Nous sommes le 16 août. J’utilise, en plus du compte rendu « officiel », celui que fait un journaliste (réactionnaire — n’écrivent plus, à Paris, que des journalistes réactionnaires), qui m’évitera de m’étendre sur la façon honteuse dont la presse a parlé de ce procès — plusieurs protestations des accusés et des avocats en témoignent. Ce journaliste signe d’un pseudonyme, Pof, peut-être parce qu’il est lui-même aussi avocat, sa contribution à l’histoire de ces moments. Je le cite en vert — le reste vient du compte rendu habituel [et de moi, entre crochets].
TRINQUET se lève. Il n’est pas beau et n’a pas l’air bon; une face ramassée, aplatie, la mâchoire est lourde, large, très-forte. Les os énormes, les muscles fatigués, gonflés, épaissis. L’œil très enfoncé est gris, petit, méchant. Cheveux, barbe, châtain clair, blonds, si vous voulez. L’aspect général: un menuisier rageur.
[Alexis Trinquet était ouvrier cordonnier.]
Jeune encore, Trinquet a dû se dire souvent: « À quarante ans je serai ministre. » Comme ses amis, Trinquet, en plus de sa perversité, me semble avoir en partage une forte dose d’imbécillité. Il se défend mal. Soyons juste, c’est peut-être qu’il ne peut se défendre mieux.
Le président (Merlin): Vous vous êtes occupé de politique avant le mois de mars 1871?
Trinquet: Oui, à l’époque des élections de 1869, en faveur des candidatures de Gambetta et de Rochefort.
— Vous avez été condamné déjà?
— Oui, pour avoir, lors de l’émeute du 8 février [1870, voir notre article sur cette émeute], été porteur d’un revolver et avoir crié: « Vive la France! » J’ai été condamné à six mois de prison.
— Vous avez été ouvrier ébéniste [Alexis Trinquet a été correctement qualifié d’ouvrier cordonnier dans la liste des accusés], puis concierge: vous alliez aux clubs?
— J’allais aux réunions électorales seulement.
— Quand êtes-vous entré à la Commune?
— Le 16 avril.
— Et vous connaissiez ce que la Commune avait déjà fait?
— Oui, je connaissais, par exemple, la loi des otages. Les otages me paraissaient devoir n’être que des intermédiaires, nous offrant une certaine garantie vis-à-vis du gouvernement de Versailles, et j’étais loin de m’attendre au triste sort dont ils ont été victimes.
— Vous avez pris part à presque tous les décrets de la Commune, et vous avez demandé la formation du Comité de salut public?
— Oui, pour accélérer le travail de la Commune.
— Vous étiez délégué au 20e arrondissement et membre de la commission de sûreté ou de contrôle?
— Oui, monsieur le Président.
— Vous avez ordonné des perquisitions chez les abbés Petit et Place?
Le Commissaire du gouvernement (Gaveau): Et même dans les églises, dans celle de Ménilmontant.
— On disait qu’il y avait des vivres cachés dans cette église.
— C’était bien invraisemblable.
— En tout cas, le 7 mai, quand j’ai fait cette perquisition, ce n’était pas comme membre de la commission de sûreté générale; elle a eu lieu sous le ministère Rigault, et je n’ai été nommé que le jour où Ferré a remplacé à la sûreté générale Cournet, qui y remplaçait Rigault.
— Vous auriez dû prendre la parole contre la proposition Urbain?
— Il n’y a pas eu de discussion possible
— Vous avez voté la démolition de la colonne Vendôme [encore une fois, c’est un décret du 12 avril et Alexis Trinquet n’a été élu que le 16!] et de la maison de M. Thiers?
— Je le dis franchement, si j’eusse été présent, j’eusse voté pour la démolition de la colonne; mais j’ai respecté la propriété privée.
— Vous avez assisté à plusieurs exécutions?
— Je n’ai eu connaissance que d’une seule, celle du sieur Roth, officier de paix.
— Qui était accusé d’avoir refusé de tirer sur la troupe, horrible manière de former les hommes de vingt à quarante ans à tirer sur l’armée régulière de leur pays. Des témoins ont dit que vous l’aviez achevé d’un coup de revolver.
— Je nie ce dernier fait, qui ne m’a été révélé que dans l’instruction. J’étais seulement dans la cour de la mairie.
Gaveau: Ce qui prouve suffisamment votre complicité dans l’assassinat.
Merlin: Que faisiez-vous donc à la mairie?
Gaveau: Il faisait des mariages.
Merlin: Je croyais qu’ils étaient abolis sous la Commune.
[Bêtise? Ignorance? Humour? Pof ne se pose pas la question, qui résume cet échange comme suit.]
Son système veut être très-habile et demeure très-maladroit. Il commence par dire: « Oui, je suis un insurgé. Je ne m’en cache pas. J’ai pris les armes, j’ai voté avec la Commune. J’approuve la plupart de ses mesures, je suis un révolté; comme tel jugez-moi. » Puis, cet aveu fait, il se met à discuter, contredit les témoins, nie un à un les forfaits dont il a été l’auteur ou le complice, lutte de son mieux contre l’accusation qui le menace et le confondra, et pourtant ne cesse de faire des mines qui semblent dire: « Vous voyez, messieurs, je suis franc. Tout à l’heure je vous ai dit la vérité ; maintenant je vous la dis de même. Insurgé, révolutionnaire, soit. Mais assassin, incendiaire, jamais. »
Trinquet: Je m’occupais de l’état civil. [Alexis Trinquet a signé les vingt actes des vingt mariages célébrés à la mairie du vingtième entre le 29 avril et le 23 mai — avant lui, c’était Gabriel Ranvier.]
Merlin: Vous avez eu connaissance des projets d’incendie?
— Non, monsieur le Président.
[Il est question de l’argent que Trinquet avait sur lui lors de son arrestation. Puis…]
Merlin: Vous êtes accusé d’attentat contre le gouvernement?
— Non. J’ai été envoyé à la Commune par mes concitoyens; j’ai payé de ma personne; j’ai été aux barricades, et je regrette de ne pas y avoir été tué; je n’assisterais pas aujourd’hui au triste spectacle de collègues qui, après avoir eu leur part d’action, ne veulent plus leur part de responsabilité. Je suis un insurgé, je n’en disconviens pas.
[On revient sur la colonne Vendôme. Puis c’est l’audition des témoins.]
Mourzzoli, employé: J’étais employé à la mairie du 20e arrondissement. J’y suis resté jusqu’au 24 mai. Le jour où a été exécuté le nommé Roth (qui avait un paletot bleu et une barbe forte), j’ai vu Trinquet, que je reconnais, dans la cour; il a tiré un coup de revolver sur la victime, quand elle a été tombée. J’ai parfaitement vu et reconnu Trinquet.
Trinquet: Le témoin se trompe complètement.
Le témoin: La cour était pleine de monde. Roth a été fouillé après sa mort. Le lendemain, autre exécution de quelqu’un qu’on disait être un marin, sans jugement et par les premiers venus. Trinquet, n’y était pas. Trinquet était mon ancien voisin de la rue du Retrait, 6.
Eugène Bauer, commis architecte: J’étais emplcyé au 20e arrondissement. J’ai vu, le 24, fusiller un homme par des gardes nationaux. Trinquet était présent; je l’ai vu et reconnu: il a tiré avec son revolver après les autres.
Trinquet : Bien certainement?
— Oui.
[On discute la façon dont Alexis Trinquet était habillé… Il y a aussi un témoin à décharge. Il a seize ans.]
— J’ai été conduit à la mairie du 20e arrondissement; on voulait me forcer d’être de la garde nationale, on m’a gardé pour écrire au bureau, quand on a vu que je n’avais pas l’âge; à la commission militaire, un délégué disait: « Tous les gendarmes et sergents de ville qui seront pris seront fusillés. Trinquet ne le veut pas, mais c’est égal. »
Les témoins passent, repassent, et eux non plus ne s’en cachent pas: « Trinquet est un assassin! »
Trinquet les écoute, leur fait de petites objections, paraît désappointé, inquiet, très-ennuyé.
Allons, il est dit que parmi ces hommes de sac et de corde il ne se trouvera pas un seul homme d’énergie.
*
Alexis Trinquet est allé au bagne, il a écrit de bouleversants souvenirs, il a contribué — en son absence — au vote de l’amnistie des communards, il n’est revenu de Nouvelle-Calédonie qu’en janvier 1881, il est mort le 12 avril 1882. Dans son roman L’Insurgé, écrit après la mort d’Alexis Trinquet — et paru après la mort de son auteur en 1885 –, Jules Vallès raconte:
Jeudi. Mairie de Belleville.J’ai rejoint Ranvier à la mairie de Belleville.
Il vient de parcourir toute la ligne de défense, et il est rentré éreinté.
Les obus pleuvent! Le toit en est criblé, le plafond s’écaille sur nous. On amène, à chaque minute, des arrêtés qu’on veut fusiller.
Dans la cour, du bruit.
Je me penche à la fenêtre. Un homme, sans chapeau, en bourgeois, choisit une place commode, le dos au mur. C’est pour mourir.
— Suis-je bien là ?
— Oui.
— Feu !
Il est tombé… il remue.
Un coup de pistolet dans l’oreille. Cette fois, il ne remue plus.
Mes dents en claquent.
— Tu ne vas pas te trouver mal pour une mouche qu’on écrase, me dit Trinquet qui remonte en essuyant son revolver.
J’ai plutôt confiance dans ce que dit Alexis Trinquet. Il est certain en tout cas que les circonstances dans lesquelles cette « mouche » a été tuée — que ce soit le 24 mai, comme le dit le témoin, ou le 25, comme le dit Vallès — étaient absolument anormales… Je laisse la conclusion à Alexis Trinquet.
Je fus condamné aux travaux forcés à perpétuité.
Ce jugement inique et dont les effets se font encore sentir à l’heure actuelle, c’est-à-dire huit ans après, ce jugement a été flétri par tous les honnêtes gens, et l’histoire clouera au pilori ces soi-disants juges-soldats, tant flattés par la réaction d’alors.
*
J’ai déjà utilisé la belle — n’en déplaise au sieur Pof — photographie d’Alexis Trinquet pour un article ancien sur l’amnistie des communards.
Livres utilisés ou cités
Troisième conseil de guerre, Procès des membres de la Commune, Versailles (1871).
Pof (M.), La Commune devant la justice, Dentu (1872).
Trinquet (Alexis), Dans l’enfer du bagne, texte présenté par Bruno Fuligni, Les Arènes (2013).
Vallès (Jules), L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).