J’aime beaucoup ce qu’écrivait Gustave Maroteau. La façon dont il parlait des femmes dans un article du Peuple, que j’ai publié il y a déjà des années. J’aime aussi sa violence, « les chiens mordront les évêques », dans La Montagne, l’article dont il va mourir. J’apprécie que le premier article du premier numéro du Rappel qui reparaît enfin, lui soit en partie consacré. Et d’ailleurs, j’apprécie de plus en plus l’auteur de cet article. Alors le voici.

« L’heure de la modération est venue. — On va exécuter MM. Maroteau, Rossel, Lullier, et les autres. » On lit ces deux nouvelles à la fois dans les gazettes. C’est M. le Président de la République qui aurait dit « l’heure de la modération. » Ce sont les conseils de guerre qui ont parlé de l’échafaud. Je ne sais si M. le Président de la République a dit vrai et si une « heure » quelconque est venue. Mais je sais que la modération a l’air d’être restée en chemin.

J’ignore dans quel journal écrivait M. Maroteau. Il parait qu’il a demandé la mort de l’archevêque. L’archevêque a été tué un mois après par des gens qui n’avaient pas lu l’article de M. Maroteau ou qui certainement l’avaient oublié. Donc, on va fusiller M. Maroteau. Cette façon d’appliquer nos lois sur la presse me semble quelque peu effrayante. Pourvu que la modération — qui est en retard — arrive à temps!

Mais M. le président de la République est-il sûr qu’elle vienne, cette « heure de la modération », et se croit-il le pouvoir de la hâter? Il a remis à l’Assemblée le droit de grâce. L’Assemblée seule peut proclamer l’amnistie. M. le président de la République ne se reconnaît même pas le droit de lever l’état de siège.
Qui a pu lui faire des confidences au sujet de « l’heure de la modération? » J’ai bien peur que « l’heure de la modération » comme « la présidence de la République » ne soit qu’un mot. Qu’importe que M. Thiers annonce l’heure de la clémence si l’Assemblée arrête la pendule ?
La vie des condamnés aussi bien que les destinées de la France dépendent de l’Assemblée. La majorité monarchique de l’Assemblée est souveraine, et si bien souveraine qu’elle a inventé un nouveau genre de souveraineté: la souveraineté de l’impuissance. Impuissance de punir les trente mille prisonniers des pontons; impuissance de les relâcher; impuissance de « décapitaliser » Paris; impuissance de rendre à la France sa capitale; impuissance d’établir la République; impuissance de proclamer la monarchie; impuissance de constituer. Et c’est pour cela qu’elle s’est déclarée constituante. Toutes ces impuissances composent son pouvoir.

Mais M. Thiers ne peut rien sans elle, — pas même sauver un jeune homme de vingt-deux ans.

Le gouvernement de M. Thiers est quelque chose de faible et de provisoire qui n’a pu vivre jusqu’ici que parce qu’il a promis de mourir. C’est moins un gouvernement qu’un parfum qui remplit l’air et dont l’on craint l’évaporation. C’est comme un vent. Il ne fait que passer, semblable à la brise du soir, et la France et le monde, inquiets, redoutent de le voir un beau matin s’évanouir et s’aller perdre, invisible, dans ces régions inconnues où habitent les vieux souffles plus insaisissables et plus introuvables encore que les vieilles lunes.
Comment M. Thiers a-t-il vécu jusqu’ici ?
En poussant jusqu’au prodige l’art de saluer la compagnie, de baiser la main de la maîtresse de la maison, et de prendre congé.

Au premier mot, il saisissait son chapeau et sa canne; au premier mot, il faisait avancer sa voiture. Alors les partis s’effrayaient, car qui mettre à sa place, dans son fauteuil? On entourait ce gouvernement fugitif; on s’emparait de sa canne; on le forçait à se rasseoir. Et la légitimité, qui est égrillarde, retroussait sa robe, lui montrait sa jambe et lui disait avec un sourire:
— Restez donc!
Et l’Empire frisant sa moustache disait:
— Vous nous ferez plaisir!
Et l’orléanisme ajoutait avec un air bonhomme :
— Vous ne nous gênerez pas.
Et le gouvernement se rasseyait, mais sur l’angle de la chaise, un pied en l’air, prêt au premier geste à se jeter dans le corridor et à gagner l’escalier.

C’est par la modestie qu’il a réussi; en s’effaçant, en promettant de céder sa place au bel inconnu que l’Assemblée attendait. Il ne s’est jamais donné que pour un prologue, pour une ouverture d’opéra. Il s’efforce, aujourd’hui encore, de ressembler à ces soli de violon qui dans les drames précèdent l’entrée des grands personnages. C’est plutôt un trémolo qu’un gouvernement. Il n’est point la monarchie, et il est si peu la République qu’il la voudrait sans républicains [voilà! la république sans républicains, c’est exactement ça!]. Sa grande prétention est de n’être pas. Il s’appuie sur l’absence de ses partisans.
Or, quand ce fugitif et impalpable gouvernement nous dit, — par l’organe de l’homme éminent qui le représente que  « l’heure de là clémence est venue », devons-nous y ajouter foi? Devons-nous nous réjouir? Hélas! Je crains par moments que ces paroles consolantes n’aient la légèreté de ces mille bruits que le vent emporte et promène sur ses ailes, dans l’espace, — le chant de la courtillière ou le cri de la cigale! Où sont les garanties de l’exécution de cette promesse? 

La droite ne paraît point se soucier des condamnés, — de M. Maroteau ni des autres.

C’est pourtant de cette droite que tout dépend. La droite n’est-elle point, souveraine? L’armée appartient à la commission des grades; la vie des condamnés appartient à la commission des grâces; la France appartient à la commission de permanence. La majorité peut tout, excepté peut-être fonder quelque chose et nous sortir du provisoire.
Elle a créé le provisoire et elle le prolonge pour rester souveraine. Elle nous a donné un gouvernement provisoire; une capitale provisoire; un état de siège provisoire. Nous avons des ministres provisoires, qui rendent des décrets provisoires, et depuis cinq mois, on laisse provisoirement trente mille hommes sur les pontons. Tout est provisoire en France, et au milieu de ce provisoire dont on nous accable, il n’y a plus qu’une chose qui reste immuable: c’est la peine de mort.

ÉDOUARD LOCKROY

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En couverture, la manchette de ce « premier » numéro du Rappel, daté du 1er novembre 1871 — la lettre « aux rédacteurs du Rappel » qui précède l’article d’Édouard Lockroy, est bien sûr de la figure tutélaire de ce journal, Victor Hugo.