Pour raconter ce 21 janvier, j’utilise trois « témoins », Gustave Flourens, Gustave Lefrançais et Arthur Arnould, et quelques historiens, Maurice Dommanget, Georges Duveau, Jean Dautry et Lucien Scheler.

Gustave Lefrançais — toujours emprisonné à la Conciergerie — je reprends la citation de l’article du 19 janvier:

C’est à Montretout et à Buzenval qu’après une journée d’héroïques efforts qui eussent pu amener une sérieuse victoire — avouent eux-mêmes les journaux réactionnaires –, les gardes nationaux de Paris ont vu échouer leur généreux élan devant l’évidente trahison de Trochu et de tous les chefs militaires chargés de préparer l’opération.

Ceux de nos amis qui nous racontent les faits en pleurent de rage. Le chef de bataillon Rochebrune [Rochebrun], qui avait combattu dans les rangs de l’insurrection polonaise en 1863, est glorieusement tombé en poussant sur Rueil.

L’exaspération est au comble. Les révolutionnaires ont résolu d’en finir, coûte que coûte, avec la bande de l’Hôtel de Ville.

Ils doivent descendre cette nuit. Ils pensent même nous enlever ainsi que Flourens dont on a fini par s’emparer [voir notre article du 7 décembre], et qui se trouve, avec le citoyen Bauer [Bauër], à Mazas. Ils nous recommandent de nous tenir prêts à tout événement.

Les gardiens ont eux-mêmes l’air fort troublé. Ils s’attendent évidemment à quelque chose. Le directeur est à la fois plus obséquieux et plus réservé que d’habitude. Il nous considère sans doute comme les maîtres possibles de demain… [on ne vient pas les chercher, on ne les « libère » pas, et ils se retrouveront, trois jours plus tard, dans le donjon de Vincennes.]

Maurice Dommanget:

Après l’insuccès de Buzenval le 19 janvier, la colère monte comme au 31 octobre. À l’enterrement du colonel Rochebrune [Rochebrun], on parle de s’emparer du corps et de le transporter à l’Hôtel de Ville. L’après-midi du 21, cent trente hommes environ, blanquistes pour la plupart et parmi eux Henri Place [notre ami Henri Verlet de La Patrie en danger], délivrent Flourens et les autres prisonniers politiques de Mazas.

Avec tambours et drapeaux rouges, précise Gustave Flourens, qui continue:

À côté de la grande porte de fer de Mazas, par où entrent les voitures cellulaires, se trouvent: à droite, une petite porte de service, à gauche, un poste occupé par une trentaine de gardes nationaux. À l’intérieur de la prison, qui contient douze cents détenus, tout le service de nuit est fait par six gardiens, un pour chaque division, et par un sous-brigadier. Comme le directeur, les greffiers, le brigadier-chef et les sous-brigadiers sont logés dans le pavillon faisant face à l’entrée, la petite porte de service reste ouverte jusqu’à minuit et même au delà pour laisser entrer ces employés et leurs familles.

S’emparer de cette porte par une surprise habilement menée, tout le succès de l’opération était là. Une fois maître de cette entrée, on était maître de la prison. Maître pour toute la nuit, car Mazas n’a pas de communications électriques souterraines avec Paris; maître, sans qu’il fût possible au poste de garde nationale de résister. Aux approches de Mazas la petite colonne s’arrêta un moment, quatre hommes déterminés furent envoyés en avant qui surprirent la porte de service sans coup férir. Alors la colonne avança, tambours battant la charge. Afin de procéder en bon ordre, au lieu d’envahir la prison, on envoya au directeur des délégués en parlementaires:

Nous sommes l’avant-garde de six mille hommes qui marchent sur Mazas. N’essayez pas de résister. Rendez-nous de suite le citoyen Flourens qui est illégalement détenu ici.

Le directeur ayant voulu refuser, on le menaça de mort, on l’obligea à céder à la force.

C’était le samedi 21 janvier, à onze heures et demie du soir. Ses amis [selon Georges Duveau, les amis qui lui ont rendu visite sont Amilcare Cipriani (voir notre article du 15 décembre) et Henri Place] lui ayant promis que la semaine ne s’écoulerait pas sans qu’il fût délivré, Flourens attendait dans sa cellule, tout prêt à partir. Ses amis arrivent. Maître de la prison [toujours selon Duveau, Cipriani avait mis un revolver sous le nez du directeur, celui-ci se montra très sage, et « les rouges » s’emparèrent sans difficulté de la prison], il fait alors délivrer les détenus politiques qui s’y trouvaient dans d’autres divisions. Puis il fait former sa petite troupe, et monte à Belleville. Maire-adjoint du vingtième arrondissement [voir notre article sur les élections le 5 novembre], il s’empare de la mairie où l’avait appelé le suffrage de ses concitoyens, et où trônait illégalement la commission nommée par M. Jules Ferry. Il envoie prier ses collégues légitimes à cette mairie de venir se joindre à lui, pour y constituer un pouvoir populaire. Il envoie, au nom du peuple, ordre aux chefs de bataillons de l’arrondissement de prendre position sur le boulevard de Puebla. Il voulait, dès qu’il aurait eu ces bataillons à sa disposition, s’emparer avec l’un de l’état-major de la garde nationale, avec les autres de l’Hôtel de Ville et de la préfecture de police. Il était temps encore de tout sauver. Réorganiser l’armée révolutionnairement en trois jours, puis marcher aux Prussiens, et vaincre, cela était possible.

Georges Duveau:

Succès éphémère, car Flourens ne parvient pas à regrouper la légion de son arrondissement. Une compagnie de douaniers chasse de la mairie de Belleville Flourens et les rouges. Cet échec n’abat pas cependant les espérances des communalistes qui décident de se porter le lendemain à l’Hôtel de Ville.

Si en octobre les lueurs de la démocratie descendaient vers l’Hôtel de Ville en partant de Belleville, ce sera un peu différent demain 22 janvier. Comme le disent Dautry et Scheler:

[…] sa libération par la volonté populaire ne fut pas employée par Flourens à réussir ce qu’il avait manqué le 31 octobre. Avec Sapia et Rigault, l’initiative passa aux gardes nationaux du XIIIe et du XIVe arrondissements.

Mais une petite pagaille organisationnelle fit que beaucoup de monde se rassembla le 22 janvier sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Arthur Arnould participait, lui, à l’ « Alliance républicaine ». Voici ce qu’il raconte:

La question se réduisait à ceci: empêcher la signature d’une paix honteuse qui était le suicide de la France, et livrerait certainement la République sans défense aux attaques des irréconciliables ennemis du peuple.
[…]
La Commune, maîtresse de Paris, Gambetta [comme le signale l’auteur dans une note de bas de page, on ignorait la véritable allure de la politique de Gambetta] avait carte blanche pour continuer la guerre, sans qu’on lui imposât un armistice qui jetait le pays aux Prussiens et la République à Thiers.
[…]
On résolut d’agir. La proclamation [de l’Alliance républicaine] votée, fut imprimée et affichée le 22 janvier au matin.
La veille, on s’était mis en rapport avec quelques délégués des faubourgs et de plusieurs sections de l’Internationale, qui avaient promis le concours de leurs bataillons. Le rendez-vous général était pour deux heures, sur la place de l’Hôtel-de-Ville.

Eh bien, rendez-vous demain à deux heures ou un peu avant…

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Flourens sortant de Mazas le 21 janvier a été dessiné par un M. Provost pour Le Monde illustré, qui a fait graver et a publié cette image dans son numéro daté du 28 janvier.

Livres cités

Lefrançais (Gustave), Souvenirs d’un révolutionnaire, La Fabrique éditions (2013).

Dommanget (Maurice), Blanqui, la guerre de 1870-71 et la Commune, Domat (1947).

Flourens (Gustave)Paris livré, Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871.

Duveau (Georges)Le Siège de Paris, Hachette (1939).

Arnould (Arthur)Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Bruxelles, Librairie socialiste Henri Kistemaeckers (1878), — réédition avec une préface de Bernard Noël, Paris, Klincksieck (2018).

Cet article a été préparé en juin 2020.