De mes livres rangés, plus ou moins, par thèmes, par ordre alphabétique mais aussi par taille, le voici qui surgit. Un mauvais roman. Et me voilà donc en contradiction avec les principes énoncés dans un article précédent puisque je vous en parle. Je vais bien sûr vous expliquer de quoi il s’agit et pourquoi je le trouve mauvais.
Mais surtout, pourquoi je vous en parle quand même. Le livre est présenté comme un journal, « les carnets d’un fédéré de la Commune » tenu par Martial Senisse et retrouvé par un descendant d’un de ses oncles, Jean-André Faucher. Le journal fictif est un genre romanesque et, pour en rester à la Commune, Le Canon Fraternité est une belle réussite de ce genre — sauf qu’il ne s’intitule pas « les carnets de Florent Rastel » mais bien « Le Canon Fraternité, roman ».
Je ne sais pas si Jean-André Foucher pensait tromper ses lecteurs, mais ce journal fictif est souvent passé pour authentique — et ce n’est pas fini, j’en donnerai des exemples.
Bien entendu, le problème, comme j’ai eu souvent l’occasion de le dire, c’est qu’on a peu de témoignages de l’événement « Commune » et donc que les carnets d’un fédéré sont un texte que nous aimerions tous trouver et lire. Comme le savent les historiens de l’art, tous les bons faux tableaux sont des « chaînons manquants », des tableaux désirés. Dans le cas de ces carnets, le désir devait être grand, parce que ce n’est même pas un bon faux!
Mais de quoi s’agit-il?
Martial Senisse arrive à Paris le 25 février 1871. Une aubergiste « à la barrière de la Glacière », donc à l’intérieur des fortifications, lui dit « qu’à l’intérieur des murs » [?? ça commence bien…],
ils crèvent de faim, les Parisiens. Ils n’ont que trente grammes de viande de cheval par jour et trois cents grammes de mauvais pain noir.
Le 25 février, il n’y avait plus de rationnement et l’on pouvait même manger du pain blanc. Ici, on frémit en pensant que Jean-André Faucher est l’auteur d’un livre en trois tomes intitulé La véritable histoire de la Commune. Mais revenons à Martial Senisse. Le même jour, après être allé rue Monge, faubourg Saint-Antoine, à la Salpêtrière, à nouveau rue Monge, au bord de la Seine, rue Monge encore (c’est là que vit sa future femme), il participe à une réunion dans le restaurant des Cochers rue Campagne-Première — il est vrai que c’est un bon marcheur, il est « monté » à Paris à pied. Dans ce restaurant, il fait la connaissance de Bastelica (dont je croyais, mais je peux me tromper, qu’il n’était arrivé à Paris qu’en mars), de Rogeard, de Passedouet, de Roullier, de Noro, d’Avrial et de Ranvier — tout ce beau monde dans le quatorzième. Le lendemain 26 février, il est à la Bastille — comme tout le monde — et il y rencontre Germain Casse, encore Ranvier, Briosne, Pilotell, Varlin… bon, j’arrête, nous ne sommes qu’à la page 27 et il y en a encore deux cents. Notez qu’il ne rencontre personne dont on ne connaît pas le nom… Mais aussi que son nom, à lui, n’était jamais apparu ailleurs avant la parution ce livre.
Bref, tout ça est aussi faux qu’invraisemblable. Un mauvais roman.
Et pourtant, on y a cru. Même des gens parfaitement respectables. Paule Lejeune, dans La Commune de Paris au jour le jour, le cite assez souvent, elle écrit, par exemple,
le 10 avril, il retranscrit une conversation, très intéressante, qu’il a eue avec le colonel Rossel, chef d’état-major depuis le 3 avril.
Car bien entendu, Martial Senisse a rencontré Rossel (au point où il en était le 25 février!). Bon, le livre de Paule Lejeune est déjà ancien (2002). Mais aujourd’hui même (ou il y a peu), dans une série quotidienne de la revue en ligne Contretemps, Patrick Le Moal « donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour », l’a cité à l’égal des procès-verbaux de la Commune, de la correspondance de Marx ou des articles parus dans les journaux. Par exemple, le 1er mai, un désaccord avec Frankel,
Frankel ne m’a pas caché qu’il était mécontent de me voir entrer dans les vues de Vuillaume.
Eh oui, Martial Senisse connaît bien Vuillaume et Frankel — eh oui, Martial Senisse est à la fois à la délégation au travail et aux « Enfants du père Duchêne » — je vais en toucher deux mots à Julien Chuzeville, qui n’en parle pas dans sa biographie de Frankel, et à Maxime Jourdan, pour lui demander s’il est bien certain que Maxime Vuillaume ne le mentionne pas dans ses Cahiers rouges !
Il y a d’autres mentions des carnets « de » Martial Senisse, chez d’autres auteurs, mais je ne veux pas me fâcher avec tout le monde… je m’arrête.
Voyons quand même Le Quillec:
Le ton de cet ouvrage est surprenant: un combattant actif de l’insurrection, arrivé de sa province à 20 ans, capitaine du bataillon des « Enfants du Père Duchêne », membre de la Commission du Travail, et qui semble renier la Commune. Mais, selon Marcel Cerf […] il s’agirait d’une œuvre apocryphe du présentateur.
Pas très perspicace, notre critique!
Je vous rassure, Martial Senisse n’est pas dans le Maitron en ligne. Par contre, au moment où j’écris ceci (mai 2021), il est dans les « Notices de personnes » de la Bibliothèque nationale de France (voyez là).
Une dernière petite vérification? Martial Senisse le dit:
Champs, c’est là que je suis né […]. Je suis né en 1850.
Champs est un hameau de Sussac. Il n’est pas difficile d’aller lire les actes de naissance de Sussac aux archives départementales de la Haute-Vienne (en ligne). Eh bien, décidément non, pour paraphraser Alain Corbin, Martial Senisse n’a pas existé, l’état civil le prouve.
Reste un mauvais roman…
Livres cités ou évoqués
Faucher (Jean-André), Martial Sénisse, Carnets d’un fédéré, Action (1965).
Chabrol (Jean-Pierre), Le Canon fraternité, Paris, Gallimard (1970).
Lejeune (Paule), La Commune de Paris au jour le jour, L’Harmattan (2002).
Chuzeville (Julien), Léo Frankel, communard sans frontières, Libertalia (2021).
Vuillaume (Maxime), Mes Cahiers rouges, édition intégrale inédite présentée, établie et annotée par Maxime Jourdan, La Découverte (2011).
Le Quillec (Robert), Bibliographie critique de la Commune de Paris 1871, La Boutique de l’histoire (2006).
Corbin (Alain), Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot: sur les traces d’un inconnu 1798-1876, Flammarion (1998).