Que l’on m’excuse ce titre tape à l’œil, auquel je n’ai pas su résister.

Cet article se place dans la suite de ceux que j’ai consacrés aux difficultés de l’Association internationale des travailleurs à la fin du mois de novembre.

Voici donc encore un (deuxième? troisième?) conseil fédéral de l’Association à Paris. Je ne sais toujours pas quelle était la composition du « premier » (que nous avons sans doute tous envie d’appeler le « vrai »): même la proclamation du 26 novembre était signée par l’Association (et pas par son conseil fédéral).

L’affaire est cette fois menée par Auguste Serraillier. Nous l’avons rencontré ici ou là sur ce site, notamment par les lettres qu’il a écrites à sa femme pendant la Commune (dans cet article et le suivant).

Il vit normalement à Londres, où il est « ouvrier formier » (il fabrique des bottes) et membre du Conseil général de l’Association internationale. Il vient à Paris en septembre 1870 (on dit qu’il vient le 7, mais d’après les procès-verbaux du Conseil général, il est encore à Londres le 9). En principe le secrétaire-correspondant du Conseil général pour la France était Eugène Dupont, qui avait proposé de se rendre à Paris, mais c’est Serraillier, secrétaire-correspondant pour la Belgique, qui est parti.

Il participe à la vie parisienne, il est incorporé dans la Garde nationale « dans le corps de Flourens », dit Marx au Conseil général le 13 septembre, il s’active dans des réunions publiques et les comités de vigilance, en bon militant de l’Association. Il participe aussi aux disputes parisiennes, même les plus stupides:

Au club de la Cour des Miracles, notamment, le citoyen S…, délégué de l’Association internationale, a été accusé d’avoir subi à Londres une condamnation pour vol et de s’être attribué faussement la qualité de délégué de l’Internationale. Le citoyen S… s’est vigoureusement défendu, nous nous plaisons à le constater, et il a prétendu à son tour que le citoyen V… [Vésinier], qui se donnait pour un condamné politique, avait tout uniment subi en Belgique une condamnation à trois mois de prison pour publication de livres obscènes. […] violentes rumeurs […] commission d’enquête […]

… avec l’habituelle ironie du journaliste du Journal des débats

À cause du siège, le Conseil général n’a plus de ses nouvelles, si ce n’est, indirectement et exceptionnellement par une lettre par ballon écrite par le fils de sa belle-mère (le frère de sa femme, je suppose) à ladite belle-mère, lettre que Marx a vue et dont il parle, le 18 octobre à une réunion, Serraillier serait très actif…

Il fera un rapport le 28 février, lorsqu’il sera rentré à Londres. Je le cite ici, en l’interrompant par des commentaires [dans la citation entre crochets, comme ça]. Une précision un peu maniaque: je lis les procès verbaux du Conseil général dans un livre (soviétique) en français des éditions de Moscou, la langue originelle de ces procès verbaux est évidemment l’anglais et je n’ai pas réussi à déterminer si le texte français avait été traduit de l’anglais ou était une double traduction.

À mon arrivée à Paris, un délégué [?] m’a conduit à la mairie [? Hôtel de Ville?]. Je demandai où je pouvais trouver l’Association et on [?] me répondit qu’il n’y avait pas de sections, pas de Conseil fédéral, que tous les membres avaient été mis en prison [cela, il le savait déjà!], puis distribués entre les divers régiments, certains étaient dans l’armée régulière, certains dans la Garde nationale, certains dans la garde mobile, l’Association était disloquée. Je rencontrai alors Longuet et lui demandai si je pouvais faire insérer dans quelque journal une traduction de notre seconde adresse.

Il s’agit de la Seconde adresse du Conseil général sur la guerre franco-allemande, qui est datée du 9 septembre (et se termine d’ailleurs par « Vive la République »), la première datant du 23 juillet, et que Serraillier avait pu emporter.

Félix Pyat [pour le journal Le Combat] et le Rappel n’ont pas voulu l’insérer parce que trop prussienne; le Réveil [de Delescluze] refusa, je suppose parce qu’il n’y est point parlé de Ledru-Rollin [pourquoi pas, tout simplement, pour la même raison que les autres?]. Je la donnai ensuite à Desmoulins, qui fait des traductions pour un journal orléaniste; elle a été publiée, mais ils ont biffé les remarques au sujet du gouvernement.

Il s’agit sans doute d’Auguste Desmoulins, qui avait vécu aux États-Unis, ceci pour les traductions de l’anglais, mais je n’ai pas trouvé quel journal avait publié l’adresse.

Je me suis ensuite rendu à des meetings [réunions] où j’ai trouvé Combault [Amédée Combault, bijoutier, condamné du deuxième et du troisième procès de l’Internationale], qui a toujours été un homme bien, mais quand je lui parlai de l’Internationale, il dit: « Si vous parlez des Allemands comme de nos égaux, je vous brûlerai la cervelle. Nous ne pouvons parler des Allemands que comme des ennemis occupant notre sol. » Je me suis adressé aux autres, mais sans meilleurs résultats.

Le 8 octobre, une manifestation devait avoir lieu contre le gouvernement; tous nos membres étaient présents, mais seulement à titre individuel, non pas en tant qu’Association; il n’y avait pas d’action concertée, on ne fit rien. Je tâchai alors d’organiser une réunion du Conseil fédéral afin de prendre quelques mesures pour la manifestation suivante qui devait avoir lieu le 31 octobre, mais ils [?] dirent qu’ils ne pouvaient pas mêler la politique à l’Internationale, de sorte que la journée fut de nouveau perdue. Blanqui fut le seul homme qui se tint à son poste jusqu’au bout, tous les autres grands bonzes se sont défilés. Les membres de l’Internationale refusèrent de soutenir Blanqui; s’ils l’avaient fait, les choses seraient différentes en France actuellement.

Ce n’est certes pas parce que Blanqui n’a pas été soutenu par les internationaux que le 31 octobre a échoué!

Varlin, comme les autres, déclara que l’Internationale ne pouvait pas agir politiquement en tant qu’association; de telle sorte qu’à chaque nouvelle tentative la journée serait de nouveau perdue pour nous.

Eugène Varlin nous a dit exactement ce qu’il pensait des actions blanquistes, dans sa lettre à Marie Iatskevitch, à propos de la caserne de pompiers du boulevard de La Villette: « J’aspire à voir l’empire et toutes ses conséquences emportés par un mouvement révolutionnaire, mais vraiment les auteurs de ce coup de main sont insensés; ils ne se doutent pas qu’avant de faire appel au peuple il faut lui tâter le pouls afin de s’assurer qu’il a la fièvre. » On peut en déduire ce qu’il pensait de la prise du pouvoir… et aussi qu’il voulait réorganiser l’Association… Quant aux raisons qui font que Serraillier a mis Varlin, justement, en première ligne, dans ce rapport, on ne peut guère que les imaginer — quant à moi, je pense qu’il en fait trop et que c’est, justement, une phrase de trop.

Je me rendis alors dans les sections pour les mettre en ordre de travail et les amener à élire un nouveau conseil, car les noms des personnages connus, tels que Tolain, Chalain, Theisz, Combault [qui n’est plus un « homme bien »?], Murat et tous les autres, sont un obstacle empêchant de faire quoi que ce soit. J’adressai un appel à toutes les sections. Onze sections répondirent, et un nouveau Conseil fédéral fut organisé, en opposition avec toutes les autres, pour tenir des meetings et être prêt, dans chaque circonscription de Paris, à toute éventualité qui puisse se produire. j’ai été traité de fou pour agir ainsi. Une semaine après, nous avons rédigé un manifeste, contre un autre qui avait été publié.

Là, l’ « autre » ne peut être que la proclamation du 26 novembre, que Tolain et Theisz avaient signée. Ici on peut remarquer que Frankel aussi avait signé ce texte, mais que Serraillier ne le cite pas parmi les « personnages » après lesquels il en a. Il est peu probable que le Conseil général l’aurait suivi…

Je n’ai pas trouvé trace non plus du manifeste de Serraillier — malheureusement, une semaine après le 26 novembre, il n’y avait plus de Patrie en danger. Et d’ailleurs, on va le voir, c’était sans doute bien plus tard.

Malon est la seule exception: il était prêt à travailler, mais personne ne voulait l’aider. Après la publication de notre manifeste [?], ils ont convoqué une réunion des sections pour s’opposer à nous.

La suite de son rapport concerne ce qui se passe après janvier, je l’interromps ici. Mais je cite encore, selon Jacques Rougerie, un compte rendu (provenant des archives de la préfecture de police) d’une réunion de la section de l’est (qui se réunit régulièrement depuis le 21 octobre, comme nous l’avons vu le 25 novembre):

Le citoyen Serraillier, conformément aux pleins pouvoirs qu’il a reçus du Conseil général […] a présenté la résolution suivante à la section de l’Est qui l’a adoptée a l’unanimité […]:

Dans la réunion du 25 décembre 1870 de la section de l’Est des Travailleurs, reconnaissant que les éléments qui composent le Conseil fédéral actuel sont des obstacles à la marche politique et sociale que doit suivre l’Association Internationale des Travailleurs conformément à ses statuts qui ont été votés par les délégués réunis en Congrès ouvrier, votes qui enjoignent aux Internationaux le devoir de s’emparer du pouvoir politique comme moyen pour arriver à l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Reconnaissant en outre que l’abstention de la politique militante nationale est un danger pour l’existence de l’Association Internationale elle-même.

La section de l’Est déclare que le Conseil Fédéral actuel doit être dissout et invite les sections parisiennes à procéder a sa constitution [pour reconstitution?] sur des bases conformes aux intérêts généraux et immédiats de la classe ouvrière et préparer ainsi l’avènement de la Révolution sociale.

Je vais arrêter là pour aujourd’hui. Peut-être les Parisiens sont-ils plus préoccupés par la guerre, la difficulté à se procurer à manger, la neige, le verglas, le froid, que des ces bisbilles internes à ce qu’on pourrait appeler — avec anachronisme et tendresse — un « groupuscule gauchiste »…

*

La prise de la ferme de Groslay hier 21 décembre, dessinée par Régamey (l’auteur, dans quelques semaines, de la vignette du Père Duchêne) vient du Monde illustré daté du 31 décembre 1870, ce journal est sur Gallica, là.

Livres et articles utilisés

Le Conseil général de la première Internationale 1866-1868, Éditions du Progrès, Moscou (1973).

Molinari (Gustave de)Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier (1871).

Rougerie (Jacques)L’A.I.T. et le mouvement ouvrier à Paris pendant les événements de 1870-1871, International Review of Social History, volume 17 (1972), p.3-102.

Cet article a été préparé en mai 2020.