Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 374, 17 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.

En dépit du milieu grossier, en dépit des maux de la vie, il y a dans tout cerveau d’enfant, pour tisser des images de bonheur et de beauté, les fils d’or de la féerie. Cendrine fit son rêve et voulut le réaliser.
Elle en parla d’abord timidement à sa mère. Mais celle-ci haussa les épaules et répondit: — Ça ne se peut pas! Déconcertée de ce côté, la petite fille se tourna vers le grand-père.
— Où demeure la reine, pépé?
— Aux Tuileries, ma petite.
Et le bonhomme fit la description du palais. En outre, il indiqua le chemin. Jamais Cendrine n’était allée à Paris. Un moment, la petite songea à emmener le grand-père avec elle. Ne faisait-il pas aisément ce qu’elle voulait? Peut-être eût-elle réussi, car le vieillard avait de la foi pour ces choses, qu’il ne connaissait pas; mais Cendrine pensa que le petit Jacques ne pouvait pas rester seul, c’était bien assez de le laisser, elle, dans cette journée du dimanche. Pauvre petit! mais c’était pour lui.

En un mot, Cendrine avait pris le parti d’aller voir la reine. Ardente au dedans autant que timide à l’extérieur, elle se disait:
— Puisque la reine est bonne et qu’elle est si riche, il n’est pas possible qu’elle ne veuille pas sauver Jacques. Ça me fera peur de lui parler; mais tant pis! il faut que mon Jacques soit guéri. Oh! comme il va être heureux d’avoir tout ce qu’il lui faut!
Levée avant l’aube, le dimanche, elle se glissa hors de la chambre et partit. Elle n’avait pas voulu, cependant, que sa mère fût inquiète, et le soir, en rentrant de la fabrique, elle avait pris son amie Félicie sous le bras, et les deux petites filles avaient chuchoté, avec de grands airs sérieux, jusqu’à la maison. Félicie s’était chargée d’avertir Mme Vachot; mais seulement une heure après le départ de Cendrine, afin qu’on ne pût la rejoindre et la retenir.

Marguerite n’en fut guère moins inquiète. Qu’allait devenir sa fille dans Paris? La reverrait-elle le soir? L’aventure fit du bruit dans le quartier. — Était-ce possible? Cette petite fille!… Une pareille idée! — Eh bien, avec ses airs timides, elle n’avait pas froid aux yeux! — Certains conseillèrent à la mère de la fouetter en arrivant, d’autres, de naturel moins sévère et d’imagination plus riche, pensèrent que Cendrillon allait revenir peut-être dans un carrosse à quatre chevaux.

Elle revint à pied, la pauvre enfant, mouillée, crottée, brisée de fatigue, et toute confuse, et raconta son odyssée en pleurant.
Elle avait bien trouvé les Tuileries, mais à la porte un vilain militaire, avec un grand fusil, lui avait barré le passage.
— Monsieur, je veux parler à madame la reine.
— On ne passe pas!
— C’est pour mon petit frère, parce qu’il est malade et…
— On ne passe pas!
À toutes les portes ç’avait été la même chose, et Cendrine rentrait, persuadée maintenant que la reine n’était pas si bonne, puisqu’elle avait tant peur qu’on laissât entrer les pauvres gens; car, pendant que Cendrine était là, elle avait bien vu entrer des messieurs et des dames en belle toilette, venus en voiture.

Le petit Jacques était condamné, et ni les baisers ni les larmes de Cendrine ne purent le retenir en ce monde. Il mourut. Un soir, en rentrant, la fillette vit sa mère pleurante, qui pourtant cousait encore, et le petit livide et froid dans son berceau. La douleur de Cendrine fut extrême. Elle criait, gémissait, se jetait par terre et appelait Jacques! son Jacques, hélas! qui ne l’entendait plus.
— C’est ta faute, osa-t-elle crier à sa mère; si j’étais restée là, il ne serait pas mort! On l’a tué pour les autres!
— Ne le regrette pas tant, petite, répondit la mère, ceux qui sont morts sont les plus heureux !
Était-ce vrai? Elle avait bien souffert, la pauvre petite, et pourtant ce mot l’étonna. Car elle n’avait que dix ans et tout être jeune compte sur l’avenir.

La guérison du père fut longue, et quand il sortit de l’hôpital, au bout de trois mois, il marchait encore avec des béquilles. C’eût été une grande joie de le revoir; car c’était un bon père et un bon mari que Pierre Vachot; mais la pauvreté permet-elle les joies du cœur? Il ne pouvait pas travailler de longtemps encore et c’était une bouche de plus à la maison!

Que faire? Terrible question que le pauvre souvent s’adresse, en regardant autour de lui, en désespéré! Rien!… Entre le travail insuffisant et l’aumône, rien! que souffrir et se restreindre sans cesse jusqu’à ce que dans cette lutte la mort ou la vie l’emporte. Le bureau de bienfaisance donna deux livres de pain de plus par mois. Chaque jour, Pierre essayait de marcher sans béquilles, mais une chute l’eût perdu. Au printemps seulement il put marcher seul; mais monter aux échelles, c’était bien imprudent. Cependant, il voyait sa femme se mourir, ses enfants hâves et débiles. Tout manquait à la maison. Il se présenta. À le voir tout pâle, un peu boiteux, on le refusait. Il ne put s’engager qu’au fort de l’ouvrage. On devait au boulanger. Cendrine et Paul restèrent à la fabrique.

À suivre

*

L’image de couverture se trouve au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg — cette image de qualité m’a été très généreusement offerte par l’équipe des éditions des musées de Strasbourg. On la trouve aussi dans le catalogue

Kollwitz (Käthe)Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).

— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».

Lire l’introduction

Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité
(5) est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire?