Lorsque j’ai préparé cet article, en juillet dernier, je pensais qu’il y aurait beaucoup de concerts Beethoven ces jours-ci. Et beaucoup de concerts tout court. Il y a seulement une semaine, je pensais d’ailleurs aller écouter demain un concert à Compiègne, au « théâtre impérial », — pas de Beethoven, mais un beau concert (voyez donc là, ça aurait valu le déplacement, non?). Mais non, pas de théâtre impérial, pas de concerts.
Et voilà. Beethoven a deux cent cinquante ans et c’est encore plus triste que quand il en a eu cent…
Car, forcément, si cette année est celle de son deux cent cinquantième anniversaire, 1870 était celle de son centenaire.
Salvador Daniel nous en avait avertis, dans La Marseillaise, en mars 1870. Les Américains, disait-il, préparaient déjà la fête.
Et les Parisiens?
On a beaucoup joué de Beethoven dans des concerts parisiens au cours de l’automne. Voyez notre article du 24 octobre: Pasdeloup dirigeait la cinquième symphonie. Une semaine plus tard, il dirigeait la sixième.
Le nom du compositeur apparaît sur bien des programmes de concert.
Les artistes des concerts populaires (les musiciens que Pasdeloup dirigeait) ont donné un canon à la Garde nationale et lui ont donné le nom de Beethoven — grâce à un concert au cirque national (toujours le même cirque, notre cirque d’hiver) donné le 13 novembre.
Il y a eu aussi des matinées littéraires organisées par la Société des gens de lettres, les 30 octobre et 5 novembre, au théâtre de la Porte Saint-Martin, encore pour donner un canon à la Garde nationale. Il s’agissait d’écouter des extraits des Châtiments de Victor Hugo, lus ou dits par des acteurs (dont Élise Duguéret, voir notamment notre article du 29 octobre, et Frédérick Lemaître) et… Patria, de Victor Hugo et Beethoven (croyait-on),
les deux mains pacifiquement unies de Victor Hugo et de Beethoven au-dessus des champs de bataille
comme l’écrivirent plusieurs journaux, dont, forcément, Le Rappel (daté du 9 novembre). Le 30 octobre, c’est Mme Gueymard Lauters qui chantait. Elle est allée chez Victor Hugo la veille:
Mme Gueymard est venue chez moi, pavillon de Rohan, et m’a chanté Patria. J. J. [Juliette Drouet] chante mieux qu’elle. Je lui ai donné quelques indications. La lecture des Châtiments est affichée. M. Raphaël Félix [le directeur de la Porte Saint-Martin] est venu m’informer de l’heure de la répétition demain. Je loue pour cette lecture une baignoire de cinq places, que j’offre à ces dames (35 frs).
Ah! ces grands hommes! Et celui-ci qui ne sait rien offrir sans en écrire le prix dans ses Choses vues !
Le 4 novembre, il écrit:
J’ai été à la répétition des Châtiments à la Porte-Saint-Martin. Étaient présents Frédérick Lemaître, Mmes Marie Laurent, Lia Félix, Duguéret.
Mais il ne parle plus de la chanteuse, et pas davantage le 5:
Aujourd’hui a eu lieu la lecture publique des Châtiments pour donner un canon à la défense de Paris.
Ce jour-là, c’est Mme Ugade qui a chanté Patria. Le texte en est bien un poème des Châtiments… il est bien clair que Victor Hugo intéresse plus Victor Hugo que Beethoven!
C’est pourtant le centenaire du musicien que nous voulons célébrer! Eh bien, contentons-nous de la presse.
Le Figaro daté du 19 décembre:
Un rapprochement attristant fait par le Soir : Aujourd’hui, 17 décembre 1870, on célèbre dans toute l’Europe artistique, le centenaire de Beethoven, et tandis que nos avant-postes tiraillent, on applaudit, à Aix-la-Chapelle, au grand festival, dans lequel on exécute une grande symphonie avec chœurs du maître: la Fraternité des peuples!
Le Rappel daté, lui aussi, du 19 décembre:
C’était hier le centenaire de Beethoven.
Il y aurait eu fête dans toute l’Europe pour l’anniversaire du principal musicien allemand, et pour écouter religieusement quelqu’une de ses grandes symphonies.
L’Allemagne a couvert du vacarme bête des fusils et des canons la voix du plus glorieux de ses fils.
De plus en plus triste, Le Figaro daté du 21 décembre:
Deux Hanovriens sont de faction aux avant-postes.
— Dis-donc, Fritz, tu sais qu’on a célébré, le 17, à Aachen (Aix-la-Chapelle), le centenaire de Beethoven.
— Ah ! Et qu’est-ce qu’on a joué?
— La grande symphonie en ut: La Fraternité des peup…
— Des…? Pourquoi donc n’achèves-tu pas ?
Pourquoi!… Mais parce qu’il venait d’avoir la tête emportée par un boulet du mont Valérien… tout simplement.
Espérons que le deux-cent-cinquantenaire sera moins sinistre! En tout cas, on ne va pas au concert…
*
Ce n’était pas du Beethoven, mais peut-être Victor Hugo croyait-il vraiment que c’en était? La partition (un arrangement pour piano) avec cette belle image de couverture est anachronique, elle date de 1878. Mais je n’ai pas su résister à cette image quand je l’ai vue sur Gallica, et donc la voici en couverture.
Livre cité
Hugo (Victor), Choses vues, Quarto Gallimard (2002).
Cet article a été préparé en juillet 2020.