Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

95. Vendredi 25 mars 1870

Henri Dangerville donne des nouvelles de Rochefort, il n’est pas vrai qu’il a pu voir ses enfants ;

retour à l’audience de l’ « Affaire Pierre Bonaparte », avec les portraits de trois médecins ;

même si sa signature ne figure pas, c’est Puissant qui continue à résumer pour nous ces audiences ;

des nouvelles de Rochefort ;

de la déposition de Mme Louis Noir, dans les compléments qu’apporte Collot ;

Arnould parle de prison vivante (voir ci-dessous) ;

des articles du Rappel et de La Presse, sur Tours toujours ;

un fait divers rappelle à Collot le système de défense de Pierre Bonaparte ;

Morot donne des nouvelles du Creuzot (voir ci-dessous) ;

après ça, les « Nouvelles politiques »… ;

les « Communications ouvrières » concernent la société de prévoyance et de solidarité de la tonnellerie, l’association fraternelle des ouvriers tailleurs, la chambre syndicale des cuirs et peaux, la société de secours mutuel des employés de commerce, la chambre syndicale des ouvriers plombiers, zingueurs et gaziers ;

il y a des réunions publiques ;

un fait divers ;

la Bourse ;

et des nouvelles des théâtres.

L’AUDIENCE

Rochefort est arrivé ce matin à une heure.

L’autorité redouble de troupiers qu’elle met sur les dents. Hier soir, s’est produit un fait inouï dans l’histoire de Tours. Des patrouilles, dirigées par des officiers de police en bourgeois, circulaient, à partir de neuf heures, dans les rues de la ville paisible par excellence. À quel propos, dans quelle prévision, c’est ce que le bourgeois s’efforce en vain de deviner. Tous ces cliquetis de chassepots irritent, blessent, et jettent une maladroite défiance parmi les habitants.

Il pleut du mouchard. À chaque pas sourcent de pavé quelque[s] bonhomme[s] grêlé[s] à la moustache tendue en tige de fer, malpropres gandins au rabais, ou des pseudo-officiers retraités, blancs de poil, rouges de trogne. Plusieurs de ces messieurs — je les ai reconnus — nous avaient fait, il y a quelque temps, l’honneur de nous rendre de fréquentes visites aux bureaux de la Marseillaise, comme inventeurs de mitrailleuses à vent ou à eau, de balles explosibles sans rivales, et de bombes de la plus efficace vertu.

Ce matin, dès huit heures, s’accumulaient, devant le palais, pompiers sur ligne, ligne sur dragons, dragons sur gendarmes, gendarmes sur sergents de ville. Poussant leurs chevaux en rond, les cavaliers refoulent sur le Mail les curieux gelés. J’ai déjà signalé le gâchis qui présidait, dans la salle, à la distribution des places ; au-dehors, le tohu-bohu est encore supérieur. Plus de deux cents personnes, munies de billets en règle, ont été impitoyablement évincées. Dans un accès de prodigalité, M. le président a semé trois fois plus de cartes que ne comportait la raison.

À huit heures et demie, la cour est déjà encombrée par un public ami, prévenu sous main et aposté à l’avance. Les gens du palais exercent effrontément leur privilège : M. le greffier donne accès à ses cousins ; monsieur celui-ci à ses camarades ; monsieur celui-là à sa famille ; monsieur le concierge à ses connaissances. Il n’est point jusqu’au commandant de poste ou aux gendarmes eux-mêmes qui ne puissent glisser, par faveur spéciale, leur cafetier, leur logeur ou la dame de leurs pensées. Quant aux surnuméraires de M. Pietri, carte blanche pour eux, ils envahissent par bataillons ; on ferait plutôt construite une nouvelle tribune pour leur agrément personnel.

On a remarqué, sans doute, que l’interrogatoire avait escamoté les antécédents hasardeux de l’accusé, sa glorieuse retraite de Zaatcha, et ses fantaisies pour fusil et révolver. La même discrétion ne sera point, — vous le pensez bien, — observée vis-à-vis de Fonvielle et de Victor Noir.

Dans la liste des témoins cités par le ministère public j’ai lu des noms, et j’ai vu éparpillés dans la salle, des visages qui nous promettent une série d’abjections d’un haut fumet.

La déposition de Millière, et l’essai concluant du paletot pratiqué sur Ulric de Fonveille ont paru impressionner désagréablement les défenseurs de Bonaparte. Leur attitude est moins dédaigneusement nonchalante, leur regard moins triomphal, leur accent moins pompeusement pâteux.

M. Émile Leroux — un républicain a-t-on prétendu — est un homme jouxtant la cinquantaine et demie. Sa face ronde et rousse se marbre, de ci de là, de plaques vineuses pareilles à un plant de radis rouges. Rouges aussi sont le front et le crâne au bord desquels se tendent horizontalement, des cheveux jaunes qui frisottent au bout des mèches. Sur l’œil gris, petit et vif, tombent, à moitié des sourcils piqués à tort et à travers. Le nez est court et large ; la bouche se fend, en raie droite jusqu’au milieu des joues. Il lui manque des dents, et il est obligé de mâchonner longtemps ses mots comme des balles de caoutchouc. Solennel, tatillon et argutieux.

M. Demange, lui, est, suivant l’expression populaire, « un moderne. » Irréprochablement vêtu, cravaté en perfection, colleté d’un rabat éblouissant et gommé jusqu’à simuler une plaque de marbre, il a tiré une raie « à l’ange » au milieu de sa chevelure savamment étagée par le coiffeur. Bas et étroit, ainsi que ceux des statues grecques, le front s’unit, à plomb, au nez aquilin et immobile. L’œil, bleu et muet généralement, s’éclaire parfois d’innocentes lueurs. Le masque entier fait songer, dan sa régularité et son empâtement, à une face d’Apollon lymphatique et bouffi d’une graisse jaune. Il a la parole lente et terne.

Signe particulier : sera en compagnie de M. Leroux, décoré au 15 août prochain.

Jusqu’à une heure se succèdent rapidement des dépositions insignifiantes. À ce moment, l’huissier recommande aux témoins de la partie civile de de point s’éloigner. On va donc voir et entendre Rochefort.

HENRI ROCHEFORT

Henri Rochefort est arrivé à l’audience, aujourd’hui, vers trois heures.

Il était pâle, digne et froid.

Il nous a paru un peu maigri, un peu attristé, — mais toujours fier, indomptable et méprisant.

Il s’est avancé vers le tribunal, — et l’on a pu voir ce spectacle qui restera dans l’histoire, d’un député du Peuple souverain, d’un représentant du suffrage universel déposant entre deux gendarmes, devant un assassin, non pas surveillé, non pas gardé, — mais respectueusement accompagné par un officier supérieur, — comme l’empereur par ses chambellans.

LA DÉPOSITION DE Mme LOUIS NOIR

Le monde officiel tourangeau est fort heureux.

Le procès, pour lui, n’est qu’une première où l’on lorgne les journalistes et les hommes connus du jour.

On a galamment placé les dames, femmes de préfet, de maire, d’adjoint, de conseiller général, d’officier de gendarmerie, près de la barre où déposent les témoins.

Ces derniers, pour s’adresser au jury, doivent se montrer de trois quarts à ce parterre féminin dont les robes de soie vous frôlent les jambes.

Là, le lorgnon ou la jumelle aux yeux, elles dévisagent les rédacteurs de la Marseillaise et les suivent du regard depuis la porte d’entrée jusqu’aux pieds du tribunal.

Voilà Ulric de Fonvielle… voilà Arthur Arnould… voilà Jules Claretie…voilà Georges Sauton… voilà Siebecker [Mebecker?], etc., etc. ; toutes les lorgnettes se braquent.

Puis on entend les chuchotements sur la toilette de l’un, les cheveux de l’autre, les yeux de celui-ci, la cravate de celui-là.

Ces dames s’amusent beaucoup de cette exhibition de républicains dont on a lâchement assassiné l’ami, le confrère, un enfant de vingt ans.

Aujourd’hui, elles ont eu de plus le ragoût d’une déposition inattendue : — celle de la belle-sœur de Victor Noir.

Mme Louis Noir, une jeune femme d’une rare beauté et d’une extrême discrétion, en grand deuil, a parlé avec des larmes dans la voix, et raconté sa dernière entrevue avec la victime. Tout l’auditoire était en proie à une inexprimable émotion.

Mme la préfète et Mme la générale ont daigné ne pas sourire.

Cavalier paraît à la barre.

Ce brave garçon, qui parle d’abondance dans les réunions, dans les conférences, a à peine prononcé quelques phrases qu’il pâlit affreusement ; la voix s’arrête dans son gosier ; la sueur perle sur son front.

Cela se conçoit, du reste. Parler de ce pauvre Noir, là, quand on a été son intime, son compagnon de toutes les heures !…

Mais il paraît que mesdames les dames officielles de l’audience ne comprennent rien à ces choses-là.

— Bah ! encore une comédie.

On s’emporte au souvenir du crime horrible commis, comédie ; Fonvielle embrasse Grousset, comédie ; on serre la main au malheureux Millière entre ses deux gendarmes, comédie ; parbleu, mesdames, gageons que vous vous figurez qu’on fait tout cela pour vos beaux yeux.

Il est évident, d’ailleurs, que vous ne pouvez vous émouvoir sur tout le monde et l’on vous entend à tout propos vous écrier :

Pauvre prince ! Chaque fois qu’un témoin le charge, cet infortuné. Quelle audace d’oser soutenir que Son Altesse a tué Noir ! Et combien monseigneur doit souffrir d’entendre des gens de si peu parler de lui avec un respect aussi mince !

Pauvre prince ! S’il a tiré sur quelqu’un, est-ce que cela les regarde ? N’est-il pas libre, après tout ?

Des gens, le nommant, disent : Pierre Bonaparte tout court, l’assassin ou même l’accusé.

Un prince du sang, quelle horreur !

Pauvre prince !

LA PRISON VIVANTE

Il y a quelque chose de plus cruel, de plus affreux, de plus horrible, que la prison faite de pierre, de brique et de fer, — avant ce jour, je ne m’en doutais pas : — c’est la prison vivante !

Cette prison se compose de deux hommes, de deux gendarmes qui gardent un autre homme, et le font seul et silencieux au milieu de la foule bruyante. Millière était là, pâli par la détention cellulaire, — ses longs cheveux tombant sur ses épaules, des flammes dans les yeux, — un cadenas sur les lèvres.

Je me suis approché de lui, je lui pris la main, je la lui ai serrée…, j’allais parler.

Il a levé un doigt sur sa bouche et ce geste m’a dit :

— Il m’est défendu de parler, de dire un mot d’affection à un ami, de soulager mon cœur dans une parole : — je suis au secret, ici, au milieu de douze cents personnes qui causent, qui peuvent exprimer leurs sentiments, manifester leurs sensations. — Je suis prisonnier entre ces deux murailles étroites faites de chair et d’os.

Ce simple geste me navra. — Le gendarme, au même instant, s’apercevant que nos mains étaient unies, voulut les séparer.

— Pardon, lui dis-je. Nous ne causons pas, vous le voyez — mais ni vous ni aucune puissance humaine ne m’empêchera de serrer la main d’un ami malheureux, d’un homme que j’estime et que j’aime, — et, cette fois, de mes deux mains, je pris les deux mains de Millière.

Millière, alors, pencha sa tête et embrassa une de ces mains sincères qui lui apportaient, à défaut d’autre chose, la pression d’un frère dévoué.

Des larmes remplirent mes yeux, et coulèrent sur mes joues.

En ce moment un éclat de rire traversa la salle. Je me retournai : les belles dames du monde officiel se livraient à une douce gaieté.

Un témoin venait de dire qu’il avait mis son petit doigt dans la plaie que Victor Noir portait sous le sein gauche, afin d’en sonder la profondeur et d’en faire jaillir le sang coagulé.

En effet, n’était-ce pas fort gai pour ces belles dames dont les maris, au 2 Décembre, firent fusiller les insurgés du droit, ou déporter les vaincus de la République assassinée ?

ARTHUR ARNOULD

LA GRÈVE DU CREUZOT

Nous recevons du Creuzot la note suivante :

Creuzot, 22 mars

À la suite du repas de midi, le 21 mars, les mineurs se sont rassemblés dans les galeries, et à une heure tous ceux qui travaillent dans les puits qui se communiquent sont remontés. Le 22, tous les travaux ont été arrêtés. Les mineurs demandent 5 francs pour douze heures de travail (minimum) et le manœuvres 3 fr. 75 c. De plus, les mineurs ne veulent plus charger eux-mêmes leur charbon sur les wagons. Jusqu’à présent, les mineurs étaient payés 4 francs du mètre d’avancement dans les galeries : les mineurs sont décidés à tenir bon, malheureusement il n’y a pas parmi eux d’organisation.

C’est la reprise de la grève que M. Schneider avait cru pouvoir étouffer avec les soldats de M. Cousin-Montauban.

Aujourd’hui les journaux de la police dénoncent les justes plaintes des ouvriers comme manœuvres politiques menaçant l’ordre et la propriété.

Ils vont jusqu’à reconnaître la preuve de ce fait dans la vente quotidienne de trente Rappel, cinquante Réveil, cent cinquante Marseillaise au Creuzot. Ils transforment Assy, le courageux défenseur des droits populaires, en courtier du journal la Marseillaise, et regardent le président du Corps législatif, non plus comme un manufacturier aux abois, mais bien comme un défenseur de l’ordre menacé.

Aussi, M. Schneider, après avoir consulté le maître de la France

a fait son entrée triomphale dans ses domaines, au milieu d’une double haie de chassepots, destinés à montrer aux travailleurs comme le ministère libéral entend observer la neutralité en cas de conflit entre patrons et ouvriers.

Déjà le général Cousin-Montauban a dirigé ne brigade d’infanterie sur le Creuzot.

Le public sait avec quelle scrupuleuse exactitude nous l’avons mis au courant des faits qui se sont passés pendant la dernière grève.

Nous ne voulons pas apprécier aujourd’hui des actes que nous connaissons imparfaitement. Nous renvoyons à demain notre jugement, tout en laissant la responsabilité de provocations insensées à ceux qui les font.

E. MOROT

Au dernier moment, nous recevons une dépêche qui témoigne que les dénonciations ont porté leurs fruits.

Le citoyen Alemanus, libraire au Creuzot, a été arrêté sans mandat d’amener.

E.M.

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L’estampe représentant la Haute Cour de justice à Tours vient de Gallica, là.

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Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).