En septembre 1870, Alexandre Dumas (père) a eu une attaque (ça ne s’appelait pas encore un AVC). Il a été emmené chez son fils Alexandre Dumas (fils) près de Dieppe. Paris était assiégé, les nouvelles circulaient mal avec la province et on a annoncé sa mort, à Paris. En octobre, les journaux rectifiaient. À la fin du mois, il allait même mieux. Nul n’a dit s’il savait qu’un autre de ses fils, Henri Bauër, était en prison (voir notre article du 2 novembre), mais un journal a écrit, le 19 novembre:
Nous recevons directement de M. Alexandre Dumas fils, dit le Journal du Havre, des nouvelles de M. Alexandre Dumas père. L’état de l’illustre malade, inquiétant, il y a deux mois encore, s’est sensiblement amélioré. Après un travail excessif et un voyage fatigant, M. Alexandre Dumas s’est vu condamné au repos le plus absolu. De là tous les bruits qui ont couru sur sa santé et même sur sa raison. La vérité est qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, M. Alexandre Dumas, dont l’état physique est des plus satisfaisants, commence à reprendre ses habitudes d’esprit. Il y a deux jours il disait à son fils: « Demande donc au médecin si je peux faire une pièce en un acte ou un roman en un volume pour commencer ». Bref, l’appétit est bon, le sommeil est excellent, la bonne humeur est revenue, et le travail est prochain. Telles sont les nouvelles que nous donne M. Alexandre Dumas fils, en nous priant de rassurer les amis de son père, dont nous lui avons communiqué les inquiétudes.
*
Le 24 novembre 1870, à huit heures du matin, un jeune homme de vingt-quatre ans est mort dans une chambre d’hôtel de la rue du Faubourg-Montmartre, à Paris. L’hôtelier et un employé sont allés déclarer le décès. Le jeune homme a été enterré le lendemain dans une tranchée gratuite (fosse commune) du cimetière Montmartre. Aucun journal n’en a parlé. C’est à peine si je l’ai annoncé dans mon article du 24 novembre.
*
Alexandre Dumas, écrivain ultra-célèbre de soixante-huit ans, est mort près de Dieppe le 5 décembre 1870. Victor Hugo l’a appris le 29 décembre:
Il est malheureusement vrai que Dumas est mort. On le sait par les journaux allemands.
Nouvelle qu’il a contredite le 13 janvier:
Dumas n’est pas mort. Sa fille, Mme Marie Dumas, écrit qu’il se porte bien.
C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas annoncé sa mort le 5 décembre: personne n’en savait rien dans Paris!
Mais il était bien mort… Le Figaro du 16 février a raconté son enterrement:
Une personne de Dieppe nous a raconté aujourd’hui l’enterrement d’Alexandre Dumas; c’était, paraît-il une véritable scène à la Shakespeare, sous le rapport du paysage désolé et du manteau de neige qui l’environnait, — ainsi que dans certaines contrées de l’Asie, c’était le blanc qui était le grand deuil… À Paris, à une époque normale, la cérémonie eût eu plus de grandeur mondaine, mais telle que la firent les circonstances, malgré le simple discours du maire de Dieppe — à cause, peut-être, de ces simples paroles, elle y gagna un intérêt, une part de poésie intimes qui n’en laisseront que plus vif, dans le cœur des derniers amis, le ressouvenir du dernier adieu. Cette page mélancolique a d’ailleurs été reproduite par le pinceau à la fois sobre et chaud de Philippe Rousseau. Il y avait là, nous le comprenons, de quoi séduire l’imagination d’un peintre de talent. Après la paix, nous comptons voir ce tableau — d’histoire.
*
Le 20 janvier 1871, le cimetière Montmartre a déplacé les restes du jeune Isidore Ducasse quelque part dans le cimetière.
*
Après la guerre, Alexandre Dumas (fils) a fait déplacer la tombe de son père à Villers-Cotterêts. Et je ne vous parle pas du Panthéon.
*
C’est bien plus tard qu’on a commencé à parler d’Isidore Ducasse, mort, poète inconnu de vingt-quatre ans, sans doute de la tuberculose, pendant le siège de Paris. Ainsi, il est un des poètes du Livre des Masques de Remy de Gourmont, avec un portrait imaginaire par Vallotton, en 1896.
S’ils n’ont pas été les premiers à lire les Chants de Maldoror, publiés sous le pseudonyme « Comte de Lautréamont », André Breton et les surréalistes l’ont reconnu « pour un génie » et ont fait beaucoup pour la connaissance de son livre.
*
Pour en savoir plus, lisez ou relisez les Chants de Maldoror (par exemple sur Gallica). Ah, oui! et un roman policier d’Hervé Le Corre, L’homme aux lèvres de saphir (le titre est… d’Isidore Ducasse). Et vous y apprendrez peut-être aussi des choses sur le siège de Paris. Après le siège, la Commune, vous pourrez donc relire Dans l’ombre du brasier.
*
L’image de couverture est le portrait imaginaire de Lautréamont dessiné par Félix Vallotton pour le livre de Rémy de Gourmont. Il est sur Gallica, là.
*
À cet article court, j’ajoute (avant sa parution en décembre 2020) un lien sur une belle et excellente page d’archives réalisée par les archives de Paris pour le cent cinquantième anniversaire de la guerre franco-prussienne. Et je glisse des liens sur les différentes pages dans « mes » articles correspondant à ces dates.
Livres cités
Lautréamont (comte de), Les Chants de Maldoror, Bruxelles, Verboeckhoven et Cie (1869).
Hugo (Victor), Choses vues, Quarto Gallimard (2002).
Gourmont (Remy de), Le livre des masques: portraits symbolistes, gloses et documents sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui (les masques… dessinés par F. Vallotton), Mercure de France (1896-1898).
Le Corre (Hervé), L’homme aux lèvres de saphir, Rivages (2004), Dans l’ombre du brasier, Rivages-Noir (2019).
Cet article a été préparé en août 2020.