Victorine Brocher se souvient:
Fatalement, le pain vint à manquer. Les mairies commencèrent à rationner les sacs de farine; chaque boulanger ne devait posséder qu’un nombre très restreint de sacs de farine, en rapport avec sa clientèle, et chaque jour il devait rendre compte à la mairie du nombre de pains que 10 sacs avaient produit, et de la farine à 50 grammes près. Ceci était obligatoire. Les animaux mangèrent le pain blanc et la population le pain, comment dirai-je ? le pain infect aux multiples couleurs.
Quelques jours plus tard, ce n’était pas du pain que l’on mangeait, c’était un amas de détritus auquel on donnait ce nom ; dans cette horrible mixture il y avait des brindilles de paille, du papier bleu à chandelle, il y avait des malpropretés impossibles, résultat: tout le monde toussait, c’était affreux. Cela faisait pitié d’entendre et de voir des vieillards, hommes et femmes courbés en deux, pris d’accès de toux, attendre en grelottant à la porte des boucheries et des boulangeries, des fillettes et des enfants encapuchonnés tant bien que mal, leurs petites mains enfouies dans des châles de laine au crochet mis en croix sur leur poitrine, pour se garantir de la froidure, sous la pluie battante, ou les pieds dans la neige, passant ainsi une grande partie de la nuit, dans l’attente de 50 grammes de viande de cheval, os compris, par personne. Et si on était en retard, on avait attendu ainsi pour rien, il fallait recommencer le jour suivant.
Et Florent Rastel:
Le bon populo a […] l’estomac dans les talons et la chair de poule. La semaine dernière, quinze cents Bellevilloises ont assiégé la mairie du XXe pour réclamer du pain.
Commentaire de Florent Rastel vieux (en relisant son journal en 1914):
Le rationnement donnait lieu à toutes sortes de scandales:
Des gardes nationaux n’ont pas craint d’exiger un salaire des citoyens auxquels ils devaient remettre les cartes; d’autres en ont remis en blanc à qui en voulait, d’autres enfin les ont jetées dans la rue…
reconnaît Charles Delescluze, maire du XIXe, sur une affiche du 23 novembre. Et ce grand honnête homme écrit encore:
Les erreurs ont été si nombreuses, si scandaleuses, qu’elles ne peuvent pas avoir été involontaires; elles ont été inspirées et commandées… D’autre part, des difficultés, qui ne s’étaient jamais produites avant ce jour, nous ont été opposées par l’administration de l’abattoir [à La Villette, dans le XIXe], afin de compromettre la municipalité aux yeux de la population.
Retour au journal de Florent:
Après des heures d’attente sur le trottoir des boutiques municipales, nos commères n’obtiennent qu’un peu de hareng salé. Sans se décourager, elles courent prendre place dans la file des boucheries spéciales. On en voit, de ces mémères à chien-chien, qui serrent sous leur châle, comme un bébé, le chouchou qu’elles ont eu peur de laisser à la maison, même toutes portes closes et verrouillées, tant l’aboiement de nos jours met l’eau à la bouche. Elles caressent leur roquet, elles le bercent, un œil sur le morceau qu’elles visent, râble de fox-terrier, de briard ou de berger, d’un chien en tout cas qu’elles ne connaissent pas — on n’est pas des cannibales! — un dogue peut-être, encore gras… Il n’y a plus, cela va sans dire, de chiens errants.
Le problème, avec ces histoires de chiens, c’est qu’elles appartiennent à une sorte de folklore qui emplit l’histoire de ces mois de siège. Oui, comme le note Victor Hugo quelques semaines plus tard:
Ce n’est même plus du cheval que nous mangeons. C’est peut-être du chien? C’est peut-être du rat? Je commence à avoir des maux [mots?] d’estomac. Nous mangeons de l’inconnu.
Oui, mais dans cette histoire, il y a aussi…
Tiens, par exemple, le maire, à Belleville, il n’est pas dans sa mairie? Eh non!
Pendant ce temps, Gabriel Ranvier, qui est le maire élu du vingtième arrondissement (voir notre article du 11 novembre), enfermé à la Conciergerie, écrit au procureur général de la République. Sa lettre est publiée dans La Patrie en danger, datée du 19 novembre:
Conciergerie, 16 novembre 1870
Citoyen,
Sommes-nous toujours sous la République? Je pense que nous en avons toujours le nom, sinon la chose.
En ce cas, permettez-moi d’être fort étonné de n’avoir, depuis mon arrestation, subi qu’une instruction sommaire et ne m’apprenant rien sur le motif de ma détention.
Je ne puis prendre au sérieux ce qui est écrit sur le mandat de dépôt, qui m’a été signifié depuis, car cette accusation de séquestration des membres du gouvernement [c’est du 31 octobre qu’il s’agit, bien sûr] me ferait rire, si en ce moment, il ne se passait des choses si tristes; quant aux menaces sous condition, etc., je ne pouvais que repousser cette accusation, et n’avais rien à répondre.
Je désirerais donc savoir si, sous la République, nous serons astreints aux mêmes errements que sous ce bon empire, et si le gouvernement qui existe professe, à l’égard de la liberté individuelle, le même culte que Piétri, Rouher, Ollivier, Bonaparte.
Je proteste donc contre une mesure aussi insensée qu’arbitraire, qui peut se prolonger indéfiniment et dont je suis victime, mesure qui porte gravement atteinte à des intérêts particuliers et plus encore à des intérêts généraux, qui me sont d’autant plus chers dans un pareil moment. Je ne reconnais à personne le droit de priver le pays d’un seul de ses défenseurs.
Je proteste contre l’abus d’autorité qu’on exerce contre ma personne, et me demande si ceux qui me reprochent le crime de séquestration ne sont pas eux-mêmes sous le coup de la loi, exerçant contre moi le crime dont ils m’accusent.
Je leur rappellerai donc, et à vous citoyen procureur, qui étiez les défenseurs de la liberté individuelle sous l’empire, lorsqu’on arrêtait des républicains, si sous ce semblant de République nos personnes sont moins sacrées.
J’attends donc de vous une réponse qui me puisse fixer relativement aux faits qui me seraient reprochés.
Si je suis coupable, qu’on me juge, je pourrai au moins dénoncer à l’audience les mesures arbitraires, en même temps que les engagements pris en ma présence à l’Hôtel de Ville et le public sera le suprême juge.
Ou je suis innocent, dans ce cas qu’on me mette en liberté, car ma détention, si elle devait se prolonger plus longtemps, constituerait un crime contre lequel je réclamerais à mon tour, que la justice ait à prononcer.
En attendant votre réponse, recevez, citoyen procureur, mes sincères salutations.
G. Ranvier
Gabriel Ranvier va aussi former un recours devant le conseil de préfecture, sans résultat positif, dont on trouve mention dans Le Temps daté du 24 novembre. Merci à Maxime Jourdan pour cette information!
*
La mairie du vingtième occupait alors les locaux d’une ancienne guinguette, l’Île d’Amour (plus ou moins à l’emplacement où se trouve aujourd’hui la librairie l’Atelier rue du Jourdain). Le dessin utilisé en couverture est au musée Carnavalet.
Livres utilisés
Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).
Chabrol (Jean-Pierre), Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).
Hugo (Victor), Choses vues, Quarto Gallimard (2002).
Cet article a été préparé en juin 2020.