Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 374, 17 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.

Pour cette longue journée de travail, où leur jeune vie, au lieu de s’accroître, se dépensait, où, dans les torsions constantes imposées à leur pauvre petit corps, leur sève s’épanchait comme l’eau d’un linge tordu, ils étaient payés chacun trente centimes. Il se fit cependant, cette année-là même, une loi qui défendait d’employer les enfants plus de dix heures, mais personne ne s’en occupa. Les notables de chaque ville manufacturière étaient chargés de la surveillance. Or, ces notables étaient surtout des patrons, en sorte que tout resta comme auparavant.
D’ailleurs, arracher ces enfants aux tortures de l’atelier pour les renvoyer à celles de la faim à domicile, était-ce vraiment une protection?

À l’atelier, la situation de l’enfant dépend du maître qui l’emploie. Mais, en attendant que s’établissent les mœurs de la liberté, les habitudes de ce monde sont celles de la tyrannie. Dans la classe populaire surtout, l’enfant étant le faible, il est peu de gens qui ne croient devoir lui parler avec une grosse voix et le châtier pour un manquement léger. Puis, selon la justice distributive en usage, l’ouvrier, foulé par ses directeurs, se dédommage en faisant sentir à son tour, à l’être inférieur qu’il a sous ses ordres, le poids de son autorité.

Cendrine avait été victime de la misère de ses parents; mais, du moins, doucement traitée par eux. En s’entendant commander d’une voix rude par un homme aux sourcils froncés, elle trembla et se crut au pouvoir d’un monstre. La peur la rendit obéissante, et bientôt habile. C’est tout ce que voulait l’ouvrier, qui au fond n’était point méchant. Mais ce sentiment de terreur était une souffrance de plus dans laquelle vivait la pauvre petite, accroupie sous le métier. Le son de la voix du maître lui causait une secousse nerveuse; et une fois qu’il leva la main sur elle, elle faillit s’évanouir. Elle voyait cet homme dans ses rêves et s’éveillait en criant.

Peu à peu cependant l’impression s’atténua, et d’ailleurs un chagrin prit le cœur de Cendrine, si vif qu’il la rendait insensible à ce qui la touchait elle-même. Son cher petit Jacques dépérissait! Il était malade, et elle ne pouvait plus le soigner. À peine soir et matin le voyait-elle; ce n’était que le dimanche seulement qu’elle pouvait de toute son âme le dorloter, encore qu’elle dût ce jour-là, sur l’ordre de sa mère, raccommoder les nippes de la maison.

Pour la pauvre Marguerite, le dimanche, elle courait à l’hôpital, voir son mari, le cœur gonflé du tourment que toute la semaine elle s’était fait pour lui; car elle sentait de loin les ennuis de son cher homme, et les connaissait bien. Ah! si elle avait pu le soigner elle-même, comme il eût été mieux, plus content! combien il eût moins souffert! Cet infirmier grognon qui le pansait d’une main rude!… Un pauvre malade a tant besoin d’être aimé!… Ce n’est pas assez de tant souffrir, être encore à chaque instant contrarié! Oh! dire qu’il y a des femmes heureuses qui peuvent soigner leur malade chéri! Pierre se mourait d’ennui. Il demandait ses enfants et Marguerite n’osait plus lui parler du petit Jacques, parce que…

Hélas! elle ne pouvait non plus, celui-là, le soigner comme il aurait eu besoin de l’être! Il faut à un petit enfant la chaleur des genoux maternels; mais elle, ses genoux étaient occupés par l’ouvrage, que ses mains cousaient sans relâche. Il faut à l’enfant, surtout à l’enfant malade et trop tôt sevré, des baisers, des sourires, de tendres paroles, et des soins intelligents. Marguerite ne pouvait rien pour son fils; elle n’avait même pas le temps de l’embrasser; elle ne pouvait plus sourire; elle ne savait que pleurer. Pour conforter ce petit estomac débile, elle n’avait à grand peine qu’un peu de lait, le mauvais lait falsifié des villes, et, quand il mangeait, rien que du pain sec! Faute des aliments légers et fortifiants qui lui étaient nécessaires, l’enfant se mourait! Sa mère le voyait et n’y pouvait rien!…

Les yeux noirs du pauvre petit, qui avaient été si vifs, devinrent caves; son petit visage rose autrefois, jaunit; sa respiration devint sifflante et son cri fêlé.

Ce cri réveillait Cendrine. L’amour triomphait du lourd sommeil de l’enfance, augmenté de la fatigue du travail. Elle se levait, prenait son petit frère dans ses bras, le baisait et le dorlotait. Jacques la préférait à sa mère. Dès qu’il la voyait, il tendait ses petits bras, en entourait le cou de Cendrine, se couchait sur son épaule et ne voulait plus la quitter. Comme elle était fière d’être préférée, la petite maman! et encore plus attendrie! Elle couvrait l’enfant de baisers, le serrait contre son cœur; elle s’efforçait de le rendre heureux. Mais comment le guérir? Que faire?… Est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire? Oh! c’était trop affreux! Il eût fallu du sucre, des gâteaux peut-être! Il y a tant de bonnes choses qui lui eussent fait si grand bien! Comment les avoir?…

La pauvre enfant ne pensait qu’à cela, et les idées les plus étranges passaient dans sa tête. Un jour elle entendit son maître dire à un ouvrier que la reine était bonne et faisait beaucoup de bien [C’est Marie-Amélie de Bourbon-Siciles, l’épouse du roi Louis-Philippe — nous sommes juste avant la révolution de 1848]. Elle venait d’envoyer 50 francs à un paralytique.
Cinquante francs! se dit la petite, que d’argent, bon Dieu! Si la reine voulait donner seulement la moitié pour Jacques, bien sûr que cela le guérirait. Mais elle ne sait pas que Jacques est malade. Comment faire pour qu’elle le sache?

Elle s’imaginait voir la reine et lui parler, et tandis que son cerveau travaillait, ses doigts restaient inertes. La dure voix de son maître, qui jurait et sacrait contre elle, l’arracha durement à ce rêve, et, toute tremblante, elle se remit au travail. Mais à peine sortie de l’atelier, elle se demanda comment elle ferait pour voir la reine, et n’eut plus d’autre pensée.

À suivre

*

J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue

Kollwitz (Käthe)Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).

— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».

Lire l’introduction

Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité