Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

12. Jeudi 30 décembre 1869

Ollivier, décidément, tient la une, sous l’ironie de Rochefort et le nom d’ « Ollivier 1er » ;

Gambon,

Républicain, ne [se] présente jamais volontairement devant les juges de Louis Bonaparte,

alias Napoléon III, qui est, entre autres le

mitrailleur de la Ricamarie et d’Aubin,

et à qui il écrit, dans un beau plagiat par anticipation de Boris Vian : 

vous pouvez envoyer vos gendarmes,

et il écrit au journal par la même occasion ;

la gauche parlementaire (qui pourtant n’a rien de montagnard) a accouché d’une demi-douzaine de souris, que critique Arthur Arnould ;

Flourens répond au Constitutionnel, qui l’accuse de faire pleurer les jeunes filles avec ses petites historiettes sentimentales ;

Victor Noir mélange le ministère Troppmann et le procès Ollivier, à moins que ce soit le contraire ;

trois mille citoyens ont participé à la réunion rue de Flandre pour les ouvriers mégissiers ;

Millière répond à Guéroult, de L’Opinion nationale, sur la souveraineté du peuple ;

huit mille mineurs sont en grève en Silésie, un appel à l’aide est lancé aux membres de l’Association internationale des travailleurs ;

« l’honorable M. Schneider » est élu président du Corps législatif ;

Puissant rend compte du procès Troppmann dans un très bel article que malheureusement je ne reproduis pas mais que vous pouvez aller lire dans le journal lui-même.

Par contre, je vous livre la « lettre d’Aubin » d’Achille Dubuc.

Lettres d’Aubin

Le Gua, 26 décembre

Nous recevons la lettre suivante du correspondant spécial, que nous avons envoyé à Aubin pour rendre compte de la situation des ouvriers mineurs.

Enfin, me voici dans la vallée d’Aubin ; après un voyage de vingt-quatre heures, par un froid sibérien, il est bon d’arriver, mais il est triste de rester longtemps ici.

Vallée d’enfer ; du feu et de la flamme partout ; le bassin du Gua fume comme une étuve ; par les grandes cheminées de la forge et par les fissures des fours à coke s’échappent des langues de flammes et des montagnes de fumée ; plus loin, sur des remblais formés par des schistes tirés des mines et tirés aux estacades ; ces schistes, mêlés à quelques résidus charbonneux, prennent feu au grand air, et jour et nuit des flammes sulfureuses lèchent les flancs de ces remblais ; ici, au-dessus du Gua, c’est le Montet qui brûle depuis un siècle, et plus loin ce sont les étuves de Cranzac [aujourd’hui Cransac, à l’est d’Aubin, le nom est au crayon sur la carte]. On respire une atmosphère de charbon et de soufre, l’horizon disparaît à chaque instant sous un rideau de fumée, estompant les châtaigniers décharnés et les quelques maisons éparses sur les montagnes.

Mais tout cela, c’est la cause et la raison de l’industrie qui anime cette vallée ; ce caractère farouche de la nature a sa grandeur, et on se dit que pour combattre les éléments, le travailleur, ici comme partout, a sa force, son courage et son intelligence.

On ne s’étonne donc pas de ces menaces de l’usine qui vomit le feu et de la montagne qui vomit le soufre, mais le voyageur est étonné et attristé en trouvant ici des chasseurs de Vincennes.

— Eh, quoi ! une garnison au Gua ?

— Oui, monsieur, depuis les derniers événements.

Ainsi il n’a pas suffi d’assassiner lâchement trente et quelques victimes, des travailleurs inoffensifs qui réclamaient paisiblement, non pas même une augmentation de salaire, mais tout simplement la justice dans les toisages, il fallait encore imposer à cette population comme une menace permanente, ce bataillon de soldats armés de chassepots qui, n’ayant rien à faire, car on ne peut tuer sans cesse, errent dans la rue du Gua, s’attablent aux cabarets, et dont les sentinelles sont postées aux différentes issues de la forge.

L’armée des travailleurs à la figure et aux mains noires, aux vêtements constellés de plaques de boue, défile sous cette menace vivante sans y prendre garde, sans s’irriter de voir ces gens en uniforme qui sont là pour les tuer.

Soldats du chassepot ou soldats de la mine, les uns et les autres semblent résignés à leur sort, souffrir et se taire, c’est encore la loi dans ce pays. À part quelques sergents-majors, fendants et glorieux, les soldats ont l’air honteux de leur rôle et saisissent toutes les occasions de se rendre utiles ; il m’a été donné d’en voir un exemple.

La veillée de Noël a été signalée par un incendie considérable à Cranzac. Le feu a pris chez un épicier, Brau, dont la boutique était un véritable bazar. Brau versait du pétrole devant une chandelle allumée, le baril a éclaté et la flamme s’est communiquée rapidement aux matières inflammables contenues dans les magasins et dans les chambres supérieures.

L’explosion des paquets de poudre et de tonnes de pétrole rendait tout sauvetage très dangereux ; les flammes atteignaient une hauteur considérable, et la position de Cranzac, où toutes les maisons sont excessivement serrées les unes contre les autres, faisait craindre pour le village tout entier.

Les chasseurs accourus au pas gymnastique se mirent au travail avec un entrain remarquable. Je me joignis à quelques soldats pour organiser une chaîne dans le bas du village, et comme quelques-uns se plaignaient du singulier réveillon qui leur arrivait,

— Voyons, mes amis, leur dis-je, ne faut-il pas mieux combattre l’incendie que d’assassiner des gens qui ne vous ont rien fait ? Et n’aimez-vous pas mieux faire cette besogne que celle des camarades qui vous ont précédés au Gua ?

— Ah ! n… d. D…, monsieur, vous avez raison ! c’est une f… besogne que celle qu’on a faite, et nous ne demandons pas à recommencer.

Un de ces malheureux a été victime de son dévouement. Il travaillait dans la maison, au milieu des flammes, lorsque le sol s’écroula sous ses pieds, et il fut précipité de quatre mètres de hauteur dans la fournaise incandescente.

On l’en arracha dans un état épouvantable, la cuisse gauche était fracassée, l’os perçait la peau, les deux jambes, le ventre, tout le dos étaient horriblement brûlés. Il reçut quelques soins à Cranzac, mais il expira en arrivant à l’hospice où je le vis le lendemain ; les épaules offraient l’aspect de l’écorché.

Ce malheureux se nommait Bissey, le capitaine Bérard, dont il était l’ordonnance, me donnait sur lui ces renseignements navrants :

Bissey était du Haut-Rhin ; son frère, travaillant dans une usine de Colmar, eut le bras pris dans un engrenage et fut broyé il y a de ça quelques mois. Bissey, qui n’avait plus que peu de temps à faire au service, se promettait de retourner immédiatement au pays et d’être le soutien et la consolation de son vieux père.

Ainsi voilà les fils du prolétaire ; l’un meurt sur le champ d’honneur du travail, l’autre sur le champ d’honneur du dévouement, et la société vouée au culte du monopole et du privilège, arme le frère contre le frère, le soldat contre le travailleur pour défendre un capital dont ils sont tous deux les victimes.

En m’envoyant ici, mon cher rédacteur en chef, vous m’avez dit : Voyez comment ces malheureux peuvent vivre avec 3 fr. 50 par jour. Je m’enquiers de tous côtés, afin qu’on ne puisse m’accuser d’exagération. Le résultat de mes démarches, que je vous ferai connaître dans une prochaine lettre, est navrant.

Trois francs cinquante, disent-ils tous ; ah ! si nous avions 3 fr. 50, nous ne nous plaindrions pas !

Savez-vous à combien monte la moyenne de leur gain ? à 75 francs par mois !

Comment avec 75 francs un homme peut-il empêcher sa famille de mourir de faim ? Voilà ce sur quoi je ne suis pas encore entièrement fixé.

Je chercherai aussi à vous dire comment ce pays autrefois prospère est tombé si bas, comment le travailleur s’est trouvé dépossédé, comment la compagnie elle-même a peine à retirer ici l’argent de ces [ses] actionnaires, et comment, au fond de ces désastres financiers et sociaux on rencontre qui ?… Morny.

Il est remarquable qu’au fond de tout ce qui est vol, scandale et sang versé, on rencontre toujours un homme de Décembre.

Avant de terminer cette lettre, un mot sur le pays.

Depuis trois jours le pays est en joie. Il paraît que vous avez validé Pierrot… J’entends dire M. Pierrot Deseilligny, député de la troisième circonscription de l’Aveyron.
Le père du député s’appelait Pierrot, et les petits polissons, en le voyant passer, chantaient Au clair de la lune, ce que voyant le fils de M. Pierrot s’est appelé Deseilligny. Il est devenu le gendre de M. Schneider [faut-il rappeler que son excellence Eugène Schneider, qui vient d’être élu président du Corps législatif, est le grand patron des mines et forges du Creusot ?], il est administrateur délégué des mines de Decazeville, et il jouit de la faveur populaire.

Que cette faveur soit accordée à lui ou à son concurrent M. Cibiel, peu nous importe, mais M. Cibiel autre administrateur, était appuyé par les autorités d’Aubin et de Villefranche. Les travailleurs ont été portés à faire un rapprochement entre leur sort sous M. Tissot et celui des mineurs de Decazeville plus heureux, et ils se sont dit que M. Cibiel étant le candidat de MM. Tissot et consorts, il fallait voter pour M. Deseilligny, qui devait être le plus juste pour l’ouvrier. [Tissot, ingénieur en chef, était haï des mineurs, on verra pourquoi dans les lettres suivantes.]

De là l’engouement et les pétards qui retentissent toutes les nuits dans les gorges de Combes et de Cranzac.

On attend ici beaucoup de la visite de MM. Jules Simon et Jules Ferry ; M. Deseilligny peut prouver qu’il n’a pas brigué le mandat de député pour briguer un nouveau privilège, il n’a qu’à se joindre aux députés de la gauche pour qu’on examine au grand jour les agissements de la compagnie d’Orléans et les massacres d’octobre.

Mais il ne le fera pas, il tiendra à éclairer ses électeurs sur la valeur des candidats du privilège.

ACHILLE DUBUC

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L’image de couverture représente le bassin houiller d’Aubin, dessiné en 1840 par l’ingénieur Senez. Elle provient de Gallica, là. Je la replace ici où vous n’aurez qu’à cliquer pour la grossir.

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Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec les articles de Flourens et Millière ressaisis, sont ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).