Suite de l’article précédent (les dates en 1884 sont celles de la publication du texte dans L’Ami du Peuple). L’histoire racontée par Maxime Lisbonne se passe bien en mars 1871!

14 décembre 1884

Déjà, nous étions accueillis par un grand nombre de solliciteurs de toute sorte, nous eûmes le tort d’y répondre, de nous croire déjà complètement vainqueurs, tandis qu’en réalité rien n’était fait encore. Cette faiblesse allait probablement être une des premières causes de [l’échec de la] Révolution.

Nous n’avions, il est vrai, à opposer à l’armée de Versailles qu’une garde nationale de trois cent mille hommes, peu aguerris, peu disciplinés et commandés par des chefs inhabiles. Mais cette garde nationale était pleine d’enthousiasme et ne demandait qu’à marcher sur Versailles. L’armée était désorganisée, hésitante, et la plupart des soldats disposés à fraterniser avec le peuple si la lutte s’était engagée.

Les seuls ennemis sérieux que nous eussions eu à combattre étaient la garde de Paris, les gardiens de la paix enrégimentés et quelques débris de l’ancienne garde impériale. Mais qu’eût fait cette poignée de mercenaires contre un peuple rempli d’enthousiasme et de dévouement à la République.

Nous eussions, peut-être, laissé cent mille cadavres sur le terrain mais le succès était assuré.

L’inertie du Comité central fut, je ne dirai pas une faute, mais un crime.

*

Le 19 mars dès six heures du matin le Comité central fonctionnait régulièrement. Presque tous les membres étaient présents.

Les commandants et les ministères furent pris par les citoyens
Eudes à la Guerre.
Bergeret à la place Vendôme.
Duval à la Préfecture de police.
Jourde et Grelier au Commerce. [Il est remarquable que Maxime Lisbonne ne mentionne jamais dans ses souvenirs Eugène Varlin, qui était membre du Comité central et s’est occupé des finances avec Jourde.]
Assi, gouverneur de l’Hôtel de Ville.

Les commandants furent ratifiés par le Comité.

Lullier entouré de son état-major dictait des ordres à ses secrétaires. Brunel à côté duquel j’étais assis recevait avec moi les délégués d’arrondissements et de bataillons.
Assi avait installé son bureau à côté du nôtre. Les pompiers de Paris avaient envoyé des délégués pour obtenir l’élection de leurs chefs. Le général la leur accorda.

Sur ces entrefaites, je reçus la visite de madame Gérard. Si je rappelle ici cette entrevue, c’est qu’elle a du rapport avec celle que j’avais eue précédemment avec M. Picard [voir le troisième article de ces souvenirs].
Cette dame que je connaissais peu m’apportait un laissez-passer de mon ex-colonel Duval [Il s’agit du colonel Charles Duval dont il a été question dans la préface de ces souvenirs] pour me rendre à Versailles. Duval m’écrivait qu’il croyait penser se permettre, en raison de notre amitié, de me conseiller d’abandonner la cause de la Révolution, que d’abord il n’y avait pas de confiance, que le gouvernement de Versailles qui paraissait faible, en ce moment, par l’absence de troupes ne tarderait pas à se réorganiser, que l’armée allait se reformer promptement et que notre défaite serait certaine.

Je ne me trouvais nullement offensé par ses conseils que j’attribuais à un sentiment d’amitié. Je répondis à madame Gérard que j’étais très reconnaissant de ce que m’écrivait Duval, mais que mes opinions étaient bien arrêtées, que Paris était dans le vrai; et qu’après avoir accepté d’être membre du Comité, je n’aurais pas la lâcheté de l’abandonner au miment de la lutte.

Pressé par les solliciteurs qui encombraient mon bureau, j’allais congédier cette dame lorsqu’elle ajouta:

J’ai vu M. Picard. Il a été très étonné de vous voir dans ce mouvement: il s’était occupé activement de donner satisfaction à la demande que vous lui aviez adressée au commencement de mars, relative à monsieur votre père.
Il m’a chargée de vous dire que si vous venez à Versailles, il est autorisé à vous remettre une somme de cinq à six mille francs comme acompte, puis en attendant la solution complète, il vous confierait un emploi en rapport avec vos aptitudes.

Je me contins assez difficilement, cette proposition pouvant être considérée comme une demande de trahison, et je lui répondis:

Je regrette, madame, de ne pouvoir me rendre à Versailles, je traiterais M. Picard comme il le mérite.

Puis j’ajoutai:

Prévenez le colonel Duval que je suis convaincu que l’on a abusé de sa bonne foi en le prenant pour intermédiaire, que je suis certain qu’il n’a pas été renseigné sur le réel motif qui vous a amenée près de moi, je ne le crois pas capable d’une pareille infamie.

Je ne m’étais donc pas trompé le 13 mars, quand malgré l’assurance que m’avait donnée M. Picard sur le résultat de ma demande, je refusais d’y croire.

Le Comité central venait d’être prévenu de la présence au ministère des affaires étrangères d’une partie du gouvernement. Immédiatement Lullier en fut averti. Il me chargea de me tenir prêt à marcher avec une dizaine de bataillons en ce moment sur la place de l’Hôtel-de-Ville, pour m’emparer du ministère et des membres du gouvernement.
Au moment de partir vers quatre heures de l’après-midi, après avoir fait attendre cinq heures les bataillons, le général Lullier recevait un pli lui annonçant le départ des ministres.
Le Comité central fut averti du manque de diligence dans le mouvement projeté de la part de celui qui en était chargé. Cependant, le Comité n’ordonna pas immédiatement la mise en arrestation de Lullier.

(À suivre)

*

J’ai utilisé le portrait de Francis Jourde il y a deux ans pour illustrer l’article sur le 19 mars — qui faisait une part plus belle à Eugène Varlin…