Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

1. Dimanche 19 décembre 1869

C’est le premier numéro du journal;

on y apprend que la police en a interdit la vente sur la voie publique ;

on s’interroge sur ce que sera le nouveau gouvernement ;

on annonce la publication, dès la semaine prochaine, du feuilleton « La Bataille de Juin », de Jules Vallès ;

le citoyen Raspail joue à la bonne fée et envoie ses vœux au nouveau journal ;

les rubriques se mettent en place, Germain Casse fera « la Chambre », il la fait déjà ;

Arthur Arnould fait une « Chronique politique » ;

le jeune Victor Noir ses « Boulevards et Faubourgs », on en reparlera ;

il y a une revue de presse ;

une « Tribune militaire », tenue par Flourens ;

mais aussi une note socialiste, théorique, par Millière, qui est le Directeur-Gérant;

et puis, ce qui est le plus original, les « Communications ouvrières », dans lesquelles apparaît la signature d’Eugène Varlin, à propos des ouvriers boulangers, et le « Bulletin du travail » ;

les réunions publiques ;

les « nouvelles diverses » (faits divers), enfin différentes annonces, les programmes de théâtres et des articles généraux.

Pour aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de choix, c’est le premier article du rédacteur-en-chef que je propose.

CHRONIQUE DE PARIS

En présence d’une situation nouvelle, il faut nécessairement des journaux nouveaux. La Marseillaise ne vient pas renforcer ceux qui existent, elle essaiera de remplacer ceux qui sont occupés à rendre l’âme. Il y a seulement trois ans, le Siècle, l’Avenir national, l’Opinion, le Temps et les autres feuilles de cette gamme avaient le don de remuer tous les cœurs en publiant quelques commentaires ingénieux sur un Jamais ! de M. Rouher. Aujourd’hui qu’un ministre parle, qu’il se taise, qu’il rappelle les mauvais jours de 48 ou les beaux jours de 52, qu’il dise comme l’a fait naïvement M. Forcade [« M. Forcade » est le ministre de l’intérieur, voir le glossaire], avant-hier à la tribune :

La preuve que nous avons donné la liberté de la presse, c’est que nous sommes en train de vous la retirer.

Que le gouvernement s’indigne que le citoyen Raspail et moi nous ayons accepté le mandat impératif des mains du peuple qui est honnête, et sur lui, qui ne l’est pas, l’impose à ses candidats officiels ;

Que les commissaires de ce même gouvernement barbotent dans la vérification des pouvoirs, et passent comme des écuyers de l’Hippodrome à travers les ronds de papier qu’on élève partout devant eux sous forme de protestations électorales ;

Qu’ils prouvent que c’est par le moins préparé des hasards, que le préfet, blâmé franchement par la chambre, a été, le lendemain de l’élection blâmable, élevé de la troisième à la première classe ; et que les maires dans les soupières desquels on a trouvé, sur vingt-trois votants, quatre-vingts bulletins au nom du candidat patronné, ont été fortuitement décorés à la suite d’un orage, par un singulier effet de la foudre ;

Tous ces incidents auraient fait, naguère encore, la joie des lecteurs de M. Guéroult et les choux gras des abonnés de M. Nefftzer.

Malheureusement le peuple, depuis longtemps déjà, sait à quoi s’en tenir sur le charlatanisme ministériel et il demande d’autres récits. Mais M. Nefftzer, pas plus que M. Peyrat, pas plus que M. Taxile Delord, pas plus que M. Guéroult, n’osent les lui donner parce qu’ils commencent à s’apercevoir que le peuple est graduellement devenu plus intelligent qu’eux, qu’il leur échappe et qu’il les laisse s’envelopper dans leurs papiers conservateurs, pour aller dans les réunions publiques et privées faire la répétition générale de la République.

Ils se sont coalisés aux dernières élections dans l’espérance de rattraper sur un suprême banquo leur influence aux abois. Il leur fallait une tête de turc qui pût donner la mesure de leurs forces. Ils m’ont rencontré sur leur route et ils m’ont choisi pour l’essai définitif. Pendant trois semaines il ne s’est pas trouvé à Paris une seule feuille politique, sauf la Réforme, qui n’eût employé quotidiennement, pour me bombarder, la mitraille la plus déloyale. Ma candidature a été pendant vingt et un jours ridiculisée, bernée, vilipendée, depuis le premier Paris jusqu’aux échos de théâtres de tous les journaux connus.

Or, cette campagne, où tout en moi a été incriminé : mes paroles, mes gestes, la forme de mes paletots et la couleur de mes gants, s’est terminée par ma nomination. En présence de ce résultat, il m’était impossible de ne pas faire cette réflexion :

Ou ces journaux sont bien peu lus, ou ils ont bien peu d’action sur ceux qui les lisent, puisqu’à eux tous ils n’ont même pas l’autorité nécessaire pour faire échouer un candidat.

Mais si les récentes élections ont donné le coup de grâce aux journaux qui acceptent pour l’empire les circonstances atténuantes, elles ont en revanche affirmé le triomphe du peuple qui, contre le gouvernement et contre l’opposition de toutes nuances, est allé au scrutin sans plus se laisser dérouter par les calomnies et les clameurs que la jeune fille des contes arabes par les voix qui voulaient l’empêcher d’aller chercher l’oiseau qui chante.

Le peuple a joué depuis l’empire, en fait de candidatures, le rôle de ces actionnaires qui attendent leurs dividendes d’autant plus longtemps que ceux-ci n’arrivent jamais. Puis il s’est dit un beau jour :

Voilà dix-huit ans qu’on nous impose pour représenter les électeurs des membres des conseils de surveillance représentant uniquement les rédacteurs qui les soutiennent. Le même homme peut administrer très bien les affaires du Siècle et très mal celles du pays. Ces membres de conseils de surveillance votent contre, je le reconnais, mais en résumé ils agissent pour. Est-ce que l’heure n’est pas venue de me désigner mes candidats à moi-même ?

Et dans la septième circonscription comme dans la première, si les électeurs n’ont pu encore organiser le gouvernement direct, ils ont au moins établi le député direct. Dans ces circonstances, et puisqu’il est maintenant bien constaté que les populations ont des opinions à elles, il est de toute justice qu’elles aient maintenant un journal à elles.

C’est dans ce but que nous fondons la Marseillaise. Le peuple, qui jusqu’à présent avait laissé les autres penser pour lui, pourra y démontrer qu’il pense par lui-même. Nous y étalerons ses plaies politiques et sociales, et c’est avec lui que nous en chercherons le remède. À côté des toilettes des Tuileries, nous enregistrerons les misères des faubourgs.

On saura de quoi déjeune un souverain et de quoi dîne un ouvrier mineur. Nous comparerons les deux genres de cassettes où l’un et l’autre fouillent tout à tour. Et s’il se trouve parmi nos lecteurs des hommes ou même des femmes qui jusqu’ici se sont effarouchés à l’idée des réformes profondes que réclame la société moderne, nous espérons en faire en peu de temps des socialistes malgré eux.

HENRI ROCHEFORT

Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec les articles de Flourens, Millière et Dereure ressaisis, sont ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).