J’ai consacré, il y a déjà un moment, au « troisième procès » de l’Internationale, plusieurs articles: cet article et les suivants. Celui-là s’est déroulé, il y a cent cinquante ans, à Paris, du 22 juin au 9 juillet. Avant la guerre, donc.
Des militants de l’Association internationale des travailleurs ont été arrêtés au moment du plébiscite, et pas seulement à Paris. On mentionne Lyon, mais il y a eu aussi Brest.
Et il y a eu un procès, à Brest, le 23 juillet 1870. Pendant la guerre, donc. Comme le commenta le journal Le Phare de la Loire dans son numéro du 26 juillet,
Après une détention préventive variant de trente à trente-cinq jours pour chacun des prévenus, ceux-ci avaient été mis en liberté provisoire sous caution. Leurs arrestations, opérées à la veille du vote plébiscitaire, avec un déploiement inusité d’appareils judiciaires en plein jour et dans l’arsenal maritime pour Constant Le Doré, avait fait croire à une manœuvre électorale destinée à impressionner et à effrayer les ouvriers de l’arsenal maritime, que l’on savait déterminés à voter contre le plébiscite. Aussi la surprise est-elle grande à Brest de voir qu’après bientôt trois mois, le parquet a brusquement repris les poursuites que l’on croyait abandonnées.
Le même jour, 26 juillet, le Conseil général de l’Association internationale, à Londres, prenait connaissance des condamnations et de la dissolution de la section.
On a reproché aux inculpés la même chose que, un mois plus tôt, à leurs camarades parisiens. Et en plus, Constant Le Doré était allé à Paris…
M. Le Procureur impérial: Le Doré, n’avez-vous pas demandé un congé pour aller à Paris vous concerter avec les autres prévenus?
— Je suis allé aux débats du procès qui m’intéressait puisque j’étais moi-même sous le coup d’une poursuite semblable.
— Si vous ne faisiez pas le mal, pourquoi vous cacher et correspondre par des lettres chiffrées dont vous avez refusé de donner la clef?
— Cette clef a été donnée par Pindy [Le menuisier Pindy, un des inculpés de Paris, futur membre de la Commune, et Brestois.]. Je ne pouvais la divulguer sans son consentement. Il n’y a rien de mal dans ces lettres chiffrées.
— Qu’entendez-vous par ces paroles contenues dans une de ces lettres: « J’ai voyagé avec des soldats qui venaient ici. Ils m’ont dit qu’ils refuseraient de tirer sur des ouvriers. » C’est donc que vous projetiez un soulèvement? (Signe de dénégation de Le Doré.) Expliquez-vous, alors.
— À Aubin et à la Ricamarie, on a tiré sur des gens qui demandaient des choses justes. Ce sont des soldats qui ont tiré sur eux. Ma lettre signifie ceci: que les soldats avec qui je voyageais, étant ouvriers eux-mêmes, auraient refusé de tirer sur leurs frères.
— Ce que vous dites là est odieux; si le sang a coulé, il retombe sur les sociétés dont vous faites partie; ce sont elles qui ont réduit les autorités à recourir à la force pour faire respecter la loi et défendre ceux qui étaient attaqués.
J’arrête là cette citation. Les juges, nous le savons, appartiennent à la classe des exploiteurs… Retenons que Constant Le Doré a sans doute entendu les défenses à Paris de Chalain, Theisz, Duval et Frankel.
Voici donc la sienne. Je l’ai copiée dans Le Rappel daté du 2 août.
Messieurs,
Tous les six, nous avons été arrêtés et conduits à la prison du fort Bouguen :
Le 3 mai, Constant Le Doré ; le 4, Célestin Plouzané ; le 5, Joseph Le Doré et Victor Plouzané; le 10, Pierre Tréguer; le 11, Louis Moalic.
Le 7 juin, on nous mettait en liberté provisoire. Ce qui fait trente-cinq jours de prison pour Constant Le Doré; trente-quatre pour Célestin Plouzané; trente-trois pour Joseph Le Doré ; trente-trois pour Victor Plouzané ; vingt-huit pour Pierre Tréguer ; vingt-sept pour Louis Moalic.
Nous étions accusés de faire partie de la société secrète l’Internationale des travailleurs.
Pourquoi nous a-t on emprisonnés, quand l’on n’avait aucune preuve que nous avions fait le mal ?
Aujourd’hui, nous sommes poursuivis pour faire partie de l’Association internationale des travailleurs, association composée de plus de vingt personnes et non autorisée par le gouvernement.
Chacun de nous est membre de l’Association internationale des travailleurs.
Nous n’avions pas à demander d’autorisation.
Sommes-nous les seuls qui faisons partie d’une société non autorisée ?
Et l’association des jésuites? la société Saint-Vincent-de-Paul? etc., etc.
Beaucoup parmi ceux qui nous poursuivent, font partie d’une ou de plusieurs de ces sociétés.
Est-ce à dire que nous voudrions les voir poursuivis ? — Non.
Mais nous réclamons notre droit de nous réunir et de nous associer.
Pourquoi la justice aurait-elle deux poids et deux mesures ?
Est-ce parce que nous sommes des travailleurs ? Ce sont les travailleurs qui supportent les charges de la société.
Liberté pour tous, voilà ce qui doit être.
Nous, nous voulons nous organiser pour nous entr’aider mutuellement et pour avoir le produit intégral de notre travail.
Nous voulons être assurés de ne jamais mourir de faim et vivre heureux en travaillant modérément.
Pourquoi nous dénierait on ce droit ?
Avons-nous fait le mal ?
L’instruction, qui a fouillé dans notre vie publique et privée, a-t-elle trouvé quelque chose de mauvais? — Non.
Eh bien, alors, messieurs, nous vous demandons en vertu de quel principe de justice vous nous condamneriez?
La loi, pour être respectée, doit toujours être l’expression de la vérité et de la justice !
Ces honorables citoyens sont pourtant condamnés.
Mais ce n’est pas assez. Voici la protestation qu’ils envoient au Rappel et que le journal publie, dans son numéro du 2 août, en s’y associant cordialement.
Au journal le Rappel.
Nous vous demandons l’insertion de la protestation suivante :.
Les soussignés, viennent protester contre les agissements de l’administration du port de Brest, et contre l’organisation actuelle de la société, qui met l’existence des travailleurs à la merci d’un homme ou d’une coterie.
En voici un exemple entre des milliers d’autres. Le samedi, 23 juillet 1870, le tribunal correctionnel de Brest, en audience extraordinaire, nous frappait des condamnations suivantes :
1° Constant-Eugène Le Doré, — deux mois de prison et 50 fr. d’amende.
2° Célestin Plouzané, — un mois de prison.
3° Joseph le Doré, — Victor Plouzané, — Pierre Tréguer et Louis Moalic, — chacun dix jours de prison.
Tous solidaires pour les frais.
Cos condamnations étaient prononcées parce que nous faisions partie de l’Association internationale des travailleurs, association composée de plus de vingt personnes et non autorisée par le gouvernement.
Le tribunal a reconnu que nous étions tous honnêtes et que nous l’avions toujours été.
Ce n’est pas encore assez contre d’honnêtes travailleurs; il faut que nous soyions renvoyés des divers endroits où nous étions occupés.
Plouzané (Victor), cinquante-deux ans, tonnelier, a signé dans lé courant de mai dernier des papiers pour la liquidation de sa retraite. Depuis, il n’en a plus eu de nouvelles.
Moalic (Louis), vingt-cinq ans, voilier, a reçu, le 8 juin dernier, le lendemain de sa mise en liberté provisoire, après vingt-sept jours de prévention, un congé avec la mention « pour inconduite ». Le cahier de punition ne portait rien contre lui depuis six années qu’il travaillait dans l’arsenal maritime.
Quand il alla trouver le préfet maritime pour lui demander des explications et lui dire qu’avec un pareil congé il ne pourrait trouver d’ouvrage, cet administrateur lui répondit : Tant mieux! et le fit mettre à la porte.
Quelques jours après, étant appelé devant le conseil de révision, il présente un certificat du port qui l’exemptait de la garde mobile.
Ce certificat fut déchiré par le préfet maritime, qui le désigna publiquement au général et au sous-préfet comme étant un membre de l’Internationale.
Le 27 juillet, à 3 heures et demie de l’après-midi, on remettait un ordre de licenciement sans explications à Le Doré Constant, 30 ans, écrivain de comptabilité de la marine depuis près de dix ans.
Le 28, Tréguer Pierre, 25 ans, mécanicien, douze années de service, et Plouzané, Célestin, dix-neuf ans et demi, poulieur, deux années de service, recevaient leurs congés, avec des certificats constatant leur zèle, leur bonne conduite, l’excellence de leur travail et la mention spéciale « excellent sujet », signée par les maîtres d’ateliers, les ingénieurs et le directeur.
L’ordre d’expulsion était signé par le préfet maritime.
Comment! nous sommes honnêtes. Personne ne peut nous reprocher aucune mauvaise action. Ceux qui nous occupaient reconnaissent notre honnêteté et notre aptitude au travail, et quand nous réclamons le droit de vivre en travaillant, il n’y a pour nous qu’une misère plus grande et la prison!
Faut-il donc que les travailleurs restent toujours malheureux et misérables ?
Ceux qui agissent ainsi à notre égard savent-ils ce que c’est que la gène, les privations, la misère et la prison ?
Brest, le 29 juillet 1870.
Célestin Plouzané. — Constant Le Doré. — Tréguer. — Joseph Le Doré — L. Moalic. — Victor Plouzané.
Le jugement a été annulé le 17 septembre par la cour d’appel de Rennes. Constant Le Doré — et sans doute ses camarades aussi — a continué à militer. Ils ont même tenté de s’emparer de l’Hôtel de Ville le 2 octobre… Pour en savoir plus, voir la notice que le Maitron consacre à Constant Le Doré.
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La photographie de Brest vue du port a été prise par Hubert Vaffier, qui l’a donnée à la Bibliothèque nationale en 1891. Je l’ai trouvée sur Gallica, là.
À part les journaux, j’ai utilisé le livre:
Le Conseil général de la première Internationale 1866-1868, Éditions du Progrès, Moscou (1973).
Cet article a été préparé en avril 2020.