Arthur Arnould nous a raconté hier ce qu’il avait vu place de l’Hôtel-de-Ville le 22 janvier. Mais il n’a pas tout vu.

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Il n’a pas vu ce que montre l’image de couverture. C’est une des planches des Damnés de la Commune de Raphaël Meyssan (p.92, tome 1). Et d’ailleurs, qu’y voit-on? La gravure originelle est parue dans le Illustrated London News sous le titre Attack of the City Hall by insurgents, January 22, 1871. « Attaque de l’Hôtel de Ville par des insurgés »… Le simple ajout des bulles — et surtout des « Pan! » et « Ta-ta-ta-ta-ta! » aux fenêtres de l’Hôtel de Ville — et la lecture de gauche à droite inversent le point de vue: l’Hôtel de Ville tire sur les manifestants.

Une occasion de revenir sur le travail remarquable accompli par Raphaël Meyssan — que je remercie pour l’envoi de cette image.

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Et il reste pas mal de questions, que faisait la Délégation de vingt arrondissements? que faisait Blanqui? que faisait Flourens? et encore d’autres…

Flourens répond à la question à son sujet:

Un seul chef de bataillon se rendit à l’appel de Flourens, et encore sans son bataillon, et déclarant qu’il n’y avait rien à faire en ce moment, que l’on n’était pas assez animé contre les traîtres, que toute tentative d’action serait stérile et sans effet. L’esprit de plusieurs chefs de bataillons avait bien changé, depuis que le gendarme Clément Thomas les tenait sous son sceptre de fer. Des amis, venus d’autres quartiers où ils avaient vu l’état moral de la population, engagèrent fortement Flourens à laisser un peu venir les événements. Il y consentit, voyant qu’il n’y avait rien de mieux à tenter pour le moment, licencia sa petite troupe et rentra en maison sûre.

Quant à la délégation des vingt arrondissements… le long (35 pages) chapitre intitulé « Le comité central républicain et la journée du 22 janvier » du livre de Dautry et Scheler raconte bien ce qui se passe du 31 octobre à l’affiche rouge de janvier, contient un procès verbal d’une réunion tenue le 6 janvier — et présidée par Théodore Sapia — et pas mal de critiques sur l’Alliance républicaine, mais je n’y ai rien vu qui indique que le comité central républicain avait appelé à participer à cette journée. Cela reste donc une question.

Est-il légitime d’attribuer à la délégation une préparation quelconque de la journée? Rien ne l’autorise vraiment.

Pourtant Dommanget parle d’une préparation longue et minutieuse confiée à une commission de cinq membres comprenant Tridon et Vaillant, qui

travailla dans un secret si absolu que Blanqui lui-même ne fut averti que le matin par Flotte.

Ce qui nous amène à la question « que faisait Blanqui? » Et Dommanget nous dit:

Il se montra très contraire au mouvement mais laissa toutefois ses partisans agir comme ils l’entendaient.

Et il confirme, ce qu’Arthur Arnould n’avait pas précisé, que le 101e bataillon, celui qui avait traversé la Seine, était commandé par Émile Duval, il confirme aussi la présence d’Henri Place (Verlet) qui avait aidé à libérer Flourens la veille (voir notre article du 21 janvier).

Dommanget juge la journée du 22 janvier comme

un suprême sursaut de la colère populaire contre lequel les leaders extrémistes ne pouvaient se dresser, mais qui était d’avance vouée à l’échec.

Avec pas mal de dureté, il commence sa relation de ce moment par ce que Blanqui en a dit, beaucoup plus tard, devant le Conseil de guerre qui l’a « jugé » après la Commune:

Je repousse toute participation à ce mouvement, car cette participation me constituerait en état d’imbécilité.

Ce ne sont peut-être pas les termes dans lesquels Blanqui a pensé les choses sur le moment.

Je reprends la description de cette journée. Dans le livre de Geffroy:

[…] une députation, conduite par Tony-Révillon, entre à l’Hôtel de Ville, est reçue par l’adjoint au maire de Paris, Gustave Chaudey. La démission du gouvernement, son remplacement par la Commune, c’est le vœu exprimé par ces premiers délégués, qui s’en viennent au café de la garde nationale, à l’angle de la place et de la rue de Rivoli.

Ah! Arthur Arnould n’avait pas précisé la nature de la revendication — et Dommanget n’en parle pas.

Il y a là Blanqui et ses amis, et d’autres vaincus du 31 octobre, se refusant à jouer, à cette date, la partie perdue, mais anxieux des événements, de l’imprévu.

Blanqui était bien là, à proximité. Le récit de la fusillade raconte l’histoire que nous avons lue hier sous la plume d’Arthur Arnould. Je passe l’arrivée des bataillons et la fusillade.

Un moment, la place est vide, quelques morts étendus, des blessés qui font effort pour se relever. Un seul homme est debout à l’angle de la place, devant le café de la Garde nationale, une frêle silhouette aperçue par quelques-uns dans le brouillard d’hiver et la fumée de la bataille: Blanqui, désespéré, qui veut voir et savoir, qui scrute cette place de Grève où vient de passer le souffle de la mort, ces fenêtres d’Hôtel de Ville illuminées de coups de feu.

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Je rappelle aussi un article d’Élisée Reclus, paru dans La République des Travailleurs, et que j’ai reproduit dans un article ancien.
Et, oui, il y a eu des morts, je l’ai dit hier, voici la nécrologie d’un « inconnu », parue dans le même numéro du même journal. Je la cite en vert, elle est signée L. Champseix, sans doute André Léo, mais peut-être aussi Léo Champseix, un de ses fils, qui était lui aussi place de l’Hôtel-de-Ville le 22 janvier.

 

Munier [Jules Munier, tapissier de 37 ans, demeurant rue Nollet 32], un noble cœur, un digne patriote de moins. Père de quatre enfants, et volontaire aux bataillons de marche, cela dit tout. Une de ces vaillance héroïques dont vient de triompher la lâcheté de nos gouvernants. C’était, dans la vie privée, un homme doux et calme, adoré de sa femme et de ses enfants, ami de la justice et de l’égalité. Il se rendit le 22 janvier à l’Hôtel de Ville, afin de tenter un dernier effort pour arracher la France à ses assassins. Ils le tuèrent. Se sentant mourir, il retira de sa poche son livret de l’Internationale, et, le présentant à un ami

Portez cela, lui dit-il, à ma pauvre femme, que je laisse dans la misère. Qu’elle sache, au moins, ce que je suis devenu.

Voilà les hommes que leurs assassins osent flétrir. Oui, monsieur Ferry, vous avez raison: un crime odieux a été commis le 22 janvier. On a fusillé les citoyens les plus clairvoyants, les plus dévoués, les plus braves; on a tué des femmes, des enfants; on a mitraillé le peuple. Et tout ça pour arriver à un crime plus odieux encore: à livrer Paris après Metz, après Sedan!
Un autre de nos amis, Pelletier [François Pelletier, serrurier de 33 ans, demeurant rue des Acacias 1], est tombé le même jour. Honneur et regrets à ces victimes! Regrets, non: les douleurs que nous souffrons leur sont épargnées. Maintenant le Paris des vivants ne vaut pas celui des morts!

L. CHAM[P]SEIX

Sur les pertes de l’Association internationale dans le dix-septième, voir aussi notre article du 26 janvier.

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Il me reste quelques questions. Par exemple, à quel titre Raoul Rigault et Théodore Sapia étaient-ils là? Avec quels gardes nationaux? [Ajouté le 24 janvier 2021. Pierre-Henri Zaidman me dit que, avec certitude, étaient présents sur la place  la 5e compagnie du 173e, les 61e (Montmartre, avec Razoua), 101e et 134e (treizième arrondissement), 207e (dix-septième), 146e (quatorzième, celui de Sapia). Sur Sapia, voir ses articles dans Gavroche cités ci-dessous.]

Par contre, je peux répondre à une question que vous n’avez pas posée: à quelle heure les gardes nationaux ont-ils tiré sur l’Hôtel de Ville? Une réponse est donnée par Victorine Brocher, dans la page (qui n’est plus) manquante de ses souvenirs: la pendule a reçu une balle qui l’a arrêtée à quatre heures vingt…

Livres cités

Meyssan (Raphaël)Les Damnés de la Commune, 1-À la recherche de Lavalette, Delcourt (2017).

Flourens (Gustave)Paris livré, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.

Dautry (Jean) et Scheler (Lucien)Le Comité central républicain des vingt arrondissements de Paris, Éditions sociales (1960).

Dommanget (Maurice), Blanqui, la guerre de 1870-71 et la Commune, Domat (1947).

Geffroy (Gustave)Blanqui L’Enfermé, L’Amourier (2015).

Zaidman (Pierre-Henri)Aux origines de la Commune, un blanquiste inconnu, Pierre Théodore Emmanuel Sapia, dans Gavroche 121 et 122 (2002).

Cet article a été préparé en juin 2020.