Lorsque j’ai préparé la publication du livre d’Alix Payen, C’est la nuit surtout que le combat devient furieux, j’ai décidé d’y inclure plusieurs lettres de Louise Milliet, la jeune sœur d’Alix. En particulier celle que je reproduis ci-dessous (et que j’ai déjà publiée dans un article ancien de ce site), dans laquelle elle évoque le 22 janvier. Ce qu’elle raconte sur le pillage de boulangeries municipales ne m’évoquait vraiment rien, et je l’ai indiqué. Depuis, j’ai élargi et approfondi ma connaissance de cette période. Et j’ai compris de quoi elle parlait. Voici donc sa lettre, je la fais suivre des explications — pour lesquelles j’ai reçu l’aide de Gustave Flourens. 

Louise Milliet écrit à son frère Paul.

23 janvier 71

Voici deux nuits que nous couchons chez Alix [Louise et ses parents habitent boulevard Saint-Michel, comme Geneviève Bréton — voir notre article du 8 janvier — sous le bombardement prussien, alors qu’Alix et son mari vivent sur la rive droite, rue Martel, dans le dixième arrondissement]. La nuit précédente, maman n’avait pas pu dormir à cause du bruit des obus, puis tout le monde déménage de la maison, et tous nous conseillent de partir. Nous nous sommes décidées, au grand déplaisir de papa. Enfin, puisque c’est une nécessité! Rosalie va chercher notre maigre ration de pain.

Les affaires politiques ne marchent pas bien. Hier, nous quittions notre appartement, chargées de paquets; nous savions que l’omnibus ne part plus que de la fontaine Saint-Michel. Là on nous dit qu’il ne marche plus du tout; on craint que les voitures soient renversées pour faire des barricades. — Impossible de passer sur le pont Saint-Michel; nous faisons un grand détour, mais il y avait une foule de brancardiers qui allaient et de blessés qui revenaient. Bien des gens, tombés dans la bousculade, étaient tout beurrés de boue. Le bataillon de Belleville était allé libérer Flourens emprisonné à Mazas [voir notre article du 21 janvier]. Ils voulaient renverser le Gouvernement et proclamer la Commune. On a pillé deux mille rations de pain dans les boulangeries municipales. Cela va priver bien des pauvres gens. On criait: « À bas Trochu! » Il a été obligé de donner sa démission de Gouverneur de Paris [il avait démissionné avant la manifestation, voir notre article du 22 janvier]. C’est Vinoy qui a pris sa place: on ne gagne pas beaucoup au change. — Le bataillon de Belleville voulait la Commune [comme nous l’avons vu, dans notre article d’hier 23 janvier, il n’y avait pas de bataillon de Belleville]; les mobiles bretons défendaient Trochu, et ils se sont tirés des coups de fusil. Il y a eu 20 morts et 40 blessés. C’est vraiment triste de voir qu’on se tue entre Français.

Trochu n’a plus la confiance de personne; il a parlé et agi de façon à épouvanter la population et à semer le découragement. L’armistice de deux jours, qu’il demandait pour enterrer les morts et enlever les blessés, lui ont [a] été refusés.

De chez Alix nous entendons bombarder Saint-Denis. Il nous faudra peut-être déguerpir bientôt, on n’est en sûreté nulle part.

J’ai vu passer l’autre jour des prisonniers prussiens; ils étaient tout jeunes et avaient des mines de galériens.

Louise Milliet se montre ici très sensible aux on-dit. Je vais me concentrer sur la phrase que j’ai mise en évidence (en rouge). Je donne la parole à Gustave Flourens pour des informations sur ce qui n’est, encore une fois, qu’une grossière calomnie. Nous sommes au soir du 21 janvier — ou peut-être aux petites heures du 22 janvier. Flourens et ses libérateurs sont à la mairie de Belleville (voir au besoin notre article du 21 janvier).

Beaucoup de libérateurs de Flourens venaient des avant-postes, n’avaient rien pu trouver à manger depuis le matin. Il prend vingt francs dans sa bourse, envoie chercher du pain dans le voisinage. À cette heure avancée de la nuit, il fut impossible d’en trouver nulle part. Alors, il fait donner à chaque homme très-régulièrement, et contre réquisition signée de lui , un petit morceau de pain et un verre de vin, pris sur les provisions de la mairie. Ils étaient cent hommes, et rien de plus ne fut pris à la mairie.

Le lendemain, tous les journaux reproduisaient un télégramme du commandant du 2e secteur, d’après lequel « Flourens aurait pris deux mille rations de pain! » L’exagération même et l’absurdité de cette odieuse calomnie auraient dû la faire tomber, eh bien ! il y a des gens qui l’ont crue. Calomniez, calomniez, comme dit Basile, il en reste toujours quelque chose. Le lendemain, M. Jules Ferry ne laissa pas faire de distribution de pain chez les boulangers de Belleville. Peut-être d’honnêtes gens se sont-ils imaginé, grâce à cette manœuvre infâme, que Flourens les avait privés de pain.

En effet, il y a des gens qui l’ont cru! Il faut dire que « tous les journaux », dit Flourens, c’était à commencer par le… Journal officiel. Dans son numéro daté du 23, on lit:

Après ce premier acte de violence [la libération de Flourens et des autres à Mazas] les émeutiers, en assez petit nombre, se sont portés sur la mairie du 20e arrondissement, dans le but d’y installer le quartier général de l’insurrection. Leur entreprise n’a pas obtenu un succès de longue durée. Néanmoins. elle s’est assez prolongée pour qu’ïls aient pu commettre les actes les plus blâmables. Les insurgés, en effet, au risque de livrer au supplice de la faim toute la population indigente de Belleville, se sont emparés de deux mille rations de pain. Ils ont en outre bu une barrique de vin réservée aux nécessiteux, et dévalisé un épicier du voisinage.

Je conclus par un dernier mot de Gustave Flourens — et je renvoie à l’article du 20 décembre.

Il aurait dû être inutile de dire ici que Flourens a dépensé beaucoup de son argent pour l’organisation de la garde nationale, qu’il n’a pas touché un seul sou des traitements auxquels il a eu droit sous la République, ni du traitement mensuel de trois cents francs comme membre de la commission des barricades, ni de celui de trois cents francs comme chef d’un bataillon de marche, ni de celui de trois cents francs comme maire-adjoint d’un des arrondissements de Paris. Et le voilà transformé en voleur de pain ! Monsieur Jules Ferry, quand donc nous rendrez-vous vos comptes?

*

Je reviens aux prisonniers prussiens et à leurs mines de galériens. Ceux que l’on voit sur l’image de couverture sont parus dans Le Monde illustré daté du 22 octobre 1870. Trois mois avant, donc. Ce ne sont sans doute pas ceux dont parle Louise Milliet dans sa lettre. Ni le dessinateur, ni les dames qui les entourent — pour une fois, il y a des femmes — n’ont l’air de leur trouver des mines de galériens…

Livres cités

Payen (Alix)C’est la nuit surtout que le combat devient furieux Une ambulancière de la Commune, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2020).

Flourens (Gustave)Paris livré, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.

Cet article a été préparé en juin 2020.