Pour aujourd’hui, une petite pause presque comique entre toutes ces condamnations!
L’expression entre guillemets, dans le titre de cet article, est due à Karl Marx (dans une lettre à Friedrich Engels du 11 septembre 1867).
Je ne discute pas ici les arguments (théoriques) que Marx opposait à Proudhon (d’ailleurs mort en 1865): je vous renvoie à sa Misère de la philosophie.
Je me contente de penser aux théories proudhoniennes sur les femmes. Vraiment asiniennes. Je ne vous les impose pas.
Il m’est arrivé souvent, non pas de les citer, mais d’avoir à les évoquer, en particulier dans des conférences, à propos d’Eugène Varlin, dont j’ai plaisir à citer (entre autres) le:
M. Varlin, relieur, croit que la femme doit travailler et doit être rétribuée pour son travail. Il croit que ceux qui veulent lui refuser le droit au travail, veulent la mettre pour toujours sous la dépendance de l’homme. Nul n’a le droit de lui refuser le seul moyen d’être véritablement libre. Elle doit se suffire à elle-même, et comme ses besoins sont aussi grands que les nôtres, elle doit être rétribuée comme nous-mêmes. Que le travail soit fait par un homme, qu’il soit fait par une femme: même produit, même salaire.
Par ce moyen, la femme ne fera pas baisser le salaire de l’homme, et son travail la fera libre!
— que j’ai déjà cité plusieurs fois sur ce site, ici par exemple. Je mets cette opinion au compte de l’influence fouriériste — sur les questions « féminines », diamétralement opposée aux « idées » proudhoniennes.
Il m’arrive d’accompagner cette citation — pour « contextualiser », comme disent les historiens — d’une remarque sur les typographes
- qui se sont mis en grève en 1865 contre l’embauche de femmes dans leurs ateliers
- qui font un métier fort différent de celui des relieurs.
D’ailleurs, les ateliers de reliure employaient des hommes et des femmes — il est évidemment plus facile de réclamer l’égalité salariale des hommes et des femmes dans une profession où des hommes et des femmes font le même travail…
Rien d’extraordinaire dans tout cela.
Pourtant, plusieurs fois (pas vraiment toujours, mais souvent), au moment des questions à la fin de la conférence, un homme — à aucun endroit de cet article le masculin n’est neutre — prend la parole pour m’apprendre, dit-il, quelque chose que je ne sais pas. Si, si:
Je vais vous apprendre une chose que vous ne savez pas.
Je suis toujours enchantée d’apprendre quelque chose — quand même, dans la salle, on est un peu choqué par cette façon de s’exprimer, je n’ai d’ailleurs jamais vu personne s’adresser ainsi à un conférencier homme, mais j’ai déjà vécu ça comme mathématicienne, pas avec des collègues spécialistes, mais avec du « grand public », où il y avait toujours un homme pour « m’expliquer » ce (dont j’étais spécialiste mais) que je n’avais pas compris. Bref: j’en ai vu d’autres. Et je sais écouter et répondre avec calme.
Ce monsieur m’explique donc pourquoi il était juste et même progressiste de s’opposer à ce que les femmes travaillent. Après, il y a des variantes.
Une fois, un long développement m’a appris que (accrochez-vous!) la seule méthode contraceptive était l’allaitement prolongé, et que c’était pour ça que les femmes restaient à la maison. Cette fois, j’ai vraiment appris quelque chose, en effet: cette théorie était entièrement nouvelle pour moi, comme d’ailleurs pour toutes les personnes à qui je l’ai exposée. Et rencontrer quelqu’un qui y croyait, en plein vingt et unième siècle, était presque touchant.
Une autre fois, j’ai appris que les typographes avaient une convention signée avec leurs patrons (n’est-ce pas un peu anachronique?) et que les femmes n’étaient pas embauchées à ce tarif. Ils s’étaient donc mis en grève pour s’opposer à ces bas salaires… Et je venais de citer Albert Theisz en 1880:
[…] Les ouvriers typographes dans un procès sous l’empire déclaraient qu’ils interdisaient le travail aux femmes parce qu’ils préféraient les laisser aux soins du ménage plutôt que d’en être réduits par leur concurrence à vivre à leurs dépens.
Comme les typographes, nous préférerions la femme au foyer domestique plutôt qu’à l’atelier faisant concurrence à l’homme. Mais si nous ne pouvons obtenir gain de cause complètement, au moins nous sera-t-il permis de demander pour elle quelques considérations que sa nature exige. Au point de vue moral, un peu de respect, au point de vue matériel, pour un travail égal à celui de l’homme, salaire égal. […]
— voir aussi cet autre article. Il n’avait pas l’air de savoir non plus ce que ce monsieur m’a appris.
Le même m’a aussi rappelé que, les proudhoniens, bien sûr, mais que « ceux qui étaient avec Marx étaient pour les femmes ». Cette assertion n’est pas fausse, du strict point de vue de la logique, puisque « ceux qui étaient avec Marx » à Paris en 1865, étaient ce que l’on appelle en mathématiques l’ensemble vide. J’ajoute que celui-là « savait » aussi que l’Association internationale des travailleurs était morte à cause de l’échec de la Commune de Paris.
Je crois (avant qu’on me prouve le contraire) que les influences proudhoniennes ont perduré très longtemps dans le mouvement ouvrier français — à supposer que ce soit fini (???) — y compris parmi ceux qui se disaient marxistes.
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La gravure représente un atelier de reliure vers 1859. On y voit des ouvriers et des ouvrières. Elle accompagne le texte de la chanson « Mon fût » de J.-C. Lusine (un relieur que nous avons déjà rencontré brièvement sur ce site), que l’on trouve sur Gallica. Le « fût » est l’outil qu’utilise, sur la gravure, l’ouvrier représenté à gauche. Merci à Camille la relieuse (elle préfère relieure) pour m’avoir montré cet outil et son fonctionnement: il sert à rogner les tranches d’un livre afin de niveler les pages ou les cahiers d’un ouvrage; la lame grignote le papier, glisse de haut en bas, en rythme, lentement mais de manière déterminée pour attendre son objectif: l’égalisation (une belle métaphore!).
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Les livres auxquels j’ai fait allusion et/ou dont je conseille la lecture sont:
Marx (Karl) et Engels (Friedrich), Correspondance, Éditions sociales (1985).
Marx (Karl), Misère de la philosophie, Frank (Paris) et Vogler (Bruxelles) (1847).
Varlin (Eugène), Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).
Léonard (Mathieu), L’émancipation des travailleurs, une histoire de la première internationale, La Fabrique (2011).