Comme promis, en voici un peu plus sur Louise Millière que dans la courte notice du Maitron en ligne.
Elle est née Joséphine Louise Fourès, à Paris, le 15 juin 1834. Elle avait donc tout juste vingt-six ans lorsqu’elle s’est mariée, le 16 juin 1860, à la mairie du sixième arrondissement. Une chance pour nous qu’elle ne se soit pas mariée six mois plus tôt: l’essentiel de ce que l’on sait d’elle et de sa jeunesse provient de son acte de mariage — vous savez, à Paris, l’état civil commence en 1860, et dans ce cas, l’acte de naissance de Louise Millière a été reconstitué… grâce à son acte de mariage!
Elle a vingt-six ans, son père est bottier, sa mère ne déclare pas de profession, mais, elle, Louise, elle est institutrice. Elle habite avec ses parents, 3 rue Guénégaud. Et elle épouse un docteur en droit, avocat, de presque quarante-trois ans, Jean-Baptiste Millière. Il était originaire de la Côte-d’Or, républicain, avait dû s’exiler après le coup d’état du 2 décembre 1851, avait bénéficié de l’amnistie de 1859, était donc à Paris depuis peu de temps. Ne me demandez pas où, quand et comment ils se sont rencontrés: même les meilleurs actes de mariage ne contiennent pas ce genre de renseignements.
Je crois qu’ils n’ont pas eu d’enfant. Je n’en ai pas trouvé à l’état civil. En tout cas, en 1871, ils n’avaient pas d’enfant vivant: je pense que s’ils en avaient eu, on en aurait parlé.
Quand Jean-Baptiste Millière a été tué, ils habitaient 37 rue des Martyrs, dans le 9e. Peut-être pas depuis longtemps puisque, pendant le siège prussien, Millière a commandé le 208e, un bataillon du XXe, et a été élu adjoint au maire du XXe. En tout cas, 37 rue des Martyrs est l’adresse qui figure sur l’acte de décès du mari de Louise.
Car, souvenez-vous, Jean-Baptiste Millière a été arrêté, chez ses beaux-parents — son beau-père était toujours bottier, mais habitait alors 38 rue d’Ulm — le 26 mai à dix heures du matin, et brutalement assassiné sur les marches du Panthéon. Louise a été arrêtée, elle aussi, et traînée à Versailles. Sur les conditions qu’elle a certainement subies pendant cet emprisonnement, je vous renvoie aux souvenirs d’Émilie Noro (voir cet article et alentour). Ajoutez-y la mort de son mari et le traitement spécial dont elle a dû bénéficier, comme épouse de ce criminel…
Je ne sais pas si sa mère a réussi à lui rendre visite à Versailles, mais je sais qu’elle a essayé. L’officier versaillais qui trônait à la mairie du 5e l’a écrit… au Figaro et, si j’avais raté cette lettre, ma lecture assidue de La Semaine de Mai me l’aurait signalée: il s’agit du Figaro du 16 juin et du « touchant exemple de l’union de la presse boulevardière et de la dictature du sabre » que j’évoquais dans un article précédent.
Toujours est-il que Louise Millière est restée à Versailles de la fin du mois de mai jusqu’au début du mois d’août. Elle a été libérée avec un non-lieu (comme les 3/4 des prisonniers…), ce que les journaux ont annoncé aux alentours du 13 août.
Louise, désormais « Veuve Millière », est devenue libraire, 63 rue de Turbigo. Elle l’était encore en 1876, mais plus en 1881 (où l’on a enterré — civilement — la libraire qui l’avait remplacée).
Elle n’a jamais cessé de protester contre l’assassinat de son mari. Nous l’avons vue, dans les articles précédents, défendre fidèlement sa mémoire contre les figarotiers: article du Figaro le 7 juillet 1872, lettre de Louise Millière le 8 et… savez-vous, c’est le 9 juillet que M. Macé, commissaire de police judiciaire, a dressé un procès verbal… comme quoi il n’y avait pas eu d’acte de décès, ce qui ouvrait la voie au jugement qui décida qu’il fallait établir un acte de décès.
Mais qui donc croyez-vous qui a accompli toutes les démarches qui ont fait que Jean-Baptiste Millière a finalement un acte de décès, le 29 novembre 1872?
Dès ce même mois de juillet 1872, elle a aussi décidé de s’attaquer au capitaine Garcin, si fier d’avoir fait fusiller son mari. Une nouvelle que Le Figaro trouve « singulière ». Cela dure un peu, l’assignation est finalement envoyée le 12 février 1873 (on la trouve dans Le Rappel daté du 15 février 1873). Je fais encore une fois appel à Camille Pelletan:
M. Garcin ne prit pas la peine de constituer avoué. Il fut couvert par un mémoire du préfet de Seine-et-Oise et par la pièce suivante :
MINISTÈRE DE LA GUERRE
État-major général
Cabinet du ministre
Versailles, 26 mars 1873.
Le capitaine Garcin, attaché à l’état-major général du 2e corps, n’a agi pendant le second siège de Paris, qu’en vertu des ordres qu’il a reçus de ses chefs.
Il ne peut donc être, en aucune façon, recherché au sujet des faits qui ont été la conséquence de ces ordres. La responsabilité en reste tout entière à ceux qui les ont donnés, et dans l’affaire Millière en particulier, il n’a fait que se conformer aux instructions qu’il a reçues,
Le ministre de la guerre,
Général de Cissey.
Madame veuve Millière dut s’estimer heureuse de n’avoir pas éprouvé de plus graves inconvénients que la perte de son procès. On trouvait généralement que c’était de sa part une cynique provocation d’oser réclamer contre la mise à mort du député, son mari. S’il faut en croire une correspondance du Progrès de Lyon de cette époque, M. de Cissey, outré de cette audace, aurait demandé son arrestation avec insistance, et il aurait fallu l’opposition obstinée de M. Dufaure [le ministre de la Justice.], pour que la demande du ministre de la guerre ne fût pas accordée.
Elle a retrouvé son métier d’institutrice, je ne sais pas à quelle date exactement, après l’amnistie je suppose. En 1891, elle était directrice de l’école communale (de filles), 49 rue Louis-Blanc, et y habitait. Elle est morte le 5 mars de cette année. Elle avait cinquante-sept ans.
Selon son désir, elle a eu des funérailles civiles au Père-Lachaise et a été incinérée. Charles Longuet, au conseil de Paris, a fait voter l’attribution d’une concession perpétuelle pour son urne funéraire.
Pour rester dans le ton, je termine par la dernière (?) petite infamie du Figaro (le 9 mars 1891):
L’incinération du corps de Mme Millière a eu lieu hier, à une heure et demie, au four crématoire du Père-Lachaise. Une centaine de personnes et les petites-filles appartenant à l’école dont Mme Millière était directrice suivaient le convoi.
On aurait peut-être pu éviter à ces pelites filles le spectacle d’une incinération.
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La photographie a été faite par l’atelier Nadar et je l’ai trouvée sur Gallica.
Livre cité
Pelletan (Camille), La Semaine de Mai, présentation et notes de Michèle Audin, Libertalia (2022).