On parle beaucoup de nourriture, pendant le siège de Paris, et c’est bien normal, puisqu’il y en a peu — en tout cas si peu disponible pour la population… Nous avons vu les scientifiques s’inquiéter du pain (article du 26 septembre) et de la viande (article du 17 octobre), les bourgeois en parler chez Brébant (le 11 décembre), Émile Dereux chanter son beefsteak (le 15 novembre), les femmes de Belleville et Victorine s’inquiéter (le 19 et le 21 novembre), il y aura des éléphants (les 31 décembre et 1er janvier), un « lapin » le 2 janvier. Même La Patrie en danger nous a donné une recette de soupe (le 8 décembre), nous avons cité et citerons encore La cuisinière assiégée.
Les révolutionnaires ont demandé le rationnement (voir notre article du 6 octobre). Voici ce qu’en dit Georges Duveau (cette partie de son livre est très claire et je me contente de la citer — en vert):
La bourgeoisie, au contraire, abhorrait la méthode du rationnement. L’économiste Molinari, brillant collaborateur du Journal des débats, avait lancé une formule cruelle: le rationnement par la cherté. Il semble que la veulerie gouvernementale ait fait sienne cette formule. La réquisition des pommes de terre, ordonnée le 21 novembre, ne donna aucun résultat; elle ne permit que de récupérer une centaine d’hectolitres. À peine fut-elle levée que les pommes de terre figurèrent, abondantes, sur les marchés.
Il en vient ensuite au sujet principal de cet article, le pain.
Le pain fut invraisemblablement gaspillé: on en donnait aux chevaux pendant les premiers temps du siège. Il ne fut rationné que le 18 janvier. Les adultes avaient droit à 300 grammes quotidiens, les enfants de moins de cinq ans, à 150 grammes. Les 300 grammes valaient dix centimes. Le nombre des rations de pain dépassa de 200.000 le chiffre réel de la population. Ce n’est pas que le pain, dit pain Ferry ait été succulent. Il contenait théoriquement 50 p. 100 de blé, 30 p. 100 de riz, 20 p. 100 d’avoine; mais il fut l’objet de spéculations éhontées, il était fait de paille moisie.
Il semblait avoir été fait avec de vieux panamas ramassés dans les ruisseaux (Henri d’Alméras).
Le 18 janvier, au club de la Révolution, à l’Élysée-Montmartre, un orateur, doué d’un fort accent auvergnat, s’écrie:
Savez-vous de quoi est composé le pain que nous mangeons? Je vais vous le dire: 1° de foin; 2° de résidus d’avoine, 3° de balayures de meules; 4° de terre glaise, surtout de terre glaise. On est en train, dans ce moment-ci, de vous faire avaler les buttes de Montmartre… Il ne faut pas rire, car il y a autre chose dans le pain, on y met un « poison lent » et la preuve, c’est qu’après l’avoir mangé, on a la gorge sèche, et qu’il faut absolument boire son demi-setier.
À peu près un quart de litre — heureusement que le vin, lui, en plus d’être désaltérant, est nourrissant! Je redonne la parole à Georges Duveau:
Jules Ferry, qui savait endosser avec crânerie l’impopularité, disait:
Jamais les Parisiens ne me pardonneront de leur avoir fait manger un ignoble pain.
J’ai déjà mentionné le courage de Jules Ferry (le 28 novembre).
Je copie maintenant quelques Choses vues (ou mangées) ces jours derniers par Victor Hugo — qui a eu début décembre du cerf, de l’ours et de l’antilope:
15 décembre
Emmanuel Arago, ministre de la justice, est venu me voir et m’annoncer qu’on avait de la viande fraîche jusqu’au 15 février, et que désormais on ne ferait à Paris que du pain bis. On en a pour cinq mois.
22 décembre.
Léopold [son neveu] m’a envoyé treize œufs frais, que je ferai manger à Petit Georges et à Petite Jeanne [ses petits-enfants].
Pendant ce temps, ne vous inquiétez pas, il dîne tous les soirs, et même en grande compagnie. Il ne dit pas de quoi. Il note qu’une bourriche d’huîtres s’est vendue 750 francs et un dindon vivant 250 francs (« au profit des pauvres », si je comprends bien). En janvier, Mme Jules Simon, la femme du ministre, enverra du fromage de Gruyère, « Luxe énorme ».
24 décembre.
Paris ne mange plus que du pain bis.
30 décembre.
Hier, j’ai mangé du rat, et j’ai eu pour hoquet ce quatrain:
Ô mesdames les hétaïres
Dans vos greniers je me nourris;
Moi qui mourais de vous sourire,
Je vais vivre de vos souris.
Ce n’est même plus du cheval que nous mangeons. C’est peut-être du chien? C’est peut-être du rat? Je commence à avoir des maux d’estomac.
Et ce mot d’estomac:
Nous mangeons de l’inconnu.
8 janvier.
On mangeait du pain bis, on mange du pain noir. Le même pour tous.
C’est bien.
Cette auto-satisfaction ne peut dissimuler le fait que, certes, Victor Hugo mange le même pain que tout le monde, mais que, contrairement à « tout le monde », lui mange du beefsteak d’éléphant… comme il le note quelques jours après.
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Je ne sais pas quand et par qui a été composé le souvenir du siège que j’ai utilisé en couverture de cet article, mais il est au musée d’art et d’histoire Paul Éluard de Saint-Denis.
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[Voir aussi la belle et excellente page des archives de Paris sur les cent cinquante ans de la guerre franco-prussienne et plus précisément ses articles sur décembre 1870.]
Livres cités
La Cuisinière assiégée ou L’art de vivre en temps de siège par une Femme de ménage, Laporte (1871).
Duveau (Georges), Le Siège de Paris, Hachette (1939).
Hugo (Victor), — Choses vues, Quarto Gallimard (2002).
Cet article a été préparé en août 2020.