Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

10. Mardi 28 décembre 1869

On ironise sur le ministère Ollivier ;

mais on parle aussi des États-Unis où le président Grant a signé le bill de reconstruction ;

Rochefort a invité les comités qui avaient soutenu son élection, mais pas les cinquante policiers, qui ont attendu dehors ;

Arthur Arnould parle de traités d’extradition ;

Victor Noir imagine Napoléon III en marchand de mitrailleuses et nous apprend que la lecture de La Marseillaise est interdite dans les ministères ;

dans sa « Tribune militaire », Gustave Flourens répète aux soldats et sous-officiers que sous les drapeaux ils ne cessent pas d’être des citoyens et se préoccupe de la soupe, du chauffage, etc. ;

Millière, dans « Question sociale », répond au journal Le National que, oui, la doctrine que La Marseillaise a formulée, c’est le communisme,

si défiguré, si calomnié, qu’il est devenu un objet d’horreur et d’effroi,

et explique que

le véritable progrès consiste à étendre les principes du communisme jusqu’à ce qu’ils aient fait disparaître toutes les causes d’antagonisme qui résultent du règne de l’individualisme;

dans le compte rendu analytique de débats profondément politiciens à la Chambre apparaît quand même une institutrice courageuse qui a essayé d’empêcher une fraude électorale et a été déplacée ;

le télégraphe va pouvoir être prochainement utilisé pour les envois d’argent ;

dans la rubrique « La vie du travailleur », Jacques Vignaud demande s’il est difficile d’avoir, dans chaque atelier, une chambre réservée aux nourrissons.

Je garde l’année 69 et le compte rendu d’audience de Puissant.

1869

On avait annoncé que l’année 1869 verrait la fin de l’Empire. On pourrait croire que cette prédiction ne s’est pas réalisée. Ce serait une erreur. L’Empire est mort et l’année 1869 n’a pas vu seulement tomber l’empire, elle a vu tomber le pouvoir personnel, la monarchie. Elle en a montré l’inanité pour la France comme pour le reste de l’humanité.

L’idée monarchique est maintenant bordée au nord par la place du Carrousel et au sud par la place de la Concorde. Elle a pour colonies quelques casernes à Berlin, Varsovie, St-Pétersbourg et Rome.

Elle fusille, elle émarge encore : elle ne gouverne plus.

En effet l’expérience tentée par la France sur elle-même est convaincante. Un homme a eu entre les mains trente-six millions d’êtres. Leur travail, leur intelligence, leur vie tout a été à lui sous toutes les formes. Il ne s’en est servi que pour assurer sa propre fortune et a compromis les intérêts qu’il prétendait sauvegarder. À l’extérieur, nous sommes tombés plus bas qu’à aucune autre époque et si l’on respecte encore la France, ce n’est pas à cause de l’empereur, mais à cause de la nation dont on craindrait de provoquer une levée en masse. À l’intérieur toutes les sources du travail ont été profondément troublées, si troublées que l’inquiétude est non-seulement politique, mais sociale, et que c’est moins une révolution politique qu’il faut faire qu’une réorganisation générale.

N’est-il point temps cependant que la France renonce à ces expériences, profitables certainement à l’humanité mais qui nous épuisent en retardant notre développement. L’empire, c’est tout au moins du temps perdu.

Depuis soixante-dix ans les gouvernements, sous une forme ou sous une autre, ont paru ne chercher qu’à reprendre ce que la Révolution avait donné, et il s’est trouvé qu’on a appelé révolutionnaires précisément ceux qui cherchaient l’ordre véritable dans la satisfaction des droits du plus grand nombre. On a fait des gouvernements avec les minorités plutôt que d’en faire avec les majorités.

De là le désordre dont l’empire français restera dans l’histoire la personnalisation la plus complète.

C’est donc une révolution morale qui s’est accomplie pendant cette année. Par deux fois le gouvernement a voulu engager la bataille avec le suffrage universel. Le suffrage universel a refusé. Il peut être patient. La mort est de l’opposition. Aussi le gouvernement personnel est-il pour ainsi dire en état de blocus. Il fera bien encore quelques sorties : il lancera des colonnes de sergents de ville commandées par M. Émile Ollivier, mais elles ne peuvent le mener à rien.

L’empire n’a plus que des fautes à commettre.

Mais nous, citoyens, nous, souverains, ces fautes, nous devons, nous pouvons les éviter en constituant la République qui seule ramènera l’ordre et la tranquillité, mais la République par l’égalité comme par la liberté, non pas en escamotant les questions pour un temps plus ou moins long, mais en les abordant nettement, en voyant ce qui est, en comprenant qu’il n’y a d’ordre, de tranquillité, que si les intérêts de la majorité qui travaille sont laissés libres et non pas sacrifiés sous des prétextes de conciliation, de modération, comme ils l’ont été même au 24 février 1848.

Ceux qui cherchent la conciliation entre les privilégiés et les victimes amènent presque toujours le désordre.

Ce que la France a compris en cette année qui va finir, c’est qu’il ne fallait plus demander à un homme ce qu’il lui était même impossible de donner, et que la chose publique était l’affaire de tous. Personne ne déserte son devoir sans sacrifier son droit, et ceux même qui croyaient devoir profiter de leur indifférence en politique, ont maintenant la preuve qu’ils nuisaient à leurs intérêts les plus positifs, et qu’ils croyaient les plus étrangers à la politique.

Le pouvoir personnel est comme exilé au milieu de la France qui, sur tous les points de la patrie, se reprend à vivre, à vouloir, et, devançant l’histoire, s’étonne de ce qui s’est passé.

Et lorsque l’empereur regarde son fils, au règne duquel il ne peut croire sérieusement, il doit, lui, plus encore que tous les autres, comprendre l’impuissance de l’isolement, l’impuissance de la force, de l’injustice, et sentir qu’il se survit à lui-même et qu’il n’aura pas de descendants.

C’est le grand conseil privé qu’à l’heure de minuit tient César décédé. Ils sont tous là les morts. Saint-Arnaud, Magnan, Billault, Morny, Troplong, ombres sanglantes de l’esprit qui a ordonné, trahi, jugé, exécuté. [belle brochette ! n’hésitez pas à aller voir le glossaire.] Déjà enveloppés de l’histoire comme une éternelle camisole de force, ils sont muets ; deux fois morts car ils n’étaient rien. Consultés, ils ne répondent pas. Qu’auraient-ils à dire ? Ils passent, méprisants pour les Ollivier et les Forcade du lendemain qui les interrogent en vain ; ils passent, n’ayant pas d’autre valeur que d’être une leçon pour l’humanité.

Comme tout cela est loin, comme tout cela n’est plus dans notre langue, dans nos mœurs, de notre temps.

— 1869, merci.

CHARLES HABENECK

Tribunaux

Police correctionnelle (7e chambre)
Une histoire drôle

On appelle le sieur Charles.

Sa figure est couleur de pain d’épice ; les joues font trou, le front et les yeux sont cachés sous des mèches de cheveux gris sales, la lèvre inférieure pend sur le menton.

Sa blouse est déchirée au milieu du dos, et, par la fente de l’étoffe, on voit la peau terreuse sur laquelle se croisent deux ficelles qui maintiennent le haut d’une culotte dont le fond baille.

Les bras ballottent mous le long du corps, les pieds traînent dans des souliers sans lacets, encroûtés de chaux.

— Comment vous nommez-vous ?

— Charles !

— Charles qui ?

— Charles… j’sais pas ! on m’appelle toujours comme ça depuis des années.

— Votre âge !

— Ah ma foi ! moi j’sais pas, il y a si longtemps que je traîne la misère

Le public rit.

— Votre profession ?

Meurt la faim, si vous appelez ça une profession.

Le public rit.

— Vous avez été condamné par défaut à huit jours de prison, pour vente de journaux sans autorisation, et vous avez formé opposition !

— Ça c’est vrai, et j’ai même payé pour le papier quatre francs dix-huit sous.

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Pour ma défense ? J’ai une double hernie, des douleurs, je suis sourd, ma main droite est à moitié paralysée ; ça vous suffit-il ?

— Cela ne vous empêchait pas de demander à la préfecture une autorisation pour vendre des journaux.

— V’la trois ans que je demande une permission pour être marchand des quatre saisons, on ne me l’accorde pas, faute de protections. Si j’avais seulement une rente de six sous par jour, j’irais pas, bien sûr, tirer mes guêtres par les rues.

(Le public rit ; l’huissier fait des efforts inutiles pour imposer le silence.)

Il obtient, sans protections, l’application des circonstances atténuantes, le tribunal ne le condamne qu’à 16 fr. d’amende.

Il se retourne vers l’audiencier pour lui demander ce qui a été dit.

L’audiencier. — Le tribunal vous ôte la prison, il vous condamne à 16 fr. d’amende.

Charles. — Oh !… est-ce qu’il faudra les payer ?

(Le public trépigne de joie.)

Oh oui ! C’est vraiment une histoire bien gaie !

Je plains les rieurs bien plus que je ne plains ce misérable.

G. PUISSANT

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L’image de couverture est aussi celle de L’Éclipse du 5 décembre et de Gill. Rochefort entre… dans la chambre. Elle vient de Gallica, là.

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Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec les articles de Flourens et Millière ressaisis, sont ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).