Et nous retournons à notre feuilleton « Souvenirs de Maxime Lisbonne ». Suite, donc, de l’épisode précédent. Comme toujours, les dates en 1884 sont celles où l’article est paru dans L’Ami du peuple.

Le lendemain, 20 mars, une colonne composée de six bataillons divisée en deux parties, la première [commandée] par Lullier, la deuxième par moi, se dirigeait sur la mairie du 6me arrondissement afin d’en chasser le maire et les adjoints hostiles et d’y installer le citoyen Tony Moilin.

Nous devions en outre cerner le Luxembourg occupé par le 48ème de ligne, et par un détachement d’artillerie et de chasseurs à pieds, puis nous emparer de ces troupes.

L’installation du citoyen Tony Moilin comme maire du 6ème arrondissement avait été l’affaire d’un instant. Les gardes nationaux ayant chargé leurs armes en présence d’un peloton de cinquante hommes qui gardait la mairie; cette attitude suffit pour que les portes nous fussent ouvertes. [Cette « usurpation » a été fin mai un des prétextes de l’exécution de Tony Moilin, qui n’est resté que quelques jours à la mairie.]

Lullier voyant sa présence inutile au 6ème arrondissement [c’est-à-dire à la mairie] avait continué sa route sur le Luxembourg. Il m’avait donné l’ordre de l’y rejoindre en passant par la caserne Tournon et de m’en emparer. Le citoyen Jean Allemane nommé délégué à la mairie du 5ème arrondissement l’avait déjà fait occuper.

J’arrivai du Luxembourg, par l’entrée du palais [du Sénat, donc], avec deux bataillons. J’en envoyai un autre cerner la porte qui donne du côté de l’Observatoire. À mon arrivée, les soldats ne demandaient pas mieux que de rester avec nous, un grand nombre était venu me trouver pour m’affirmer leur désir de ne pas aller à Versailles.

Je fus surpris d’entendre le général parlementer avec le colonel Perrier du 43ème et ses officiers [Sans doute Jules Perrier, dont il est question, pour son action pendant la Semaine sanglante, dans La Semaine de Mai.]. Il leur proposait de servir la Révolution et leur faisait une foule d’offres, enfin il leur donna jusqu’au lendemain pour se décider.

Nous rentrâmes à l’Hôtel de Ville. J’informai le Comité de la décision prise par Lullier. On discuta, on n’aboutit à rien, mais le lendemain le colonel Perrier et sa troupe avaient tranquillement quitté le Luxembourg, sortant de la porte de Vaugirard, sans avoir été nullement inquiétés [Comme les ministres au chapitre précédent. Comme le dit Lissagaray,

Loin de fermer les portes, le nouveau commandant de la garde nationale, Lullier, laissa — il s’en est vanté devant le conseil de guerre — toutes les issues à l’armée.

Jean Allemane raconte aussi avec quelques détails la capture, puis la libération de Perrier.].

Troisième faute du Comité central, car après ce nouveau fait, Lullier était encore général en chef de la garde nationale.

*

Le 21 mars, après une perquisition à la caserne des Minimes pour y prendre des armes qui y étaient cachées [La caserne des Minimes se trouvait rue de Béarn, près de la place des Vosges], je rentrais à l’Hôtel de Ville.

En mon absence, un tirailleur algérien (plus connu sous le nom de turco), Mohamed ben Ali, était venu me demander. Il sortait du Val-de-Grâce à la suite d’une blessure et m’avait été adressé par un ancien zouave de mon régiment [Nous avons dit dans un article précédent que Maxime Lisbonne avait été zouave.] (lieutenant alors et qui avait été blessé sous les murs de Paris [pendant le siège prussien, donc].)

Je proposais immédiatement à ce brave Africain de lui faire donner les moyens nécessaires pour se rendre en Algérie. Il refusa et voulut absolument rester à Paris (et faire la guerre aux grandes capotes) (sic). [Je ne résiste ni au plaisir de renvoyer à un article antérieur, sur « le turco de la Commune », ni à celui de reproduire le beau portrait de Daniel Vierge, ni au mécontentement de signaler que Mohamed ben Ali n’a pas de fiche dans le Maitron.]

Il resta attaché à mon service et par la suite il fut plutôt mon ami que mon ordonnance.

Dans les premiers jours, Lullier avait reçu l’ordre de s’emparer du Mont-Valérien. Il y avait, en effet, envoyé quelques bataillons, et le commandant de cette colonne avait parlementé avec celui du fort, sans arriver à aucun résultat.

18 décembre 1884

Le général y alla et ne fut guère plus heureux. Il parlementa aussi et tout ce qu’il obtint ce fut la promesse du commandant du fort de rester neutre. Ce commandant trouva un moyen échappatoire pour manquer honnêtement à la parole. Il prévint le gouvernement de Versailles qui le fit relever de son commandement.
Se conformant en cela à la théorie jésuitique de M. Trochu, lequel avait dit, lui aussi:

Le Gouverneur de Paris ne capitulera pas,

et avait chargé M. Vinoy de ce soin [Voir notre article à propos de la capitulation (28 janvier)].

Dans cette même journée, le Comité avait appris qu’une manifestation, dite des Amis de l’Ordre, devait partir de la Madeleine, longer les boulevards et traverser Paris, en signe de protestation contre le gouvernement qui siégeait à l’Hôtel de Ville [Il y a eu deux manifestations « de l’ordre », les 21 et 22 mars, qui ont eu lieu dans le quartier de l’Opéra. Voir cet article.]. Elle se composait d’un millier d’individus. Mais cette manifestation ne se grossirait-elle pas en marche, d’abord par ceux qui pourraient avoir la même opinion, puis par une foule de citoyens inoffensifs qui, comme toujours, se mêlent aux rassemblements par un simple sentiment de curiosité?

[Nous le saurons dans le prochain épisode!]

(À suivre)

*

J’ai déjà utilisé l’aquarelle de Daniel Vierge dans un article consacré à un autre turco de la Commune, celui de Comme une rivière bleue (et, accessoirement, d’Alphonse Daudet).

Livres cités

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Allemane (Jean)Mémoires d’un communard — des barricades aux bagnes, Librairie socialiste (1906).