Dans notre article du 6 décembre, nous avons vu le bataillon des Tirailleurs de Belleville dissous et Gustave Flourens arrêté, après un décret du gouvernement et un rapport du général en chef commandant la garde nationale, Clément Thomas. Le tout était fondé sur deux rapports, l’un du chef du bataillon Lampérière et l’autre d’un colonel Le Mains. Mais voilà, le commandant Lampérière écrit au journal Le Combat. Sa lettre paraît sous le titre

Protestation du commandant Lampérière

et est reproduite notamment par Le Siècle (daté du 11 décembre). La voici:

Vous avez publié un compte-rendu impartial de la réunion des tirailleurs de Belleville.
Voici la vérité vraie sur le fond de cette affaire :
Les tirailleurs de Belleville n’ont quitté la tranchée que parce que le capitaine Balandier a jeté parmi eux une panique insensée, en leur disant qu’ils étaient enveloppés par des forces imposantes et qu’ils n’avaient qu’à battre en retraite.
J’ajoute que tous les tirailleurs ne sont point partis; que plus de vingt-cinq sont restés toute la nuit à la tranchée, sans capitaine pour les commander, et que tous sont revenus plus tard, ramenés par moi, leur commandant, et mon adjudant-major.
Pour ce qui est du différend entre les tirailleurs et le 147e de La Villette, [la haine entre ces deux bataillons était la raison qui faisait que le colonel Le Mains demandait le rappel des Tirailleurs à Paris] je n’en connaissais pas le premier mot, et, s’il est vrai que ce différend existe, il n’est point parvenu à ma connaissance, je ne l’ai appris que par les journaux.
Je ne proteste pas contre l’accusation d’ivrognerie dont j’ai été l’objet, elle est au-dessous de ma réputation bien connue.
Je ne saurais trop blâmer les journaux d’accuser de lâcheté des hommes de coeur et de faire retomber sur tout un parti une accusation qui ne doit peser que sur le capitaine Balandier.
Veuillez agréer mes salutations les plus distinguées,

LAMPÉRIÈRE

À quoi le capitaine Balandier répond, dans Le Siècle daté du 12 décembre:

La protestation du commandant Lampérière est en complet désaccord avec le rapport qu’il a fait et que le Journal officiel a reproduit.
Je le félicite d’avoir rendu justice aux tirailleurs de Belleville qu’il avait indignement calomniés. Il résulte de sa lettre, publiée dans le Combat, que ces courageux soldats sont, comme il le dit, des hommes de cœur, et que c’est à tort et de parti pris que lui-même a osé les accuser de lâcheté.
Cela bien établi, il ne reste plus qu’à me justifier, moi, sur qui le commandant Lampérière voudrait faire retomber toute l’infamie; ça ne sera pas difficile: d’abord, je n’ai jamais reçu aucun rapport du commandant Lampérière, et les miens sont toujours restés sans effet. L’administration du commandant Lampérière était tellement mauvaise que mes hommes sont restés pendant quarante-huit heures sans vivres de campagne, et qu’aucun appel n’a jamais été fait.

Arrivons maintenant à l’attaque dont nous avons été l’objet.
Vers minuit, j’ai réuni ma compagnie [Jean-Baptiste Balandier était capitaine de la première compagnie] et je l’ai conduite à la tranchée en bon ordre, pour relever la 2° compagnie. Je venais de placer mes hommes à gauche, et j’étais arrivé à l’extrême droite, lorsque la fusillade ennemie se fit entendre sur le premier point; cette fusillade tua le tirailleur Stef [nous sommes allés à l’enterrement de Jean-François Stef le 30 novembre] et blessa Barreau.
Voyant une partie de la tranchée non occupée, j’ai rallié mes hommes, puis, croyant que nous étions tournés par la ligne du chemin de fer, je me suis porté vers le pont, et là, voyant que nous n’étions pas tournés, je suis revenu à la tranchée pour y rejoindre les hommes qui y étaient restés et qui la défendaient énergiquement.
J’accuse le commandant Lampérière de ne pas s’être trouvé à son poste, par conséquent d’avoir fait un rapport sur des faits qu’il n’a pas vus de ses propres yeux. Je l’accuse encore de ne pas m’avoir donné les mots d’ordre et de ralliement, chose indispensable en face de l’ennemi : mot d’ordre que je lui ai fait demander par quatre gardes et un caporal, et je ne l’ai reçu qu’après la fusillade.
Pour tout dire sur tous les mauvais bruits qui ont couru depuis trois jours, je répéterai que les tirailleurs ne se sont pas conduits avec lâcheté; qu’ils ont, au contraire, fait preuve de courage, et que, s’il y a quelqu’un de coupable, c’est le commandant Lampérière. La preuve se trouve:

Premièrement, dans ce qu’il n’était pas à son poste;
Deuxièmement, dans ce qu’il a dit dans son rapport au commandant supérieur ;
Troisièmement, dans l’aveu qu’il fait de ses mensonges dans la lettre qu’il a écrite au Combat;
Quatrièmement, dans ce qu’il n’a pas osé se présenter à la réunion du bataillon pour répondre aux accusations portées contre lui, tandis que moi j’y étais;
Cinquièmement, j’apporte à l’appui de ma lettre la signature des lieutenants et sous-lieutenants, sous-officiers, caporaux et gardes de ma compagnie.

Balandier
(Suivent 40 signatures.)

Le capitaine Balandier a été jugé par un conseil de guerre qui s’est tenu le 24 janvier 1871. Le capitaine de la deuxième compagnie, Demange, a témoigné ainsi:

Dans la nuit du 27 au 28 novembre, le capitaine Balandier est venu avec sa compagnie relever la mienne qui était de service dans la tranchée à Maisons-Alfort. Comme il n’avait pas assez d’hommes j’ai dû y laisser un certain nombre des miens. Peu de temps après que j’eusse été relevé, j’entendis une vive fusillade. De suite on prit les armes et je plaçais mes hommes derrière des créneaux, à 100 mètres en arrière de la tranchée.

Le capitaine Balandier arriva presque immédiatement pour demander du renfort, prétendant que sa compagnie était aux prises avec l’ennemi. Le lieutenant Chavy lui fit observer qu’il n’aurait pas dû quitter ses hommes et que sa place était dans la tranchée. Le capitaine n’a pas répondu à ce propos, mais il a ajouté que sa compagnie allait battre en retraite, que la position n’était pas tenable et que nous devions l’appuyer. Je lui répondis que la position était excellente. Pour nous garantir cependant du mouvement tournant dont le capitaine Balandier me parlait comme d’un événement accompli, j’ai mis six hommes sur le chemin de fer pour surveiller l’ennemi qui je dois le dire n’a pas bougé.

Sur ces entrefaites, le capitaine Balandier nous avait quittés, mais quelques instants après nous vîmes venir vers nous, dans le plus grand désordre, des hommes de la 1e compagnie, le capitaine Balandier en tête, criant: « En retraite! en retraite! nous sommes tournés! » En voyant cela, ma compagnie s’est débandée également. J’ai couru après mes hommes, je les ai rattrapés en partie et j’ai pu empêcher le désordre de se propager.

Un de ses lieutenant, Chavy, a dit, lui:

Balandier accourut, nous disant qu’il avait été attaqué par les Prussiens et demandant du renfort. Je crus devoir lui faire observer que ce n’était pas l’affaire d’un chef de poste d’aller en personne demander des renforts. Mais ce malheureux capitaine avait totalement perdu la tête.

Et un autre capitaine de la première compagnie, Duval:

Une première décharge de l’ennemi a tué Stef et blessé Barreau, un sergent donna alors l’ordre aux postes avancés de se replier. Le capitaine Balandier dit à ses hommes de tenir ferme, qu’il allait chercher du renfort. Il parût [partit] et au bout de trois quarts d’heure il revint avec une douzaine d’hommes, le feu avait cessé.

Le capitaine Balandier (qui écrivait son nom « Ballandier », dont le prénom était Jean-Baptiste, et qui avait exercé la profession d’employé) a été condamné à six mois de prison pour avoir abandonné son poste en présence de l’ennemi, avec circonstances atténuantes. Je n’ai pas vu que Clément Thomas ait été jugé pour ses mensonges…

Quant au commandant Lampérière (dont j’ai vu le nom écrit « Lamperrière », dont le prénom était Jules, et qui était comptable), si j’en crois Zéphyrin Camélinat (dans une lettre de 1909 à Maxime Vuillaume publiée dans Mes Cahiers rouges), il était un des premiers membres de l’Association internationale des travailleurs, et il a fait partie de l’équipe de Camélinat à la Monnaie pendant la Commune.

Parmi les autres tirailleurs mentionnés, j’ai vu les noms de Chavy (sans son prénom), un tourneur de la rue Julien Lacroix et de Paul Duval (mais il peut s’agir d’un autre Duval), un menuisier de la rue de Belleville, dans l’état nominatif du soixante-troisième bataillon dressé le 25 septembre 1870 (que j’ai déjà mentionné et utilisé dans l’article sur la cantinière Yorinsky, à cette date).

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La carte utilisée en couverture est un détail d’une très belle carte de « Paris, ses environs et ses fortifications, par le Dr Ermette Pierotti (1870), que l’on trouve sur Gallica, ici.

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Comme dans l’article du 30 novembre, je remercie chaleureusement Maxime Jourdan qui m’a communiqué le contenu du dossier D.2 R 4 75 des Archives de Paris, utilisé ici pour les renseignements sur les tirailleurs.

Cet article a été préparé en juin 2020.