Aujourd’hui, notamment, celle d’Eugène Châtelain, dans La Patrie en danger datée du 12 octobre. Nous sommes toujours dans les suites des manifestations des 5 et 8 octobre (voir nos articles datés des 5 et 8 octobre). La rédaction de La Patrie en danger annonce, en dernière heure:

Nous annonçons à nos lecteurs que le comte de Kératry [préfet de police] est en train de préparer un coup de sa façon contre notre journal.

Des groupes d’hommes au képi sans numéro, du bataillon de Kératry, stationnent en hurlant que « nous sommes payés par la police, que Blanqui est de la police depuis 1839 » et autres gentillesses.

C’est ainsi qu’ils essayent d’animer la foule et de la lancer contre nous.

Ils ne semblent pas réussir beaucoup jusqu’à présent. Nous avertissons les agents de Kératry qu’ils jouent gros jeu et que, livrés par un pouvoir sans pudeur, nous saurons faire respecter notre journal et nos personnes.

Le court article de Blanqui qui suit, « Une noble victoire », le dit:

On assomme aujourd’hui dans les rues, comme coupables d’échec à la défense, les réclamants de la Commune, désespérés qu’on se défende si peu. On mettra en pièces sur les places publiques les obstinés de résistance, provocateurs de famine et d’anarchie.

Et se conclut par:

Le 8 octobre 1870 marquera dans l’histoire. Ce jour-là, le premier article de la capitulation de Paris a été écrit par les baïonnettes bourgeoises. Les autres suivront d’eux-mêmes. La signature se donnera au son des cloches et des fanfares, et le gouvernement de la défense nationale aura terminé sa glorieuse mission.

Ce numéro publie d’ailleurs aussi, sous le titre « La manifestation de samedi » (samedi était le 8 octobre), la lettre d’Eugène Varlin que nous avons lue dans Le Réveil (et dans cet article).

Mais c’est d’arrestations qu’il s’agit.

Conséquence du 8 octobre ou de sa participation à La Patrie en danger, Étienne Balsenq a été arrêté et relâché, ce qu’il a raconté dans le journal d’hier.

Aujourd’hui, c’est Eugène Châtelain qui raconte ce qui lui est arrivé. Je suis sûre que vous vous souvenez d’Eugène Châtelain. Il a quarante ans (il est né le 6 décembre 1829), il est ciseleur, c’est un ancien de juin 1848 et un poète, c’est peut-être lui qui a équipé l’Hôtel de Ville de son (éphémère) drapeau rouge le 4 septembre dernier, et c’est un des moteurs du Comité central des Vingt arrondissements (je ne cite donc pas tous les articles de ce site dans lesquels son nom apparaît ou apparaîtra). Voici donc sa lettre (la citation en vert):

Mon cher Verlet,

J’ai été arrêté hier matin à 10 heures, rue du Louvre, par trois agents de la préfecture de police sous les ordres de M. de Kératry.

Savez-vous de quoi je serais accusé?

D’abord d’avoir excité à la guerre civile comme membre du Comité central et l’un des signataires de l’affiche [ce texte est dans notre article du 8 octobre] relative à la manifestation d’avant-hier [il écrit donc le 10, il a été arrêté « hier », le 9].

Puis, le croiriez-vous? de bonapartisme. Oui, mon ami, de bonapartisme. Une machination policière du ministère de l’intérieur (et d’ennemis personnels probablement) a trouvé le moyen de compromettre l’honneur d’un homme qui appartient à la démocratie depuis ses plus jeunes années. 

Depuis vingt-deux ans [il remonte à 1848, il avait dix-huit ans], je puis établir jour par jour, heure par heure, ce que j’ai fait.

Après être resté, comme tant d’autres, silencieux, oublié, je suis revenu à la vie politique avec 1863.

Je ne m’étendrai pas davantage. Ma vie est intacte; elle n’a jamais été entachée d’aucun acte vil, infâme, signé ou non signé.

J’ai été maintenu hier treize heures en état d’arrestation à la préfecture de police, d’où je ne suis sorti qu’à 11 heures du soir sous la promesse de reparaître aujourd’hui devant M. de Kératry.

Dois-je y aller?

Mes deux mains dans les vôtres.

Eug. Châtelain 

Et Eugène Châtelain, une semaine après, a porté plainte contre le préfet de police. Le texte de la plainte est reproduit dans La Patrie en danger datée du 26 octobre (une copie, conservée dans les archives de Constant Martin, est reproduite dans le livre de Dautry et Scheler, avec l’adresse de Châtelain, 129 rue Saint-Honoré). C’est la même histoire, en un peu plus précis, avec sa suite — et la réponse à la question, non pas « Dois-je y aller? » mais « Y est-il allé? ». La voici (la citation en vert):

Poursuite

Contre M. le Comte de Kératry

Nous apprenons que le citoyen Eugène Châtelain a été appelé au parquet du procureur de la République. Qu’a décidé ce magistrat?

Voici la copie de la plainte de notre confrère:

Au citoyen Procureur de la République

Citoyen,

J’ai l’honneur de vous exposer que le dimanche 9 octobre, vers dix heures du matin, j’ai été appréhendé rue du Louvre n°1, par trois individus me disant que le Préfet de police, M. de Kératry, avait à m’entretenir de suite.

Qu’ayant manifesté à ces individus le désir de monter chez moi prévenir ma famille que j’allais être absent, ils s’y opposèrent formellement.

Qu’alors, je leur fis observer qu’ils procédaient à mon arrestation.

— Prenez-le comme vous voudrez, me répondirent-ils, nous avons l’ordre de ne pas vous laisser rentrer chez vous.

Qu’ayant été conduit auprès de M. de Kératry, celui-ci me fit subir un interrogatoire et ordonna de m’écrouer au dépôt de la préfecture.

Que sur ma résistance, le dépôt ne fut pas effectué; mais qu’alors je fus mené dans un poste d’agents de la police de sûreté — dite des voleurs — au milieu desquels je fus détenu pendant treize heures consécutives de dix heures du matin à onze heures et demie du soir.

Que je fus si bien l’objet d’une arrestation c’est que, le mardi matin 11 octobre, M. de Kératry me fit subir un deuxième interrogatoire en présence de M. Jules Ferry, membre du Gouvernement provisoire.

Que M. de Kératry m’ayant renvoyé devant vous, Citoyen procureur de la République, vous m’avez déclaré vous-même, sur mes explications, qu’il n’y avait lieu de diriger des poursuites contre moi.

En conséquence, je viens auprès de vous, citoyen Procureur de la République, porter plainte contre M. de Kératry, ex-préfet de police [préfet de police du 4 septembre au 11 octobre, Kératry a laissé la place, pour trois semaines, à Edmond Adam — l’interrogatoire de Châtelain fut peut-être sa dernière activité comme préfet de police], demeurant à Paris, rue Taitbout 85, comme ayant commis le dimanche 9 octobre, le délit d’arrestation illégale et de séquestration sur ma personne.

Avec l’espoir de voir ma plainte accueillie et poursuivie conformément aux lois encore en vigueur.

J’ai l’honneur d’être, Citoyen procureur de la République,
Votre très-humble et très-respectueux concitoyen.

Eugène Châtelain
Paris le 18 octobre 70.

Qu’a décidé ce magistrat? demandait le rédacteur. Je ne sais pas.

*

J’ai copié l’image de couverture — Trochu repasse la Marne — dans le livre de Dayot cité ci-dessous (qui est sur Gallica). Elle est attribuée à Gill dans L’Éclipse.

Livre utilisé

Dautry (Jean) et Scheler (Lucien)Le Comité central républicain des vingt arrondissements de Paris, Éditions sociales (1960).

Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).

Cet article a été préparé en juillet 2020.