Il n’y a pas que le faux « Flambez finances », dans ce procès, il y a aussi ceux de l’Association internationale des travailleurs. Celle-ci a été désignée, dès le début du procès, comme responsable de « l’insurrection du 18 mars » et fait donc figure d’accusée, elle aussi. Voici le résumé que fait Lissagaray de l’acte d’accusation,

pot pourri des sottises qui traînaient depuis trois mois dans les journaux versaillais. Cette révolution était née de deux complots, celui du parti révolutionnaire [les blanquistes] et celui de l’Internationale; Paris s’était levé le 18 Mars pour répondre à l’appel de quelques scélérats; le Comité Central avait ordonné l’exécution de Lecomte et de Clément Thomas; la manifestation de la place Vendôme était une manifestation sans armes; le médecin en chef de l’armée avait été assassiné au moment où il faisait un suprême appel à la conciliation; la Commune avait commis des vols de toute sorte; les outils des sœurs de Picpus se transformaient en instruments d’orthopédie; l’explosion de la cartoucherie Rapp était l’œuvre de la Commune « désireuse d’allumer la haine violente de l’ennemi au cœur des fédérés »; Ferré avait présidé à l’exécution des otages de la Roquette et incendié le ministère des Finances, comme le prouvait le fac-similé d’un ordre écrit de sa main: « Flambez Finances! » Chacun des membres de la Commune avait à répondre des faits relatifs à ses fonctions particulières, et collectivement, de tous les décrets rendus.

Il existait bien, comme le dit Jacques Rougerie,

un mythe de l’Internationale, bien explicable chez les bourgeois de 1871 aux prises avec la première grande entreprise de subversion sociale universelle.

Sa renommée commençait à la grève des bronziers de 1867. L’aide financière — décisive — que ces ouvriers avaient obtenue des trade unions anglais avait engendré la légende des millions de l’Internationale. Nous avons vu pourtant l’association très affaiblie et en difficulté pendant le siège, nous avons vu aussi le petit nombre d’internationalistes au Comité central de la garde nationale (voir nos articles sur cette association). N’empêche…

Les accusés sont réputés membres de cette association, leurs défenseurs s’empressent de déclarer que ce n’est pas le cas… Ferrat, membre du Comité central, évoque même une hostilité entre l’Internationale et le Comité, qui expliquerait le choix par celui-ci d’un local rue Basfroi (et pas à la Corderie).

Adolphe Assi, lui, a reçu un message chiffré, en prison, à Versailles! Comme il le fait remarquer,

qui donc aurait été assez simple pour m’écrire à Versailles le 8 juin, quand j’ai été arrêté et que la lettre devait d’abord passer par le greffe de la prison?

Son avocat, Léon Bigot, dont j’ai déjà parlé dans l’article précédent, est un défenseur très sérieux. Il a écrit à Marx à Londres immédiatement pour savoir ce qu’il en était de cette lettre (ou d’une autre?). La réponse est datée du 11 juillet:

Je déclare que la lettre qu’on m’attribue dans laquelle on me fait parler de M. Assi est un faux, comme toutes celles qui m’ont été attribuées par les journaux de Paris.
Je ne me suis jamais occupé de Monsieur Assi ni par voie privée ni par voie publique à une exception près. Quelques jours après la révolution du 18 mars [tous] les journaux de Londres publièrent un télégramme d’après lequel cette révolution aurait été préparée par moi en collaboration secrète avec Blanqui et Monsieur Assi qui seraient venus à Londres pour s’entendre avec moi. Je déclarais alors dans le Times que tout cela était des contes bleus fabriqués par la police française.
J’ai l’honneur de vous saluer.
Karl Marx.

Dans sa défense d’Assi, comme je l’ai dit dans l’article précédent, Léon Bigot a évoqué les grèves du Creusot. À ce propos, le commissaire de police du Creusot a dit de la souscription qui a soutenu les grévistes: « Cet argent vient de l’Internationale » (il n’avait pas lu comme nous La Marseillaise au printemps 1870) et il a ajouté

Nous n’avons pu entendre un seul témoin établissant qu’Assi fût un agent prussien.

Ce que Léon Bigot a cité. Car en effet on avait formulé cette accusation. L’avocat a donc évoqué le fait suivant:

M. Lefaivre, consul de France à Vienne pendant le gouvernement de la Défense nationale, avait commis l’indiscrétion de publier, au nom du gouvernement français, une lettre de remerciement à MM. Liebknecht et Bebel, les deux représentants de l’Internationale au parlement allemand. Dans cette lettre, il dit entre autres choses: « Vous, messieurs, et votre parti (l’Internationale) maintenez seuls la grande tradition allemande, celle de l’humanité, etc., etc. » Eh bien ! cette lettre figure dans le Procès de haute trahison que le gouvernement saxon, sur l’ordre de Bismark, a entamé contre Liebknecht et Bebel, et qui se poursuit en ce moment. Elle servit de prétexte à Bismark pour faire arrêter Bebel après l’ajournement du parlement allemand.
L’Internationale est la balle que se renvoient le gouvernement français et le gouvernement prussien.

Cette information venait d’une autre lettre de Karl Marx, datée du 10 août. C’était à l’audience du 23 août. Et voilà que, le 28 août, Me Renault, le défenseur de Rastoul, après s’être déclaré orléaniste, « attaque vigoureusement » (dit le compte rendu) l’Internationale.

Il lit un manifeste audacieux publié depuis la fin de l’insurrection et qui menaçait la société de nouveaux désastres,

lit-on dans Le Gaulois. Un autre chroniqueur précise qu’il « fait un bout de lecture — en anglais ». Ce qui explique pourquoi ni lui ni aucun journal français ne dit de quoi il s’agit précisément dans ce manifeste.
Léon Bigot attaque: 

J’aurais laissé passer cela, cependant, si mon confrère n’avait lu une pièce anonyme, une proclamation aux Parisiens de l’Internationale pour continuer à combattre par le fer et la flamme. Qu’est-ce que ce document? Mon client appartient à l’Internationale et il la déclare fausse. L’association des travailleurs n’est pas une charbonnerie, une Société secrète, mais une réunion d’hommes ayant les mêmes besoins et agissant au grand jour.

… Et ses militants se tuent à le répéter, de procès en procès (voir nos articles sur les procès de l’Internationale, par exemple la défense de Léo Frankel). 

C’est le jeudi 31 août que Léon Bigot revient sur cette question.

Il y a deux jours […] je protestai au nom de mon client, et je manifestai le désir que l’Internationale sortît de son mutisme pour désavouer le document.
L’appel, messieurs, a été entendu; hier, je recevais une dépêche de Londres qui m’était adressée à l’audience; mais mise au bureau télégraphique à midi cinquante-quatre minutes, elle mettait sept heures pour me parvenir et ne m’était remise qu’après l’audience. Je me disais donc: cette dépêche, en temps de siège, a dû subir un contrôle rigoureux, et je n’aurai plus à en faire usage, parce que l’on cessera de me parler de l’Internationale, qui n’est pour rien dans mon procès.
Eh bien! je me suis trompé, messieurs, et M. le Commissaire du gouvernement vient de me relire une troisième fois des faux manifestes de l’Internationale. 

Et il lit donc la dépêche:

Proclamation incendiaire attribuée à Internationale est un faux. Sommes prêts à en faire déclaration assermentée devant magistrat anglais.
John Hales secrétaire général etc.

Je vais laisser Léon Bigot continuer à plaider. En même temps que le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs envoyait le télégramme, Karl Marx écrivait au journal français La Vérité. La lettre est citée dans plusieurs quotidiens parisiens le 3 septembre.

Ayant lu dans le Daily News d’aujourd’hui que M. Renaut attribue à l’Internationale un manifeste invitant les paysans français à brûler tous les châteaux possibles, etc. [apparemment la presse anglaise a reproduit le texte lu par Renault!], M. John Hales, le secrétaire général du Conseil général de l’Association inter­nationale des travailleurs, a immédiatement envoyé à M. L. Bigot, le défenseur d’Assi, cette dépêche télégraphique [… inutile de la répéter].
Maintenant, je me hâte d’avertir le public français par l’inter­médiaire de votre honorable journal que tous les manifestes imprimés à Paris au nom de l’Internationale depuis l’entrée des troupes du gouvernement français dans Paris, que tous ces manifestes, sans exception aucune, sont des faux.
Je vous fais cette déclaration non seulement sur ma parole d’honneur, mais je suis prêt à en faire la déclaration assermentée (« the affidavit ») devant un magistrat anglais. […]
Recevez, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération.
Karl Marx.

Ce qui n’a pas empêché l’Internationale d’être « condamnée »…

*

La gravure utilisée en couverture est au musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, mais je l’ai copiée sur le beau site L’Histoire par l’image. Si le dessinateur n’a pas signé, il s’est représenté dans le coin en bas à gauche — comme les peintres de la Renaissance.

Livres cités ou utilisés

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Rougerie (Jacques)La Commune et les Communards, Folio (2018).

Troisième conseil de guerreProcès des membres de la Commune, Versailles (1871).

Pof (M.)La Commune devant la justice, Dentu (1872).

Marx (Karl) et Engels (Friedrich)Correspondance, Éditions sociales (1985).