains de ces historiens de la Commune comme Lissagaray n’offrent point un texte stable et les détails de faits, les portraits de personnages varient d’une édition à l’autre.
On ne connaît point tout ce qui a été écrit sur la Commune. Il y a des souvenirs, comme ceux, je crois, de Félix Pyat, qui n’ont point encore été publiés. Mais écrits il y a longtemps, tous ces documents, très intéressants parce qu’ils sentent encore la poudre n’ont point l’impartialité que peut donner le recul du temps.
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Maxime Vuillaume a eu plus de trente-cinq ans pour revoir ses souvenirs, il leur a gardé quant aux faits, leur saveur d’instantanés, mais il a pu arriver à ce point de vue supérieur qui laisse à la Commune et à son martyre tout le prestige de tant de souffrances injustes et de tant d’héroïsmes inutiles, mais qui ne prouvent point qu’elle ait eu toujours raison. Personne n’a montré mieux que lui comment la mort des otages et tant d’autres faits du même genre furent des actes isolés ; résultante des colères de quelques individus ou de petits groupes, personne n’a mieux montré aussi l’horreur de la répression.
Dans cet épisode qui s’appelle Une journée à la Cour martiale du Luxembourg, il y a deux menus faits que raconte l’auteur, et qui, dans leur menuité sont aussi tragiques que les fusillades et sont de ceux qui dépeignent le mieux l’atmosphère du moment.
C’est alors que Vuillaume et son ami vont être sauvés. La rencontre avec Mme Sapia qui, les voyant avec des soldats et des policiers, a comme un mouvement de stupeur à les voir se serrer tous la main, page si évocatrice, du désarroi des esprits à ce moment sinistre.
C’est aussi l’attendrissement paternel du policier qui a arrêté Vuillaume, lorsque persuadé qu’il est depuis peu que Vuillaume ne faisait pas partie de la Commune, il se désole à l’idée des dangers que cette erreur lui avait fait courir.
Il est bon de trouver dans les écrits des défenseurs de la Commune, à côté des justes flétrissures adressées aux répressions, cette indication qu’il y eut là, comme dans toute guerre civile, beaucoup d’échauffourée et de colère instinctive, et que, si les hommes y furent si cruels, c’est que des hiérarchies de fer ne leur permettaient pas de s’arrêter un instant dans le carnage, de réfléchir et d’écouter la parcelle d’humanité qui était en eux.
GUSTAVE KAHN
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Félix Vallotton a fait le portrait de Gustave Kahn, dans le même style que ceux des communards (Vermorel, Varlin) qui sont parus dans La Revue blanche, de Félix Fénéon.
Cet article a été préparé en avril 2020.