Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

25. Mercredi 12 janvier 1870

L’histoire aujourd’hui, c’est l’assassinat de Victor Noir.

Victor Noir et Ulric de Fonvielle se rendent chez Pierre Bonaparte.

Pourquoi ?

Parce que Paschal Grousset a décidé de provoquer celui-ci en duel et a demandé à ses deux collègues d’être ses témoins.

Mes chers amis

Voici un article récemment publié avec la signature de M. Pierre-Napoléon Bonaparte et où se trouvent, à l’adresse des rédacteurs de la Revanche, journal démocratique de la Corse, les insultes les plus grossières.

Je suis l’un des rédacteurs-fondateurs de la Revanche, que j’ai mission de représenter à Paris.

Je vous prie, mes chers amis, de vouloir vous présenter en mon nom chez M. Pierre-Napoléon Bonaparte et lui demander la réparation qu’aucun homme d’honneur ne peut refuser dans ces circonstances.

Croyez-moi, mes chers amis, entièrement à vous,

PASCHAL GROUSSET

Et il annexe une liste d’insultes relevées dans l’Avenir de la Corse du 30 décembre,

Furdani (mendiants), à qui les portefaix du marché devraient se charger d’appliquer une leçon touchante, lâches, Judas, traitres à leur pays, nullités irritées d’avoir inutilement sollicité des places.

Ils se rendent donc à Auteuil.

Mais… ce n’est pas eux que Pierre Bonaparte attend.

Irrité par l’article de Lavigne, celui d’avant-hier, que j’ai publié hier, celui-ci a demandé réparation à Rochefort, le rédacteur en chef.

C’est ainsi que, ce lundi matin 10 janvier à dix heures, Millière ouvre le courrier de la Marseillaise, et trouve cette lettre de Pierre Bonaparte.

Paris, 9 janvier 1870.

Monsieur,

Après avoir outragé, l’un après l’autre, chacun des miens et n’avoir épargné ni les femmes, ni les enfants, vous m’insultez par la plume d’un de vos manœuvres.

C’est tout naturel et mon tour devait arriver.

Seulement j’ai peut-être un avantage sur la plupart de ceux qui portent mon nom : c’est d’être un simple particulier, tout en étant Bonaparte.

Je viens donc vous demander si votre encrier est garanti par votre poitrine ; et je vous avoue que je n’ai qu’une médiocre confiance dans l’issue de ma démarche.

J’apprends, en effet, par vos journaux, que vos électeurs vous ont donné le mandat impératif de refuser toute réparation d’honneur et de conserver votre précieuse existence.

Néanmoins j’ose tenter l’aventure, dans l’espoir qu’un faible reste de sentiment français vous fera vous départir, en ma faveur, des mesures de prudence et de précaution, dans lesquelles vous vous êtes réfugié.

Si donc, par hasard, vous consentez à tirer les verrous protecteurs qui rendent votre honorable personne deux fois inviolable, vous ne me trouverez ni dans un palais ni dans un château.

J’habite tout bonnement, 59, rue d’Auteuil, et je vous promets que si vous vous présentez, on ne dira pas que je suis sorti.

En attendant votre réponse, Monsieur, j’ai encore l’honneur de vous saluer.

Pierre-Napoléon Bonaparte

Millière porte la lettre à Rochefort, qui lui demande d’être son témoin avec Arnould, qu’il met quelque temps à trouver.

Pendant ce temps, Victor Noir et Ulric de Fonvielle, montés en voiture avec Paschal Grousset, insouciants, presque gais, sont arrivés à Auteuil. En chemin, ils ont rencontré Georges Sauton, qui est monté avec eux en voiture. Arrivés rue d’Auteuil, Grousset et Sauton sont allés vers la porte d’Auteuil acheter des cigares. Noir et Fonvielle font leur office de témoins.

Le 10 janvier 1870, à 1 heure, nous nous sommes rendus, Victor Noir et moi, chez le prince Pierre Bonaparte, rue d’Auteuil, 59 ; nous étions envoyés par M. Paschal Grousset, pour demander au prince Pierre Bonaparte raison d’articles injurieux contre M. Paschal Grousset, publiés dans l’Avenir de la Corse.

Nous remîmes nos cartes à deux domestiques qui se trouvaient sur la porte, on nous fit entrer dans un petit parloir au rez-de-chaussée, à droite. Puis, au bout de quelques minutes, on nous fit monter au premier étage, traverser une salle d’armes, et enfin pénétrer dans un salon.

Une porte s’ouvrit et M. Pierre Bonaparte entra.

Nous nous avançâmes vers lui, et les paroles suivantes furent échangées entre nous :

— Monsieur, nous venons de la part de M. Paschal Grousset vous remettre une lettre.

— Vous ne venez donc pas de la part de M. Rochefort, et vous n’êtes pas de ses manœuvres ?

— Monsieur, nous venons pour une autre affaire, et je vous prie de prendre connaissance de cette lettre.

Je lui tendis la lettre ; il s’approcha d’une fenêtre pour la lire. Il la lut, et après l’avoir froissée dans ses mains, il revint vers nous.

— J’ai provoqué M. Rochefort, dit-il, parce qu’il est le porte-drapeau de la crapule. Quant à M. Grousset, je n’ai rien à lui répondre. Est-ce que vous êtes solidaire de ces CHAROGNES ?

— Monsieur, lui répondis-je, nous venons chez vous, loyalement et courtoisement remplir le mandat que nous a confié notre ami.

— Êtes-vous solidaires de ces misérables ?

Victor Noir lui répondit :

— Nous sommes solidaires de nos amis.

Alors, s’avançant subitement d’un pas, et sans provocation de notre part, le prince Bonaparte donna, de la main gauche, un soufflet à Victor Noir, et en même temps il tira un revolver à dix coups qu’il tenait caché et tout armé dans sa poche, et fit feu à bout portant sur Noir.

Noir bondit sur le coup, appuya ses deux mains sur sa poitrine, et s’enfonça dans la porte par où nous étions entrés.

Le lâche assassin se rua alors sur moi et me tira un coup de feu à bout portant.

Je saisis alors un pistolet que j’avais dans ma poche, et, pendant que je cherchais à le sortir de son étui, le misérable se rua sur moi ; mais lorsqu’il me vit armé il recula, se mit devant la porte et me visa.

Ce fut alors que, comprenant le guet-apens dans lequel nous étions tombés, et me rendant compte que, si je tirais un coup de feu, on ne manquerait pas de dire que nous avions été les agresseurs, j’ouvris une porte qui se trouvait derrière moi, et je me précipitai en criant à l’assassin.

Au moment où je sortais, un second coup de feu partit et traversa de nouveau mon paletot.

Dans la rue, je trouvai Noir, qui avait eu la force de descendre l’escalier, — et qui expirait…

Voilà les faits, tels qu’ils se sont passés, et j’attends de ce crime une justice prompte et exemplaire.

ULRIC DE FONVIELLE

Sauton, de retour, ouvre la chemise, une balle a frappé Victor Noir au cœur. On le transporte dans une pharmacie.

Lorsque Arnould et Millière arrivent, il y a une foule, Victor Noir est mort.

Le docteur Pinel constate la mort, est requis par Pierre Bonaparte qui veut lui faire constater qu’il a reçu un soufflet. Il ne constate pas.

À huit heures du soir, le commissaire de police n’est toujours pas arrivé.

À minuit, Ulric de Fonvielle est appelé chez le juge d’instruction.

Pierre Bonaparte attendait Rochefort, il voulait le tuer, c’est la conclusion que tous tirent.

Et le journal, que je lis pour une fois dans le désordre, commence par l’éditorial de Rochefort, et se termine sur une page et demie blanches.

J’ai eu la faiblesse de croire…

J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin!

J’ai osé m’imaginer qu’un duel loyal était possible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d’usage.

Notre collaborateur Paschal Grousset a partagé mon erreur et aujourd’hui nous pleurons notre pauvre et cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-Napoléon Bonaparte.

Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets qui, non contents de mitrailler les Républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile.

Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu’en voilà assez ?

HENRI ROCHEFORT

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L’image de couverture, qui représente le « drame » (crime!) d’Auteuil, vient de Gallica, là.

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Le journal en entier et son sommaire détaillé sont ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).