Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
74. Vendredi 4 mars 1870
Aujourd’hui, l’éditorialiste est « Le numéro 444 » qui consacre ses « Lettres de la Bastille »,à un échange de bons procédés, des postes ministériels à des orléanistes (Louis-Philipards) contre un fauteuil à l’Académie pour Ollivier, montrant la coalition de tous les partis monarchiques, avec seule adversaire la République ;
annonce mystérieuse d’un numéro exceptionnel à 50 centimes pour mardi prochain ;
dans les « Nouvelles politiques », je note la suppression de la peine de mort en Prusse ;
le « Courrier politique » d’Arthur Arnould, met sur le même plan l’hercule de foire qu’est la droite et l’escamoteur qu’est la gauche parlementaire, le césarisme des bonapartistes et le parlementarisme des orléanistes, tous sifflés par le peuple :
ce qu’il veut, c’est briser sa laisse, non la savoir en d’autres mains ;
il y a longtemps que nous n’avons pas parlé du « feuilleton », hier s’est terminée l’épisodique longue nouvelle destinée à faire patienter les amateurs de Claretie dont on nous a promis le retour pour demain, en attendant la place est prise aujourd’hui par le feuilleton scientifique d’Alfred Naquet, sur « Encore une cause occulte qui tombe », titre mystérieux, le début ne l’est pas moins,
il s’agit de la migration des principes immédiats dans les végétaux,
ah ! le sucre et l’amidon, par exemple, qui se déplacent dans les plantes pendant leur croissance ;
Habeneck nous parle du rapprochement entre deux vieillards qu’il ne nomme pas, l’un aux Tuileries (Napoléon III) et l’autre place Saint-Georges (Thiers) ;
Achille Dubuc revient nous parler du Creuzot (voir le journal de demain) ;
suit la lettre envoyée par Raspail à ses électeurs lyonnais à propos du 24 février ;
des nouvelles de la monnaie du pape ;
le « Bulletin du mouvement social » donne des nouvelles des ouvriers de Rethel dans les Ardennes, qui ont constitué une société de résistance et de solidarité, des nouvelles aussi de l’Association internationale des travailleurs à Lyon et des nouvelles des grèves (tisserands de Bédarieux, typographes de Roubaix, métallurgistes de Dijon, mineurs de la Motte) ;
c’est Louis Noir qui signe la « Tribune militaire », il y décrit une salle de police, une variante de la prison nommée « le clou » en argot militaire ;
les « Échos » annoncent la fin du carnaval et l’admission d’un « homme de couleur » au Sénat américain ;
je passe « Les Journaux » ;
Raoul Rigault est bien de retour, et reprend sa rubrique les « Magistrats de l’empire » avec un M. Falconnet ;
dans les « Réunions publiques », je note la souscription pour le banquet et le bal de la Fraternité israélite et je m’attriste de l’enterrement civil d’un bébé de deux mois, Jeanne Marguerite Lafargue, dont le journal ne dit pas qu’elle était la fille de Laura Marx et Paul Lafargue ;
les « Notes de prison » de Puissant, continuent à Mazas ;
Morot décrit l’ambiance du tribunal qui a attribué les peines dont il a fait la liste hier ; après les listes de souscription ; un article sur Beethoven et Berlioz par Salvador Daniel ; puis la Bourse et les théâtres.
Un peu de musique pour aujourd’hui, en hommage à l’oublié Francisco Salvador Daniel… et à la petite Jeanne Marguerite. Rappelons à nos lecteurs que Berlioz était aussi l’auteur d’une orchestration de… la Marseillaise.
MUSIQUE
Le hasard amène parfois de singuliers rapprochements.
Voici qu’on annonce en même temps deux festivals : le premier aura lieu le 8 mars, jour anniversaire de la mort d’Hector Berlioz ; le second a pour objet de célébrer le centième anniversaire de la naissance de Beethoven.
Quoi ! Une fête musicale en commémoration de la mort d’Hector Berlioz, de ce maître si dédaigné pendant toute sa vie, de ce génie méconnu — je devrais dire inconnu — à ce point que le jour de ses funérailles, il y aura un an à pareille date, les organisateurs de la cérémonie, ignorant sans doute que Berlioz avait composé une admirable Messe de requiem, ont jugé convenable de combler les lacunes du programme avec des petites machines emprutées au répertoire de MM. X, Y ou Z.
Et, comme s’il ne suffisait pas que, par une bizarre ironie du sort, les obsèques de ce pauvre grand dénigré aient été accompagnées par la musique de ceux-là même qu’il avait poursuivis de ses critiques les plus acerbes, voici qu’on choisit pour cette fête musicale en son honneur, la salle de l’Opéra, de cet Opéra qui, après avoir exécuté un seul ouvrage de Berlioz, Benvenuto Cellini (représenté pour la première fois le 3 septembre 1838 et fort mal accueilli par les habitués de ce théâtre) en a laissé la partition dans le désordre le plus complet et n’a jamais témoigné l’intention de le remettre à l’étude, bien qu’il ait été depuis publié à Brunswich et représenté avec succès sur toutes les scènes importantes de l’Allemagne.
Un festival à l’Opéra, en l’honneur de Berlioz, alors qu’on n’a pas trouvé de place, même pour son buste, dans cet immense bazar qui, sous prétexte qu’il sera le temple de la musique et de la danse, est enjolivé de niches assez nombreuses pour abriter les traits de tous les saints et martyrs connus et inconnus du calendrier musical ?
Les temps auraient-ils changé à ce point qu’il nous serait donné d’entendre exécuter religieusement, fidèlement ces œuvres inspirées de Byron et de Goethe, Harold en Italie, la Damnation de Faust, ou encore l’admirable ballade à trois chœurs écrite sur la poésie de Victor Hugo, Sarah la Baigneuse, qui fut exécutée une seule fois à Paris sous la direction de l’auteur, par la société philharmonique fondée, comme tant d’autres, en 1848, et dont l’existence éphémère n’est pas sans analogie avec la durée du régime qui l’avait vu naître ?
Serions-nous appelés à assister à une reprise de Benvenuto ou des Troyens ; ou bien aurions-nous la bonne fortune d’applaudir l’ouverture du Roi Lear et la symphonie de Roméo et Juliette, cette symphonie qui, exécutée à Londres, faisait dire aux auditeurs enthousiasmés :
Maître, vous comprenez Shakespeare !
S’il en était ainsi, le festival en question ne célébrerait plus la mort, mais bien la naissance, ou tout au moins la résurrection de Berlioz ; or, nous l’avouons en toute sincérité, nous ne croyons pas aux miracles.
Non, les temps ne sont pas venus, de fêter la naissance de celui que nous considérons comme une des gloires musicales de l’époque.
Non, les temps ne sont pas venus pour un revirement d’opinion aussi complet, pour ce que nous appellerions volontiers une expiation.
Aussi va-t-on, le 8 mars, organiser une fête commémorative de la mort du grand musicien qui, méconnu dans sa patrie et épuisé par les fatigues de la lutte, dut se résigner sur la fin de sa carrière à accepter à l’Institut la succession d’A. Adam, et à la bibliothèque du conservatoire celle de Clapisson.
Car il fut membre de l’Institut, le pauvre grand homme ! Et c’est à cette qualité certainement bien plus qu’à sa valeur personnelle qu’il convient d’attribuer l’organisation du festival officiel qu’on organise en son honneur.
Oh ! On fera bien les choses !
Le choix des morceaux n’est pas encore définitif ; pourtant, nous pouvons mentionner comme devant en faire partie le sextuor des Troyens, le duo de Béatrix et Bénédict, la Captive, et des morceaux choisis de… l’Alceste de Gluck.
Pourquoi l’Alceste, direz-vous peut-être ?
Par cette raison très légitime que Berlioz professait une admiration profonde pour les œuvres de Gluck.
Si nous avions une voix au chapitre, nous nous appuierions sur une raison semblable à propos de Shakespeare pour demander l’introduction dans le programme d’un fragment du Roméo de M. Gounod et de l’Hamlet de M. A. Thomas ; et il nous semble que la soirée pourrait être convenablement terminée par une apothéose chantée sur les vers de Scribe — encore une des adorations de Berlioz — en les modifiant de la manière suivante :
À l’Opéra, ta demeure dernière,
On t’exécute ; Hector es-tu content ?
—
Mais laissons là le festival Berlioz et ses organisateurs officiels et officieux, pour dire quelques mots de celui qui a pour but de célébrer le centième anniversaire de la naissance de Beethoven.
On a déjà commencé la construction d’une salle immense qui coûtera deux millions. Vous lisez bien : j’ai écrit deux millions ; et pour que vous n’en doutiez plus, j’ajoute qu’il s’agit de deux millions de francs.
Il y aura cinq mille exécutants, c’est-à-dire cinq fois plus que n’en contenait le Palais de l’Industrie, le jour de la distribution des récompenses aux exposants, en 1867.
Le nombre des auditeurs sera en proportion.
On travaille à l’installation d’un orgue d’une grande puissance, construit spécialement pour la circonstance.
Les plus grands artistes tiennent à honneur de figurer sur le programme.
Et voilà pourquoi, tandis que notre monde officiel s’apprête à célébrer l’anniversaire de la mort de Berlioz, j’ai pensé qu’il était utile de mettre en opposition avec nos allures timides et hésitantes, l’énergique activité de ces fiers républicains qui ne seront arrêtés par aucun obstacle pour célébrer dignement l’anniversaire de la naissance de Beethoven, de ce génie immense dont, mieux que nous, ils pourront apprécier la valeur ; plus heureux que nous, en effet, car ils n’auront qu’à choisir entre Washington et Lincoln pour retrouver l’image du grand citoyen que Beethoven évoquait lorsqu’il composait sa Symphonie héroïque.
F. SALVADOR DANIEL
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La photographie de Jenny (alias J. Williams) et Laura Marx (bien avant la naissance et la mort de sa fille Jeanne Marguerite Lafargue) est, pour une fois, un « copier-coller », ce qui veut dire que j’en ignore l’auteur, la date et la source.
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