Suite des histoires du « Mur ».

Nous sommes en 1880.

Je ne reviens pas sur la manifestation de mai 1880, la « première manifestation ».

En juillet, la loi d’amnistie est (enfin) votée. Les proscrits sont arrivés d’Angleterre, de Belgique et de Suisse, juste à temps pour… le premier 14 juillet fête nationale.

Ceux de Nouvelle-Calédonie arrivent bien plus tard… à temps toutefois pour les obsèques de Blanqui le 5 janvier 1881, qui furent peut-être la première « manifestation » à laquelle participèrent les communards au Père Lachaise.

Mai 1881. Ce n’est pas la première manifestation, mais c’est celle des dix ans, et c’est la première à laquelle participent les communards amnistiés.

Résumé de l’article de L’Intransigeant du 31 mai 1881. sous le titre « Anniversaire du 29 mai 1871 ».

Le Congrès régional ouvrier (qui se tient tout près, au théâtre Oberkampf), se rend en masse au Père-Lachaise le dimanche 29 mai. Il y a des discours. Des drapeaux rouges — à l’intérieur du cimetière. Des bouquets et des couronnes. On cite la Marseillaise:

Nous aurons le sublime orgueil
De les venger ou de les suivre

Les agents de M. Andrieux ayant brillé par leur absence, aucun désordre n’a eu lieu.

« M. Andrieux » a acquis quelques titres de gloire dans la répression de la Commune de Lyon il y a dix ans. Il est maintenant préfet de police. C’est un lieu commun de la presse de gauche à l’époque que, lorsque la police n’est pas là, tout se passe bien (un autre bel exemple, dans Le Rappel, à propos du… 19 mars 1871: Paris flâne dans le calme, parce que les sergents de ville sont partis à Versailles).

Mai 1882. C’est d’ailleurs ce que dit La Justice, le 30 mai 1882 (sous la plume de son rédacteur en chef Camille Pelletan):

Qui ne se rappelle les détestables incidents provoqués par M. Andrieux, il y a deux ans, lors des manifestations au Père Lachaise à l’anniversaire de la Semaine sanglante? Cette année, M. Camescasse a laissé les manifestations se produire librement; elles viennent d’avoir lieu à l’heure où j’écris ces lignes, et elles ont eu lieu très paisiblement.

Mais c’est encore L’Intransigeant, du 30 mai 1882, que je cite, sous le titre « Anniversaire de la semaine sanglante »:

Une touchante manifestation a eu lieu hier, au cimetière du Père Lachaise, à l’endroit où ont été fusillés les derniers combattants de la Commune.

Dès midi, de nombreuses délégations sont venues, apportant des couronnes d’immortelles, des bouquets de roses et d’œillets rouges; le mur au pied duquel s’est accompli cet immense assassinat, cet odieux égorgement, disparaissait presque entièrement sous ces pieux souvenirs. Un if a été planté sur le terrain même où sont tombés tant de vaillants républicains.

Plus de quatre mille citoyens se sont trouvés réunis au Père Lachaise, en cet endroit sinistre où des flots de sang rougirent la terre, il y a onze ans.

Il y eut plusieurs discours. Puis les manifestants se sont rendus sur la tombe de Blanqui où ils ont déposé d’autres couronnes. Émile Gois, un ancien de la Commune, blanquiste, avait notamment déclaré:

Oui, souvenons-nous, citoyens, souvenons-nous, n’oublions pas qu’ils sont là, nos combattants, ceux que nous avons connus, ceux que nous avons aimés, les bons et les braves, couchés côte à côte dans leur linceul de chaux.

Le lieu devenait symbole de tous les combattants morts.

Pour changer un peu, je lis aussi Le Temps, qui n’a vu que six cents personnes (La Justice, elle, a compté mille à quinze cents manifestants), a surtout entendu Jules Joffrin et Louise Michel, et a ironisé sur la désunion entre les différents groupes présents.

Mais ce n’est pas tout. J’y apprends une histoire, que je voici.

C’est l’histoire d’un enfant qui fut fusillé avec les grands et dont le corps se retrouva dans la fosse commune avec ceux des grands. Peut-être était-il l’un des derniers. En tout cas, son corps n’était pas très au fond de la fosse.

Onze ans plus tard, des jeunes gens qui se promenaient dans le cimetière trouvèrent des crânes, on se mit à gratter la terre avec sa canne ou son bâton, et on découvrit de nombreux ossements à fleur de terre. Certains s’amusèrent à faire rouler les crânes du bas du tertre, d’autres à reconstituer des squelettes à partir d’os isolés. Quelqu’un trouva l’enfant, qui avait encore ses chaussures. Ce jour-là, c’était le 28 mai 1882, vers cinq heures, il y avait du monde au Père Lachaise, on avait même entendu des discours prononcés par Jules Joffrin et par Louise Michel. Il y avait en particulier un journaliste du Temps, qui ne dit pas s’il avait participé aux jeux, mais grâce à qui nous connaissons cette histoire. Un autre journaliste emporta une des chaussures de l’enfant en souvenir.

Comme dit Le Temps:

L’administration ne pourrait-elle, en donnant l’ordre d’enfouir profondément les ossements, éviter le retour de spectacles semblables, qui sont une atteinte au respect que tous les partis professent indistinctement, à Paris, envers la mort.

Mai 1883. Un tableau, l’histoire d’un tableau.

C’est l’histoire d’un peintre ukrainien (mais alors on dit russe). Il a trente-neuf ans, c’est la deuxième fois qu’il vient à Paris. C’est le printemps. Il se rend au Père Lachaise où se déroule la déjà traditionnelle (on est en 1883) manifestation en hommage aux morts de la Commune. Il est très ému. Il a amené son album. Lorsqu’il le sort, la foule lui fait de la place et Ilia Répine peut crayonner quelques esquisses pour le beau tableau coloré qu’il va peindre dans son atelier.

On le trouve à la Galerie Tretiakov, à Moscou, du site de laquelle vient l’image reproduite en couverture.

Et une strophe d’un poème d’Eugène Pottier:

Ici fut l’abattoir, le charnier. Les victimes
Roulaient de ce mur d’angle à la grand’fosse en bas.
Les bouchers tassaient là tous nos morts anonymes
Sans prévoir l’avenir que l’on n’enterre pas.
Pendant quinze ans Paris, fidèle camarade,
Déposa sa couronne au champ des massacrés.
Qu’on élève une barricade
Pour monument aux Fédérés!

Le poème s’intitule Le monument des Fédérés, il est daté de mai 1883 et dédié

À Alphonse Humbert, conseiller municipal.

Ce dédicataire est bien le Alphonse Humbert du Père Duchêne, qui, entre ce journal et le conseil municipal, a fait une petite visite en Nouvelle-Calédonie…

Le « Mur » n’est pas encore identifié comme symbole. La revendication d’un monument est lancée.

Suit, forcément, l’histoire des hésitations du conseil municipal de la ville de Paris. En 1883, le 24 décembre précisément, il refuse la concession à perpétuité du terrain (tertre, mur) au Père Lachaise. Mais décide de ne pas le lotir pendant vingt-cinq ans.

1884 est l’année de la revendication du monument.

Février 1884. C’est l’histoire d’une grille. Une simple grille métallique. Au moment où commence l’histoire, elle se trouve chez un entrepreneur de démolition, place de la Nation. Le journal La Bataille et le Prolétaire (pourquoi ces deux titres ensemble serait un sujet intéressant mais n’est pas celui de cette histoire), de Lissagaray, lance une souscription pour acheter cette grille et en faire un monument simple et sobre: ceindre l’enclos (le tertre, le mur), tout simplement. Cette histoire s’arrête lorsque la vie antérieure de la grille est découverte: cette simple grille provient du palais des Tuileries, incendié à la fin de la Commune. La préfecture refuse le projet.

C’est ensuite l’histoire d’un autre projet de monument, ou plutôt d’absence de monument. Elle est lancée par l’infatigable Lissagaray. Puisqu’il n’y a pas de monument, dit-il, et il s’adresse aux visiteurs, venez vous-mêmes planter des fleurs ou des arbres devant le mur. Et les visiteurs le font, c’est le printemps, ils plantent même des drapeaux. L’administration du cimetière fait enlever les drapeaux mais laisse les plantes dépérir d’elles-mêmes.

25 mai 1884. Pour finir, un court extrait d’un compte rendu de la manifestation, celui de L’Intransigeant du 27 mai 1884:

Jamais manifestation ne fut plus digne, plus grandiose, que celle-là.

Une foule considérable qu’on peut, sans exagération, évaluer à dix mille personnes, est allée rendre hommage aux fédérés qui brûlèrent leurs dernières cartouches au Père-Lachaise pour la défense du droit social et de la République menacée.

Ah! des combattants! pas des victimes!

(à suivre)

Livres cités ou utilisés

Pottier (Eugène)Chants révolutionnaires, Au bureau du Comité Pottier (s.d.).

Rebérioux (Madeleine)Le mur des Fédérés, Les lieux de Mémoire La République (dir. Pierre Nora), Gallimard (1984).

Tartakowsky (Danielle)Nous irons chanter sur vos tombes Le Père-Lachaise XIXe-XXe siècle, Collection historique Aubier (1999).