Le géographe Élisée Reclus, qui a appelé à voter le 26 mars, qui a participé, comme garde national, à la sortie du 3 avril, au cours de laquelle il a été fait prisonnier, ce qui lui a permis de « visiter » quatorze prisons différentes, en passant par un chenil, le voici devant ses « juges ». C’est le 15 novembre 1871 et c’est dans Le Rappel daté du 18:

Le 7e conseil de guerre, séant à Saint-Germain, sous la présidence de M. Carrelet, colonel du 2e hussards, avait à juger hier un homme qu’il est impossible de confondre avec les vulgaires malfaiteurs.
M. Élysée [sic] Reclus est honorablement connu dans le monde scientifique; sa vie a été honorable toujours. Fils d’un pasteur protestant qui lui a légué le souvenir d’une existence consacrée à la charité et à toutes les vertus chrétiennes, excellent père de famille, patriote dévoué, membre actif de la Société de géographie, savant remarquable.
Pendant le siége, il a fait volontairement partie d’un bataillon de marche; il a offert ses services à Nadar, qui l’a employé comme aérostier. Il a montré un dévouement exemplaire.
Il s’est laissé séduire par les programmes de la Commune. Le 5 avril, il a été pris les armes à la main, sur le plateau de Châtillon. il avoue lui-même qu’il a tiré quatre ou cinq coups de fusil sur les soldats de l’armée régulière. C’est là qu’il a été fait prisonnier avec le détachement de gardes nationaux dont il faisait partie.
Petit, nerveux, barbu, l’accusé a une figure accentuée, énergique. Il ne cherche pas à dissimuler sa conduite. Il avoue qu’elle était en contradiction avec ses principes, car s’il voulait le progrès et la liberté, il n’admettait que les moyens pacifiques.
Le conseil l’a condamné à la déportation simple.

C’est bref. Il y manque peut-être l’intervention du président et du secrétaire de la Société française de géographie, que je copie dans Le Temps du 17 novembre:

M. Charton. — Je viens, messieurs, comme défenseur officieux de M. Reclus, je viens vous dire qu’il est un de nos savants les plus remarquables, que nous apprécions et que nous admirons tous. Je vous prie de vouloir bien vous rappeler que si vous le condamnez, vous briserez une magnifique carrière; et au nom de la science et au nom de la France, nous vous supplions de nous rendre M. Reclus, que, nous vous le déclarons, nous ne croyons pas pouvoir remplacer.
M. le président. —  M. le député [Édouard Thomas Charton est député de l’Yonne], ne croyez-vous pas que ses idées politiques ont pu lui faire un moment perdre la tête et l’entraîner dans la voie déplorable qui l’a conduit ici?
M. Charton. — Oh monsieur le président, je suis loin de partager les idées politiques de M. Reclus, mais je vous dirai qu’à mon avis il n’est pas un de ces hommes cherchant à provoquer des révolutions dans un but d’intérêt personnel. (Le témoin se retire en serrant énergiquement la main du prévenu.)
M. Monois, secrétaire général de la Société de géographie. — M. Reclus est un homme d’une grande délicatesse, un des géographes les plus connus, auteur d’ouvrages estimés, traduits de plus dans toutes les langues, et qui s’est toujours fait remarquer par un amour de l’étude et de la science.

Il y a des suites (bien sûr!). J’inclus, pour le plaisir, un petit commentaire d’Édouard Lockroy, dans Le Rappel, cette fois daté du 20 novembre:

J’ai l’habitude de « m’incliner » devant les décisions de la justice. Quelles qu’elles soient, je m’incline. Pour moi, la justice est un être supérieur et infaillible, comme le pape. Quand je passe à côté d’elle, je lui fais ma révérence. Après cela, je suis tranquille. Je sais trop bien ce qui arrive quand on oublie de lui tirer son chapeau.
Je m’incline pour la troisième fois. Elle a condamné M. Élysée [re-sic] Reclus, un des écrivains les plus érudits de ce temps, un de nos savants les plus distingués, le seul qui sache la géographie. C’est bien. Je m’incline. Elle a condamné à mort M. Brissy.

Ah… j’arrête là. Je vous parlerai de Jules-Louis Brissy dans quelques jours. Pour aujourd’hui, parlons d’Élisée Reclus. Je ne vous laisserai pas attendre. Élisée Reclus n’a pas demandé de grâce. Mais ses collègues de par le monde, eux, ont protesté. Cette fois, je cite La République française, datée du 27 décembre 1871:

L’Observer, le seul journal qui paraisse le dimanche à Londres, publie le texte anglais de la pétition adressée à M. Thiers en faveur de M. Élysée [re-re-sic] Reclus. Cette pétition porte déjà les signatures d’hommes politiques, de savants, de littérateurs du plus grand mérite. On y remarque les noms de lord Amberley, fils de lord Russell, de lord Hobart, des naturalistes éminents Darwin et sir John Lubbock, de M. Christie, l’ancien ambassadeur du Brésil, des professeurs Fawcett, Morley, Maurice, Brewer, Angos et autres, et de nombreux membres du Parlement. Les pétitionnaires disent:

Au président de la République.
Comme étrangers, mais ayant néanmoins contracté une dette de reconnaissance envers la France et le peuple français, quelques-uns d’entre nous pour de longues années d’un séjour agréable, quelques-uns pour des voyages tout aussi agréables, d’autres pour des amitiés prolongées pendant toute une vie, et tous pour les trésors de pensée et de plaisir tirés des fonds si riches de la littérature, des sciences et des arts, — nous nous hasardons à nous adresser à vous en faveur d’un écrivain dont la France a lieu d’être fière, à notre avis, et qui se trouve frappé d’une peine sévère.
Il ne nous appartient pas d’exprimer ici une opinion quelconque sur la politique intérieure de la France. Mais nous osons penser que la vie d’un homme tel que M. Reclus, dont les services déjà reconnus partout, rendus à la littérature et à la science, promettaient pour l’avenir des services plus remarquables encore dans la maturité d’un vigoureux âge viril, que cette vie est un bienfait non-seulement pour le pays qui lui a donné naissance, mais pour le monde entier; nous pensons qu’en réduisant un pareil homme au silence ou en l’envoyant prisonnier au delà de la sphère de la civilisation, la France ne fera que se paralyser et diminuer son influence sur le monde.
En vérité, la clémence sied toujours au vainqueur; combien elle lui sied davantage lorsque le vainqueur est la France et le vaincu une des jeunes célébrités de la littérature et de la science françaises! Assurément, monsieur, votre propre nom est trop illustre, votre place dans la république des lettres est trop éminente, pour que vous laissiez, par la déportation de M. Élisée Reclus, jeter une tache sur la réputation littéraire de votre grand pays. Avec des vœux ardents pour la prospérité de la France, nous sommes, etc.

Le 3 février suivant, la peine a été commuée en dix années de bannissement — elle l’aurait été plus tôt si Élisée Reclus avait demandé quelque chose, ce qu’il n’a pas fait.

Élisée Reclus est alors allé s’installer en Suisse.

*

J’ai utilisé la photographie d’Élisée Reclus dans un ancien article déjà cité ci-dessus. Ah… J’en profite pour signaler que Nadar est, lui aussi, intervenu au conseil de guerre pour défendre son ami.