Article modifié le 7 avril 2017.

Mais de quelle Joséphine?

Eh bien, de celle qui était aux côtés de Jules Vallès pendant la Semaine sanglante. Le mercredi 24 mai 1871, midi et demie, place du Panthéon, où Maxime Vuillaume l’a vue:

Voici Vallès. Malade, me dit-il, éreinté. Trois nuits sans dormir. Il est en pantoufles de feutre, au bras d’une amie.

Albert Callet aussi (le même jour):

Il [Vallès] voulut décider son amie Mathilde, qui ne l’avait pas quitté, à me suivre dans l’asile où j’était sûr d’être bien accueilli. Elle ne voulut rien entendre et s’accrocha, tremblante mais résolue, au bras de Vallès, qui se dirigea, par la rue des Fossés-Saint-Victor, vers le pont d’Austerlitz.

Et encore le dimanche 28 mai, raconte Vallès lui-même (dans une lettre à Arthur Arnould de novembre 1876):

[…] elle fut la meilleure […] elle est et sera la meilleure [il la compare avec ses autres maîtresses récentes…]. Elle ne m’empêcha pas de suivre la déroute pendant les journées de Mai. Je lui dis, le 28 à cinq heures du matin: « Je vais mourir »; elle m’embrassa. « Si par hasard je survivais, lui dis-je, tu seras ma femme. Si tu es veuve de ton mari avant de l’être de moi, rappelle-toi ma parole. » Elle me remercia, mais elle croyait à l’égorgement. Je compte que mes jours se finiront près d’elle.

Son prénom était Joséphine. Et pas Mathilde — c’était, de la part de Callet, pour tromper « l’ennemi », brouiller les pistes: Joséphine était mariée (pas avec Vallès). Elle était peut-être petite et brune, puisque Callet la dit « grande blonde ». Notons quand même qu’un des mouchards de Lombard confirme « grande, blonde » en 1873.

On aura remarqué que la citation de Vallès ci-dessus provient de sa correspondance avec Arnould, l’ami assez intime pour avoir été mis au courant de la brève existence de la petite Jeanne-Marie (voir un article précédent). On lit aussi, dans cette correspondance, du proscrit à Londres au proscrit à Genève, le 8 juillet 1872:

J’ai presque envie d’aller goûter ces volailles [celles que vend Jeanne Matthey]: si j’arrivais, un soir, chez toi, avec Joséphine, pour nous embrasser à nous quatre et trinquer bien fort, que dirais-tu? Vous étiez brouillés ensemble, elle et vous, aurait-on cru? Tu avais tort: c’est une noble fille, elle ne m’a pas quitté une heure, jusqu’à la dernière minute où je lui ai fait mes adieux pour aller à la dernière barricade qu’elle pouvait voir de sa fenêtre; elle ne m’a pas éloigné du danger, elle avait la certitude que je serais fusillé dans dix minutes, quand je lui ai laissé par une ligne les derniers sous que j’avais — testament du 28 mai 1871! Et elle ne voulait pas que j’ôtasse ma main de la sienne pour signer ce bout de papier. Elle m’avait aimé dans les horreurs de la misère, elle m’a suivi dans le tourbillon du combat. C’est un mariage aussi, celui-là!

Mais, dans L’Insurgé? Rien du tout?!?

J’ai admiré, je l’ai dit, je continue à admirer, la concision des histoires d’amour du Bachelier, en voici une autre:

Nos lèvres se sont rencontrées…

suivi d’une ligne de points… Mais j’aurais aimé en savoir un peu plus sur Joséphine.

Jean Richepin (en 1872) ne nous aide pas beaucoup:

C’est, croyons-nous, à cette époque [vers 1865, d’après le contexte], qu’il fit la connaissance d’une femme dont l’amour devait le suivre jusqu’au dernier jour de la Commune. C’était une bonne grosse fille du peuple, ouvrière et nullement distinguée, peu propre comme on le voit à entretenir le feu sacré chez un artiste, mais qui n’en fut pas moins la maîtresse chérie de Vallès. Qu’on se rappelle Rousseau, Diderot, et bien d’autres, et qu’on ne s’étonne pas trop de ce manque apparent d’harmonie! D’ailleurs, peu importe la qualité de son esprit: cette femme avait du cœur, aimait sincèrement celui qu’elle appelait son Jules, et le lui prouva jusqu’au dernier moment. L’ayant connu dans les joies de l’argent, elle ne l’abandonna pas plus tard dans les tristesses et la misère revenues, et elle fit ce qu’elle put pour l’arracher, comme elle disait, « aux bêtises de la Commune. » Quelle qu’elle fût, bénie soit-elle.

Avec à peine plus de délicatesse, ce Richepin copia peut-être un Blanpain. Considérons le livre dont est extrait ce texte suintant le mépris de classe comme la contribution du futur académicien à la littérature versaillaise et n’en parlons plus… Ce texte rendit d’ailleurs Vallès furieux.

Mais acceptons que Joséphine appartient probablement à un milieu populaire. Elle a une fille, dit Vallès le 15 septembre 1876:

sa fille, une demoiselle maintenant

donc née entre 1860 et 1865. Et Vallès n’en est pas le père. Novembre 1876:

Oh! Si Jeanne-Marie eût été d’elle!

Il s’agit de sa fille à lui, celle qu’il a eue et perdue en Angleterre (avec une autre femme). Il ne s’exprimerait certainement pas en ces termes si la fille de Joséphine était la sienne.

Le mari était encore vivant en 1876 quand Vallès parlait de son éventuel mariage avec Joséphine. Il l’écrit d’ailleurs explicitement en novembre 1876,

… si Joséphine devient libre (son mari vit toujours)

mais elle en était sans doute séparée, puisqu’il avait écrit, le 13 janvier 1876:

Elle a une petite place à Paris qui la fait vivre tranquille auprès de sa fille guérie.

Car sa fille a été malade et sa mère aussi, raisons pour lesquelles elle a quitté Londres (et laissé Vallès rencontrer d’autres femmes et avoir un enfant avec l’une d’elles), sa fille est guérie mais sa mère est morte (en 1873 ou 1874, donc).

Joséphine quoi, d’ailleurs? La tradition et les biographes de Vallès disent Joséphine Lapointe.

Revenons en arrière. Dans une lettre à Arnould de 1863, Vallès écrit (il est « pion » à Caen):

Je lui écris sous le nom de Lapointe, parce que nous avons loué sous ce nom-là, boulevard Rochechouart. Je me suis brouillé avec Lapointe à cause de sa femme, j’ai gardé le nom.

Une autre lettre de la même époque contient un billet à envoyer à Joséphine « illico », dans une enveloppe adressée à

Madame Lapointe

boulevard Rochechouart

30 bis, Paris

très pressée

Une raison ou une autre a fait que le billet n’a pas été envoyé. Il est donc resté chez Arnould… et nous pouvons le lire. Pour une raison que je ne m’explique pas, les biographes de Vallès parlent de la rue Rochechouart. La numérotation a dû changer, il n’y a de 30 bis dans aucune des deux voies. L’adresse de « Madame Lapointe » devait être, côté dix-huitième, près de l’entrée de la chaussée de Clignancourt.

Le fait que Vallès se donne la peine d’expliquer pourquoi il lui écrit « sous le nom » de Lapointe me semble plutôt indiquer que Lapointe n’est pas son nom. De la citation ci-dessus, je retiens que Vallès s’est brouillé avec un dénommé Lapointe, peut-être parce qu’il avait tourné autour de sa femme — il s’est brouillé, ce serait un peu faible, pour un homme dont il aurait pris la femme, comme c’est le cas du mari de Joséphine…

D’ailleurs, est-il bien vraisemblable qu’une « femme adultère » soit connue sous son nom d’épouse dans le logement où elle retrouve son amant?

Non, je ne crois pas qu’elle s’appelait Lapointe.

J’ai essayé quelques vérifications dans l’état civil, qui détient quelque part la preuve ultime que Joséphine a existé.

Ce serait donc une femme, prénommée Joséphine, et qui, si le mari s’était appelé Lapointe, aurait accouché d’une fillette enregistrée sous le nom de Lapointe, dans les années 1860.

Comme les lectrices et lecteurs de ce site l’ont peut-être compris, je milite pour la réhabilitation… des femmes de la Commune. Je suis donc partie à la recherche de Joséphine Lapointe.

C’est légèrement fastidieux: regarder les tables décennales (?) 1860-1872 des naissances dans chacun des vingt arrondissements de Paris, cocher tous les enfants Lapointe qui portent des prénoms féminins et noter leurs dates de naissance, puis aller regarder les registres d’actes de naissance correspondants, garder les fillettes dont l’un des prénoms de la mère est Joséphine. Lapointe est un nom banal, facile, il est peu probable qu’il y ait des fautes de transcription. Et Lapointe est un nom relativement rare, donc pas trop de vérifications. J’ai trouvé seulement deux tels bébés (mais j’ai pu me tromper).

  • L’une d’elle est née en 1860 et est la fille d’un homme de lettres, Armand Lapointe (1822-1910), mort à quatre-vingt-huit ans. Il serait abusif de déduire de l’acte de décès de ce monsieur (que j’ai trouvé et consulté aussi) qu’il est mort dans les bras de son épouse, mais nous y lisons au moins que celle-ci vivait avec lui. Ce qui laisse planer un immense doute sur le fait que cette épouse, qui n’avait que vingt ans en 1860 et s’appelait Marie Joséphine Seugner, soit « notre » Joséphine.
  • L’autre correspond davantage, socialement, à la description de Richepin et à la « petite place ». La petite Louise Joséphine est née le 17 juillet 1863, 34 rue Richer, son père est un emballeur de trente-deux ans nommé Louis Lapointe et sa mère s’appelle Joséphine Caput et a trente ans. L’acte précise que les parents se sont mariés à Belleville (et non à Paris, alors) le 20 novembre 1852. La naissance de l’enfant de cette Joséphine le 17 juillet 1863 semble contradictoire avec la promesse que Vallès a faite à « la sienne » de la retrouver à Paris le 20 juillet (mais quel 20 juillet?). D’autre part, l’état civil montre que cette Joséphine Lapointe a eu plusieurs enfants avec son mari, ce qui prouve que ce n’est pas la Joséphine que nous cherchons.

De la première, j’ai aussi trouvé le nom de la mère et j’ai pu vérifier que cette femme n’était pas morte à Paris dans les années 1972-74.

Aucune ne correspond à l’ « intuition » de Daniel Zimmermann, auteur d’une biographie de Vallès un peu iconoclaste (le plus souvent inutilement) soulevant quelques questions intéressantes… mais contenant aussi pas mal d’âneries (bon, ce n’est pas la seule, mais enfin, une bonne partie des inepties signalées sur ce site dans les articles « Non, la Commune n’a pas… » s’y retrouvent, même les éléphants, qui n’est pas la pire). Zimmermann voit en Joséphine l’épouse de Savinien Lapointe et écrit que la fille de Joséphine est une fille de Vallès. Outre le fait (déjà acquis ci-dessus) que la fille de Joséphine n’était certainement pas celle de son Jules, Savinien Lapointe a eu des enfants avec deux femmes dont aucune ne s’appelait Joséphine, et d’ailleurs sa seule fille était beaucoup plus âgée que celle de Joséphine puisque déjà mariée en 1856 (lui-même, Savinien Lapointe, poète et cordonnier, était né en 1812).

Il est possible aussi que l’enfant de Joséphine soit née à Suresnes, à Bagnolet ou ailleurs en banlieue…

Décidément, l’état civil n’en finit pas de trouver des ruses pour dissimuler les femmes!

Il reste la question de L’Insurgé. Pourquoi Joséphine n’est-elle pas dans L’Insurgé, alors qu’elle était auprès de Vallès?

Parce que c’est Séverine qui a finalisé le manuscrit et qu’elle ne voulait pas entendre parler de Joséphine? Ah! mais, n’est-ce pas un peu trop facile? Ce serait, en plus, la faute d’une femme! Où sont les variantes, les manuscrits retrouvés, qui mentionnent Joséphine et que Séverine aurait écartés? Il y a bien ce bref fragment:

Ah! si j’avais ma femme dans un lit, là-haut, je l’embrasserais comme elle ne l’a jamais été!

Je sais quelqu’un que sa maîtresse a rejoint et qui, en effet, dès qu’ils ont été dans l’alcôve, l’a aimée comme aux premières nuits de leur lune de miel.

Mais il est encore une fois d’une discrétion…

Il me semble plus sérieux de laisser la parole à un ami de Vallès, Léon Séché:

Cet homme terrible, qui tombait si facilement en puissance de femme était incapable de parler de la femme dans ses livres.

*

Jean-Pierre Bonnet a vérifié et, disons, précisé, les renseignements sur les femmes et les enfants de Savinien Lapointe contenus dans la notice du Maitron. Je le remercie.

Éloi Valat m’a signalé l’opuscule du sieur Blanpain.

Et puis, et surtout, à ma demande, il s’est lancé dans le difficile travail de restauration d’un portrait de Joséphine, très détérioré, marbré et festonné par l’humidité d’un long séjour dans les caves de l’histoire. Son dessin fait maintenant partie intégrante de l’article. La Joséphine d’Éloi devient la nôtre. Et tant mieux si elle ressemble à une de nos tantes, nous en garderons d’autant mieux la mémoire. Merci à Éloi, donc. 

Cet article a été modifié, dans le sens d’une plus grande précision, le 7 avril 2017.

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Livres utilisés

Vuillaume (Maxime)Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).

Vallès (Jules)Le Proscrit, Lettres à Arthur Arnould, Éditeurs français réunis (1950), — Le Bachelier, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989), — L’Insurgé, Œuvres, Pléiade, Gallimard (1989).

Callet (Albert), Vallès et ses amis, Souvenirs et lettres inédites (4), La Nouvelle Revue (1918).

Richepin (Jean), Les Étapes d’un réfractaire, Jules Vallès, Lacroix, Verboeckhoven et Cie (1872).

Blanpain (Narcisse), Jules Vallès, membre de la Commune, Lachaud (1871).

Bellet (Roger)Jules Vallès, Fayard (1995).

Saminadayar-Perrin (Corinne), Jules Vallès, Folio-Biographies (2013).

Zimmermann (Daniel), Jules Vallès, l’Irrégulier, Le Cherche-midi (1998).

Séché (Léon), Jules Vallès: sa vie et son œuvre, documents nouveaux et inédits, Revue illustrée de Bretagne et d’Anjou (1886).