Comme l’annonçait l’affiche d’hier, voici le premier numéro de La Patrie en danger. Une bonne nouvelle de cette année 2020 (si, si, il y en a): ce quotidien est arrivé sur Gallica, et précisément là. Il paraît du 7 septembre — aujourd’hui, donc — au 8 décembre, avec une interruption (il ne paraît pas les 29 et 30 septembre, ni le 1er octobre, mais nous n’en sommes pas là).
Soyons clairs, c’est le journal de Blanqui. Ça ne se voit pas encore sur la manchette, mais dans quatre ou cinq jours ça se verra.
Le premier numéro commence par le texte de l’affiche d’hier, celui-ci
et la liste des signataires, sagement rangés par ordre alphabétique, Balsenq, Blanqui, Breuillé, Brideau, Caria, Eudes, Flotte, E. Gois, Granger, Lacambre, Ed. Levraud, Léonce Levraud, Pilhes, Regnard, Sourd, Tridon, Henri Verlet, Émile Villeneuve, Henri Villeneuve.
Un noyau de « blanquistes », sorte de garde rapprochée du « Vieux », dont plusieurs ont joué leur rôle au Corps législatif le 4 septembre en attendant que d’autres, libérés de Sainte-Pélagie, les rejoignent à l’Hôtel de Ville…
Mais c’est du journal que nous parlons. Presque toute la une est occupée par un article de Blanqui, « La défense de Paris », que je reproduis ci-dessous — il y en a encore deux en pages intérieures (jusqu’à la fin du mois, le journal paraît sur quatre pages), « Une surprise possible », et « Si Paris était pris ». Il y a aussi des informations plus factuelles, mais dont le contenu politique ne fait aucun doute, par exemple la liste des « républicains » que le gouvernement s’est empressé d’envoyer jouer le rôle de maires dans les vingt arrondissements.
Avant « La défense de Paris », et parce que la transformation du révolutionnaire en patriote peut étonner, deux petits mots de Maurice Dommanget, dans un livre paru en 1947 — et d’abord, une remarque préliminaire, sorte d’exergue:
À la lumière du désastre de 1940, de la crise politique qui précéda la guerre, de quatre ans de régime vichyssois, on comprend mieux l’attitude de Blanqui en 1870-1871.
Et puis:
L’ennemi approchait. La France était menacée. Paris pouvait sombrer. Le patriote en Blanqui domina le partisan. Il refoula ses ressentiments, ses pressentiments aussi et, « pour ne pas diviser la nation », se rallia au gouvernement, apportant le concours de son parti « à l’œuvre de salut ». Il apporta ce concours sans conditions, ne lésinant pas, ne marchandant pas, n’envoyant pas une délégation pour réclamer ceci ou cela comme le fit la Fédération ouvrière de l’Internationale. Il se borna à prendre en considération et à faire prendre au sérieux la nature républicaine du gouvernement.
Je ne vois pas bien la raison de mépriser « ceci ou cela » et l’ « Association internationale des travailleurs » (c’était son nom), dont les revendications seront exposées dans notre article du 9 septembre. Si on ne peut douter de la nature républicaine du gouvernement, le sens démocratique de ce gouvernement était assez douteux. Comme le dit Georges Duveau, ses membres s’étaient hissés au pouvoir de façon désinvolte… Quant à son désir de défendre « la patrie »…
Vous pouvez lire le journal en entier là.
Voici donc le premier article de Blanqui. Il nous emmène faire le tour des fortifications. On peut se demander si ses collaborateurs se souviendront de ces leçons quand ils auront la responsabilité de la défense du Paris communard, au printemps prochain!
La défense de Paris
La République est proclamée. La France respire et renaît à la vie. Elle ne se sent plus, — rêve affreux! — descendre lentement dans l’abîme, garrotée et impuissante. Son armée, en mourant, l’a délivrée. Défaite victorieuse! C’est la Prusse qui va rester ensevelie dans son triomphe.
Que la France ne se montre pas indigne d’un si héroïque sacrifice! Que Paris républicain soit le premier à payer sa dette aux soldats martyrs de notre liberté.
Plus de rodomontades! Plus d’illusions! Plus d’outrecuidance! Les mensonges du despotisme cessent enfin de nourrir notre vanité. Non! nous n’avons pas marché de succès en succès, comme l’impudence impérialiste nous l’a fait accroire. Non! Ce n’est point la défaite qui a conduit si rapidement les Prussiens de Wissembourg à la plaine Saint-Denis.
Nous avons été battus à Borny, battus à Gravelotte, battus à Saint-Privat, mais comment? par le nombre. Et qui était coupable de cette infériorité numérique? Bonaparte, qui avait commencé la guerre avec deux cent cinquante mille hommes contre plus de six cent mille. Voilà pourquoi il déguisait nos échecs en succès.
La faute n’est pas à lui seul. Elle est aussi aux fanfaronnades des traîtres qui nous ont flattés et qui nous flattent encore pour nous endormir. On nous disait invincibles. Maintenant on dit Paris imprenable. Eh! bien, Paris n’est pas plus imprenable que nous n’étions invincibles.
*
Qu’on y prenne garde! Nous pouvons périr par un nouvel accès d’amour-propre. On a tant promis d’enterrer les Prussiens dans nos guérets, on a tant répété qu’il n’en rentrerait pas un seul vivant en Allemagne, que le public commence à s’impatienter du retard et demanderait volontiers la clôture.
La clôture ne dépend pas des déclamations et des hâbleries, mais du nombre, des armes et du courage. Les fortifications de la capitale n’ont point la valeur qu’on leur prête. Elles sont aujourd’hui un thèmes à fracas, et la crédulité prend ces boursoufflures pour argent comptant.
Mais l’ennemi, lui, n’est pas dupe. On nous trompe, mais on ne le trompe pas. Il connaît nos remparts, nos fossés, nos citadelles, pouce par pouce, et il sait au juste ce que la conquête doit lui coûter, en temps et en hommes.
Les forts, petits pentagones ou quadrilatères, ne sauraient tenir contre un bombardement vigoureux. Les Prussiens ont le choix entre plusieurs modes d’agression: masser leurs troupes sur le quart de la circonférence, sans tenir compte du reste, couvrir leurs flancs et leur front de retranchements, et pousser la tranchée contre trois forts en même temps, puis sur l’enceinte, ou bien, investir à distance pour arrêter les arrivages et affamer la place.
Le premier moyen est de beaucoup le plus expéditif et peut s’appliquer à presque tous les points de la circonférence. Entre le fort La Briche [fort avancé des fortifications de Paris, entre Épinay et Saint-Denis] et le mont Valérien, il existe un espace de 13 kilomètres, dépourvu d’ouvrages défensifs. L’assiégeant est maître de commencer ses travaux à couvert derrière Asnières, de traverser le village, puis la Seine, et de cheminer en sûreté à travers Clichy jusqu’au pied de l’enceinte.
Depuis Villeneuve-la-Garenne jusqu’à Courbevoie, il peut franchir la rivière sur un point quelconque et s’avancer ensuite vers l’enceinte, en restant masqué par Courcelles, Clichy ou Saint-Ouen. On a essayé de remédier à ce danger par des retranchements en terre qui s’exécutent près d’Asnières, mais ce moyen est insuffisant.
Entre le Mont-Valérien et le fort d’Issy, l’angle sud-ouest de l’enceinte est abordable par des travaux qui s’ouvriraient à Sèvres. En faisant taire le fort d’Issy, les cheminements se trouveraient assurés. Tout le 17e arrondissement et bonne partie du 16e sont fort exposés, presque sans garantie.
Les Parisiens s’imaginent être protégés par les forts contre un bombardement. Grosse erreur. Depuis Maisons, entre la Marne et la Seine, jusqu’à Clamart, l’ennemi, sans s’occuper ni s’inquiéter des forts, est maître de placer ses mortiers derrière les villages ou des tranchées, et d’envoyer des bombes sur les arrondissements de la rive gauche. Il peut en faire autant avec les 16e, 17e et 18e arrondissements qui appartiennent à la rive droite.
On suppose ici des bouches à feu d’une portée de six mille mètres, mais il en existe de huit, de dix mille mètres, et davantage. Celles-là lanceraient leurs projectiles par-dessus les forts, jusqu’au centre de Paris. De Villejuif alors les bombes viendraient tomber jusqu’au boulevard Montmartre.
Depuis l’invention des canons-monstres, Paris ne saurait être protégé contre leurs atteintes que par de grands camps retranchés, établis au loin en avant des forts, sur tout le pourtour de l’agglomération parisienne. Il n’existe rien de pareil, et il serait trop tard aujourd’hui pour entreprendre une si grosse besogne.
Paris est-il donc hors d’état de résister ? Non pas. Mais la résistance est difficile et réclame de vigoureux efforts. Les grandes phrases et la présomption chauvine sont une pauvre ressource. Il en sort plus de mal que de bien.
On doit compter assez peu sur les fortifications actuelles, si ce n’est comme auxiliaire et comme point d’appui. La véritable méthode est celle des Russes à Sébastopol, combattre jour et nuit avec la pioche. C’est une défense offensive qui seule peut sauver Paris. Aux travaux de l’assiégeant, il faut opposer des contr’approches plus agressives, et s’il remue vingt mètres de terre, en remuer quarante.
Dès que le point d’attaque se dessine, y concentrer une puissante artillerie, et sous cette protection, marcher en avant à la sape, pour gagner du terrain et se hérisser de redoutes qu’on arme aussitôt. L’immense développement de la place permet de lutter partout à front égal, et de prendre l’offensive par la pioche et par le feu. Là est le salut.
Mais pour une lutte de ce genre, Paris doit avoir cinq cent mille hommes. C’est une bataille continue qu’il s’agit de livrer aux Prussiens à nombre égal et avec une artillerie supérieure. Or, à l’heure qu’il est, nous n’avons pas deux cent mille combattants sérieux.
Qu’un décret appelle sous les armes toute la population mâle, de seize à soixante ans. Les jeunes gens de seize à vingt fourniront à eux seuls quatre-vingt mille soldats d’élite. Qu’on se rappelle la mobile de 1848.
Paris peut mettre sur pied, en quarante-huit heures, 400 mille hommes. En y joignant les mobiles des provinces voisines, ceux de la Seine, tous nos régiments disponibles, les marines, la capitale sera défendue par 600 mille combattants.
Y a-t-il des fusils pour tout ce monde ? Je l’ignore. Qu’on en fasse venir à la hâte de tous les arsenaux de France par les voies ferrées; il ne s’agit pas d’éparpiller les hommes et les armes, mais de les concentrer sur le point où va se décider le sort de la patrie. C’est Paris qui répond de la France. Paris doit ressaisir sur les Prussiens l’avantage du nombre qui seul a fait leur succès.
Paris, d’ailleurs, peut fondre sans relâche des canons, fabriquer des mitrailleuses et des fusils pour remplacer ce que détruisent les combats. Que le gouvernement achète des Remington en Angleterre, aux Etats-Unis, partout, afin d’armer les provinces.
Donc, constituer la grande armée de la défense, organiser la population en bataillons de soldats terrassiers qui se servent de la pelle et de la pioche aussi bien que du fusil, telle doit être notre occupation incessante de jour et de nuit.
L’ennemi approche rapidement. Il faut réveiller et avertir Paris qui dort un peu. Paris, mystifié par la presse vantarde, ignore les grandeurs du péril. Paris abuse de la confiance. La confiance est une bonne chose, mais, poussée jusqu’à l’outrecuidance, elle devient mortelle.
Que le canon d’alarme proclame le danger de la patrie. Qu’on sache bien que c’est l’agonie qui commence si ce n’est pas la résurrection.
Blanqui
Livres utilisés
Dommanget (Maurice), Blanqui, la guerre de 1870-71 et la Commune, Domat (1947).
Geffroy (Gustave), Blanqui L’Enfermé, L’Amourier (2015).
Duveau (Georges), Le Siège de Paris, Hachette (1939).
Cet article a été préparé en mai 2020.