Pendant que la guerre continue en France (voir l’image de couverture), pendant que Paris a entamé le troisième mois de son siège…

La proclamation qui suit (à moins que ce soit un manifeste) est publiée dans La Patrie en danger datée du 26 novembre. Une partie en est citée dans Le Journal des Débats daté du 28 novembre (qui reprend un article du Peuple français qui lui même critique le sommaire de La Patrie en danger). Je peux me tromper, mais je ne l’ai pas vue publiée ailleurs.

Des imprécisions et des contradictions, bien sûr, mais surtout des idées neuves et un beau programme, ma foi… et dont nous retrouverons bien des éléments au printemps…

Association internationale

Citoyens,

Au moment où le sol de la France est envahi par la Prusse et ses vassales, où l’avenir de la République est compromis par des menées réactionnaires, les délégués des Sociétés ouvrières et des Sections parisiennes de l’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS considèrent comme un devoir de formuler leur opinion sur les questions qui intéressent le salut public.
Partisans de la paix et de la fraternité des peuples, ils protestèrent contre la guerre impie entreprise par Bonaparte, dans un intérêt purement dynastique comme ils avaient protesté contre le plébiscite dont cette guerre a été la conséquence [il s’agit bien sûr du manifeste antiplébiscitaire d’avril].
Apôtres de conciliation et d’union entre tous les citoyens, au 4 septembre, ils ajournèrent leurs revendications afin de n’apporter aucun obstacle à la Défense nationale; mais des bruits d’armistice, de paix, de restauration monarchique les obligent aujourd’hui à élever la voix au nom des groupes ouvriers qu’ils représentent;
Convaincus qu’ils sont les interprètes de tout le peuple travailleur, de tous les citoyens qui tiennent à [l’]honneur de conserver intacte la dignité de la France, ils se déclarent déterminés à soutenir la guerre à outrance, à repousser tout armistice, prélude d’une paix honteuse, à s’opposer à toute supplication adressée aux monarchies européennes au nom de la République française [voir notre article sur la tournée de Thiers];
Ils se déclarent résolus à mettre en œuvre toutes les mesures capables de sauver le pays des dangers que le régime monarchique lui a créés.

Une paix honteuse, c’est l’avilissement de la France;
Une paix honteuse, c’est dans un avenir prochain la guerre, guerre sauvage, guerre d’extermination pour l’une des deux races;
Une paix honteuse, c’est la ruine des revendications du prolétariat, c’est l’étouffement de la Libre pensée, c’est la condamnation de la République!
La paix ne peut se conclure qu’à la frontière! traitée en dehors de toute pression monarchique, elle réconciliera deux peuples, que des ambitions princières ont seules divisés.

Prêts à sacrifier leur existence, celle de leurs familles, pour défendre la République, les Travailleurs réclament:

1° Une déclaration solennelle affirmant que la République est la seule forme de gouvernement que Paris accepte désormais;

2° L’ajournement, après la guerre, de toute élection pour l’Assemblée nationale;

3° La mise en pratique des institutions républicaines et la révocation des fonctionnaires de l’Empire;

[4°, ce journal était très mal relu] Guerre à outrance, point de paix tant que l’ennemi sera sur notre territoire;

[5°] Rejet de tout armistice, de tout préliminaire de paix basé sur d’autres conditions que celle-ci: « Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses, » NI UN CENTIME DE NOTRE BUDGET.

6° Appel à l’activité de tous les citoyens valides, quelle que soit leur position sociale (séminaristes, employés d’administration, d’ambulances, etc.);

7° Réquisition du matériel et des ateliers nécessaires à l’équipement et à la fabrication, transformation et réparation des armes. Ces ateliers seront mis à la disposition des travailleurs, moyennant livraison à prix de revient, afin d’éviter les trafics scandaleux de la spéculation;

8° Emploi immédiat de tous les moyens énergiques de défense expérimentés soit par les comités officiels, soit par les comités d’initiative privée offrant garantie à l’opinion publique;

9° Garantie à tous les citoyens victimes de la guerre, sans distinction de grade, d’une pension proportionnée aux besoins de leurs familles (père, mère, femme, enfants);

10° Expropriation, pour cause d’utilité publique, de tous les objets de première nécessité, denrées alimentaires, vêtements, chauffage, emmagasinés dans Paris, en garantissant à leurs possesseurs le remboursement à prix de revient;

11° La ration garantie à tous les citoyens et distribuée par les soins des municipalités;

12° Privation des droits civiques et confiscation immédiate des biens, meubles et immeubles de ceux qui ont fui Paris sans cause légitime;

13° Suppression des loyers jusqu’à la fin de la guerre.

Les travailleurs réclament encore:

1° Une détermination nette du conseil municipal de la ville de Paris;

2° Une détermination nette, précise, impérative, ne pouvant se prêter à aucune équivoque, du mandat confié à tout élu, quelle que soit sa fonction;

3° Le droit inaliénable et permanent de révocation de tous les mandataires par ceux-là seuls qui leur ont donné mandat;

4° Responsabilité effective des fonctionnaires, à quelque ordre qu’ils appartiennent;

5° Suppression du budget des cultes, suppression de l’enseignement clérical dans les écoles communales;

6° Suppression de la préfecture de police, le service de la police devant être placé sous la direction des municipalités d’arrondissement;

7° Réorganisation de la magistrature sur les bases du suffrage universel d’après concours comme pour toutes les autres fonctions;

8° Abrogation immédiate de toutes les lois portant atteinte au droit de réunion, d’association, à la liberté de la presse;

9° Révision de la législation.

Les délégués réservent les questions de crédit, d’échange de propriété, d’instruction intégrale, d’organisation du travail, et celles qui ont rapport aux services publics, aux armées permanentes, à la dette, à l’impôt; ils sont convaincus que l’étude et la conciliation des intérêts hâteront une solution pacifique basée sur les principes d’égalité et de justice.

Travailleurs des villes et des campagnes, nous tous sur qui pèsent le plus lourdement et l’impôt du sang et le joug du maître, nous avons chèrement appris à nos dépens ce qu’une monarchie coûte de honte, de misère et d’oppression, et nous ne consentirons point à ce que notre République, la République des OUVRIERS ET DES PAYSANS, serve de marchepied à quelque famille princière, à quelque nouveau César. En vain essayerait-on de semer parmi nous des ferments de discorde, les Travailleurs ont fait justice de ces épithètes de pillards et de partageux inventées contre eux par les privilégiés qui les rançonnent; nos revendications, nos intérêts sont désormais identiques.

Ce que nous voulons tous, c’est que chaque commune recouvre son indépendance municipale et se gouverne elle-même au milieu de la France libre.
Nous voulons solidarité pour tous dans le danger comme aux jours d’abondance;
Nous voulons, enfin, la TERRE AU PAYSAN qui la cultive, la mine au mineur qui l’exploite, l’usine à l’ouvrier qui la fait prospérer.

Citoyens,

La chute de l’empire demeurerait stérile si elle n’entraînait pas l’anéantissement de tout le système de corruption et de privilèges qui a porté atteinte au sens moral de la Nation.
L’avènement de la République est un leurre s’il n’est pas celui de la justice.
Pour en faire une vérité, nous devons donc étudier les bases d’un nouveau contrat social; nous devons préparer la délivrance de la Patrie. La lutte est engagée entre la République et la Monarchie, entre le Socialisme et la Féodalité; il faut vaincre, et, de notre victoire, se dégagera l’émancipation du citoyen, l’affranchissement des Peuples!

Vive la République universelle, démocratique et sociale!
Par délégation:
Pour la fédération des sections parisiennes de l’Association internationale des Travailleurs:
BESTETTI, coupeur pour chaussures;
FRANKEL (LEO), bijoutier;
FRANQUIN, imprimeur lithographe;
HAMET, doreur sur bois;
MALON, teinturier;
TOLAIN, ciseleur.

Pour la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières:
LÉVY (LAZARE), opticien;
MINET, peintre en bâtiment;
PINDY, menuisier en bâtiment;
POTTIER, dessinateur;
ROUFEYROLES, orfèvre;
THEISZ, ciseleur.

*

Nous avons déjà rencontré presque tous les signataires, même Eugène Bestetti, que nous avons vu hier à la section des Gobelins, et Lazare Lévy, qui créait un syndicat d’ouvriers en instruments d’optique. Henri Tolain était encore « dans le coup » d’un programme… que certainement, dans quatre mois, il désavouerait…

À part Franquin, les signataires pour l’Association internationale ne sont pas les mêmes que ceux d’avril. Bestetti signe aujourd’hui pour l’Association internationale, il avait signé en avril pour la chambre fédérale. Theisz, Roufeyroles (de quelque façon qu’on orthographie son nom) et Pindy étaient, eux aussi, signataires pour la chambre fédérale en avril. 

La publication dans le quotidien de Blanqui montre les bonnes relations de ces internationaux « historiques » avec la mouvance blanquiste. Dans les « faits et nouvelles » du journal daté d’après-demain (28 novembre), on lira d’ailleurs:

Le club démocratique socialiste du XIIIe arrondissement a adhéré, à l’unanimité, au manifeste publié par l’Internationale.

Je note aussi, dans la même édition, une protestation que je trouve un peu étrange:

Protestation

Nous, soussignés, délégués du conseil fédéral des sociétés ouvrières et de l’Association internationale des travailleurs, protestons de toutes nos forces contre l’incroyable violation de la liberté individuelle, commise par les membres du gouvernement de la défense nationale, en arrêtant, au mépris du droit et de la foi jurée, les républicains ayant pris part au mouvement patriotique du 31 octobre.

Nous dénonçons à l’indignation de nos concitoyens les procédés iniques du gouvernement et les prions de se joindre à nous pour réclamer l’élargissement immédiat des citoyens détenus dans les prisons d’État, leur rappelant cette grande vérité de Montesquieu « Qu’une injustice faite à un seul est une menace faite à tous. »

Vive la République universelle, démocratique et sociale.

Ch. Beslay, ancien représentant du peuple;
Kin, monteur en bronze; Edm. Aubert, gazier;
Lacord, cuisinier; Florent, mécanicien;
Lucipia, étudiant; Chatel.

Paris, 25 novembre 1870

Ce qui est étrange, ce n’est pas le contenu de la protestation, on ne peut qu’être d’accord… pas vraiment non plus la date tardive, mais le titre de « conseil fédéral », à vrai dire énoncé de façon peu claire, dans ce texte. Qu’est-ce donc que ce conseil fédéral, qui semble totalement indépendant des signataires de la proclamation d’avant-hier, autrement moins pâlichonne… Les auteurs récidivent dans le journal du lendemain, d’ailleurs avec un texte plus ancien:

Citoyen rédacteur,

Ayant été chargé par la délégation de faire imprimer et afficher la protestation ci-jointe, je n’ai rencontré qu’un refus formel de la part des imprimeurs, à moins de payer le timbre, et comme nous ne voulons pas nous soumettre à cette exigence, je vous prie de bien vouloir l’insérer dans votre plus prochain numéro.

Salut fraternel.

Edm. Aubert, gazier

Citoyens,

Le vote du 3 novembre, à son insu, a donné un pouvoir dictatorial au gouvernement dit de la défense nationale.
Il en use, il fallait s’y attendre.
Il avait maintenu le timbre sur les affiches, aujourd’hui il supprime l’affichage.
Il sait, ce gouvernement, que c’est là le moyen le plus sûr pour le peuple de s’éclairer, et il ne veut pas que le peuple s’éclaire.
Il est le maître et il ne veut pas qu’on l’oublie.
Le conseil fédéral de l’Association internationale des travailleurs et des sociétés ouvrières, fidèle à ses principes de revendication, proteste de la façon la plus énergique contre l’attentat à la liberté de penser et d’écrire commis par le général Trochu par son arrêté en date du 20 novembre, et décide que la présente protestation sera affichée sur les murs de Paris.

Paris, 23 novembre 1870.

Ch. Beslay, ancien représentant du peuple;
Kin, monteur en bronze; Chatel, employé de commerce;
Florent, menuisier; Edm. Aubert, gazier;
Lacord, cuisinier; Lucipia, étudiant.

Là encore, cela manque d’amplitude… Mais de quoi s’agit-il? Vraiment d’un « conseil fédéral »? Difficile d’imaginer le « vieux proudhonien » Charles Beslay se révoltant contre un (autre) conseil fédéral, en association avec un international « historique », Arsène Kin (un des bronziers qui était allé chercher le soutien et le prêt des Trade Unions à Londres pendant la grève de 1867) et avec un jeune militant du club de l’École de médecine, Émile Lacord… Encore plus difficile de croire ce que dit une note finale d’un recueil de comptes rendus du conseil général (note 126, p.430):

Serraillier réussit à établir un nouveau Conseil fédéral composé de membres révolutionnaires des sections de Paris. Kin, Aubert, Lucipia, Beslay entre autres faisaient partie du nouveau Conseil qui tenait ses séances 3 rue d’Arras.

Sur Serraillier et le conseil fédéral, je reviendrai, mais ce sera pour le 22 décembre. En attendant, je me demande si Beslay, Kin, Chatel, Aubert, Lacord et Lucipia n’étaient pas tout simplement une « délégation », comme dit Aubert dans le deuxième texte, des « délégués », comme dit le premier, du conseil fédéral, chargés de ces protestations assez banales. D’ailleurs, à la première réunion du conseil fédéral dont nous pouvons lire un procès verbal, le 5 janvier prochain, Chatel et Lacord seront présents.

Parmi les signataires de l’affiche rouge de janvier prochain, nous trouverons ensemble Beslay, Aubert, Lacord, Lucipia (signataires aujourd’hui) et Malon, Pindy et Theisz (signataires de la protestation d’avant-hier)…

*

Et, ce même jour… Garibaldi reprenait Dijon. L’image est plus tardive et vient du musée national de l’éducation (c’est une couverture de cahier), et précisément de là.

Cet article a été préparé en mai 2020.