Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
26. Jeudi 13 janvier 1870
Le journal, encadré de noir, publie un dessin représentant Victor Noir mort ; chacun y va de son souvenir, de sa larme, il était le plus jeune, il était si gai, je renvoie, non seulement au journal lui-même, mais aussi aux souvenirs de Vallès que j’ai déjà publiés.
Pour aujourd’hui, vue l’exceptionnelle gravité de la situation,
- pour le plaisir d’entendre le président Schneider (grand patron des usines du Creuzot) se qualifier d’enfant du peuple,
- parce que Émile Ollivier lui-même, ministre de la justice et chef du gouvernement, va expliquer la procédure judiciaire à laquelle nous allons assister dans les jours qui viennent,
- parce qu’on y voit (déjà !) l’opposition Paris/France rurale,
- et à cause du coup de théâtre final,
je publie un extrait du compte rendu analytique (rédaction de l’assemblée) de la séance au corps législatif. Lisez-le comme une pièce de théâtre… pour égayer la lecture, Rochefort est en rouge et Schneider en vert.
Nous sommes le mardi 11 janvier et la séance commence à deux heures.
DEMANDE D’INTERPELLATION
M. GUYOT-MONTPAYROUX.– J’ai l’honneur de déposer une demande d’interpellation ainsi conçue :
« Je demande à interpeller le Gouvernement sur la nécessité de provoquer des mesures législatives ayant pour but de faire rentrer dans le droit commun et de rendre justiciables des tribunaux ordinaires les membres de la famille Bonaparte. »
Il est inutile de développer les raisons qui ont inspiré cette proposition, elles sont dans tous les esprits. Je ne veux pas augmenter l’irritation, elle n’est déjà que trop grande ; je dis seulement qu’il est nécessaire de faire disparaître de nos codes toutes les mesures de privilège et d’exception qui non seulement se retournent contre les intérêts qu’elles prétendent protéger, mais sont essentiellement contraires aux principes de 1789… (Bruit)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Il n’y a pas lieu de discuter en ce moment, vous avez fait votre proposition, elle sera examinée. (Très bien!)
M. GUYOT-MONTPAYROUX.– J’espère que le nouveau cabinet en tiendra compte.
M. ROCHEFORT.– Je demande la parole.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Est-ce sur la même question ?
M. ROCHEFORT.– Oui, monsieur le président.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Je viens de faire observer à M. Guyot-Montpayroux qu’il n’y avait pas lieu en ce moment d’entrer dans le développement de sa proposition. La même observation s’applique à plus forte raison à un membre qui lui est étranger. (Très bien!)
M. HENRI ROCHEFORT.– Je désire adresser une question à M. le ministre de la justice.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Lui en avez-vous donné avis ?
M. ROCHEFORT.– Non, monsieur le président.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Vous avez la parole. M. le ministre appréciera s’il veut répondre immédiatement.
M. ÉMILE OLLIVIER, ministre de la justice. — Oui, immédiatement.
M. HENRI ROCHEFORT.– Un assassinat a été commis hier sur un jeune homme couvert par un mandat sacré, celui du témoin, c’est-à-dire de parlementaire. L’assassin est un membre de la famille impériale.
Je demande à M. le ministre de la justice s’il a l’intention d’opposer au jugement, à la condamnation probable, des fins de non-recevoir comme celles qu’on oppose aux citoyens qui ont été frustrés ou même bâtonnés par de hauts dignitaires de l’empire.
La situation est grave, l’agitation est énorme (Interruptions.) L’assassiné est un enfant du peuple… (Bruit.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Hier il a été bien convenu que les questions introduites devaient être posées sommairement, sans développements. Votre question a été posée, elle est claire et nette ; c’est au ministre maintenant à dire s’il veut y répondre dès aujourd’hui. (C’est cela !)
M. HENRI ROCHEFORT.– Je dis que l’assassiné est un enfant du peuple. Le peuple demande à juger lui-même l’assassin… Il demande que le jury ordinaire… (Interruptions et bruits.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Nous sommes tous ici les enfants du peuple ; tout le monde est égal devant la loi. Il ne vous appartient pas d’établir des distinctions. (Très bien ?)
M. HENRI ROCHEFORT.– Alors pourquoi donner des juges dévoués à la famille ?
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Vous mettez en suspicion des juges que vous ne connaissez pas. Je vous invite, quant à présent, à vous renfermer dans votre question. Je ne puis pas permettre autre chose.
M. HENRI ROCHEFORT.– Eh bien ! je me demande devant un fait comme celui d’hier, devant les faits qui se passent depuis longtemps, si nous sommes en présence des Bonaparte ou des Borgia. (Exclamations : cris, à l’ordre ! à l’ordre !) J’invite les citoyens à s’armer et à se faire justice eux-mêmes…
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Monsieur Rochefort, je vous rappelle à l’ordre. (Très bien ! Très bien !) Il n’est pas permis de s’autoriser de l’immunité qui couvre les membres de cette Chambre pour prononcer de telles paroles. (Nouvelle approbation.)
M. HENRI ROCHEFORT.– Hier, à six heures du soir, cet homme n’était pas arrêté… (Le bruit couvre la voix de l’orateur.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– J’invite la Chambre au calme et au silence ; la question est grave, il ne faut pas qu’à la faveur du bruit, on puisse prononcer des paroles qui ne seraient pas entendues du président. (Assentiment.) La parole est à M. le ministre de la justice.
SON EXC. M. ÉMILE OLLIVIER, ministre de la justice et des cultes.– Messieurs, nous sommes la justice et le droit. Je vous demande d’être aussi le calme et la modération. (Très bien!)
M. RASPAIL.– On a assassiné, cependant !
M. LE GARDE DES SCEAUX.– Permettez-moi de m’expliquer, vous me répondrez ensuite si cela vous convient. Vous interpellez le gouvernement en l’outrageant. Le gouvernement vous répondra, et il ne vous outragera pas. (Très bien ! très bien !)
Un événement douloureux…
Un membre à gauche. — Ah ! un événement douloureux !… c’est un crime.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Je vous demande d’écouter en silence.
M. LE GARDE DES SCEAUX.– Si M. Rochefort connaissait un peu mieux les règles de la justice dont il se prétend l’unique représentant, il saurait que lorsqu’un citoyen est mis sous la main de la justice, sous une accusation quelconque, il n’appartient à personne de devancer la décision de la justice et de la flétrir. (Très bien ! très bien !)
Et ce n’est pas de moi, qui représente la magistrature française, qu’on obtiendra un tel oubli des convenances. (Nouvelle approbation.)
Un événement douloureux s’est produit hier. Dès que le ministre de la justice en a été instruit, il a immédiatement donné l’ordre de procéder à l’arrestation du prince Pierre Bonaparte.
Cet ordre allait être exécuté, lorsque le prince Pierre Bonaparte, le devançant, est venu se constituer lui-même prisonnier à la Conciergerie.
Cette première mesure prise, il restait à déterminer la juridiction qui serait compétente pour statuer sur l’incrimination. Alors, par l’intermédiaire de M. le procureur impérial, le prince Pierre Bonaparte a fait demander à M. le ministre de la justice de vouloir bien saisir le jury ordinaire.
Le ministre de la justice a répondu qu’il se trouvait lié par un texte formel, par un sénatus-consulte obligatoire pour tout le monde, et que son seul droit comme son seul devoir était de faire appliquer la loi, sauf à rechercher ultérieurement si cette loi devait et pouvait être modifiée. (Très bien !)
J’ai soumis en conséquence immédiatement à la signature de l’empereur un décret qui convoque la haute cour.
Nous examinerons s’il ne convient pas d’abroger cette juridiction exceptionnelle, et peut-être serons nous de votre avis ; mais ce que je tiens à dire, puisque vous avez parlé comme quelqu’un qui l’ignore, et parce qu’il importe aussi que le pays le sache, c’est qu’il ne s’agit pas de renvoyer la connaissance de l’inculpation relevée contre une personne appartenant à la famille de l’empereur, devant des juges sans dignité et sans indépendance.
Je ne tolère pas, monsieur, que vous disiez d’aucun magistrat qu’il manque de dignité et d’indépendance.
M. ROCHEFORT.– Je consulte mes condamnations.
M. LE GARDE DES SCEAUX.– Vous n’avez qu’à consulter ceux de nos collègues qui siègent à côté de vous et qui, tous les jours, exercent leur profession devant les tribunaux ; ils vous répondront que la magistrature française ne manque ni de dignité ni d’indépendance. (Très bien ! très bien !)
M. RASPAIL.– Elle n’a pas d’indépendance du tout. (N’interrompez pas ! Laissez parler !)
M. LE GARDE DES SCEAUX.– Au surplus, la juridiction devant laquelle nous envoyons le prince Bonaparte n’est pas de création récente : elle date de 1851 ; elle ne se compose pas seulement de magistrats ; loin d’être privée de la garantie sociale et individuelle qui résulte d’un jury, elle se compose d’un jury plus nombreux que le jury ordinaire et choisi par la voie du tirage au sort parmi les conseillers généraux de tous les départements.
Vous faites à chaque instant appel à l’opinion publique du pays, pourquoi donc vous plaignez-vous que le pays tout entier, et non pas seulement la ville de Paris, soit le juge du prince Bonaparte ? (Vive approbation.) Il importait que ces choses fussent dites, afin que l’opinion publique ne se fît pas de fausses impressions et que la vérité fût rétablie.
Qu’ajouterai-je après ces explications ? J’affirme que le gouvernement a rempli son devoir (Oui ! oui !), qu’il l’a rempli avec fermeté, avec décision. (C’est très vrai ! — Très bien ! très bien !) Il continuera à se conduire de même.
N’exagérons pas la gravité de la situation : un homicide a été commis par un personnage haut placé ; nous le poursuivons ; et nous prouvons ainsi que, fidèles aux principes démocratiques, nous soumettons les grands comme les petits à la justice du pays. (Vives et nombreuses marques d’approbation.)
MM. ROCHEFORT ET RASPAIL. — C’est ce que nous demandons.
M. LE GARDE DES SCEAUX.– Quant à ces exaltations par lesquelles on essaie de soulever le sentiment populaire en parlant « d’homme du peuple tué » et en publiant dans les journaux des images sanglantes et de nature à échauffer les imaginations, à exalter les têtes et à troubler les esprits ; nous les contemplons avec impassibilité et sans crainte ; nous sommes la loi, nous sommes le droit, nous sommes la modération, nous sommes la liberté, et si vous nous y contraignez nous serons la force. (Très bien ! très bien ! — Bravos et applaudissements prolongés.)
M. RASPAIL.– Vous applaudissez là de bien tristes choses. (Réclamations.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– La Chambre a applaudi un langage qui mérite de l’être par tout le monde. (Oui ! oui ! Très bien ! très bien !)
M. CORNEILLE. — C’est le pays tout entier qui vient d’applaudir.
M. RASPAIL.– Il y a eu un assassinat tel que le crime même de Troppmann n’a pas produit une pareille impression. (Nouvelles interruptions.) Et cependant la justice à laquelle vous le déférez n’est pas la justice.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Une question a été posée, il y a été répondu, il n’y a pas lieu de prolonger la discussion. (Non ! non !)
M. RASPAIL.– J’ai demandé la parole, vous me la refusez ; je me retire, le public jugera. (Exclamations.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Il serait trop commode de se taire et de dire : Le public jugera !
Il y a quelque chose de bien plus simple, c’est de se renfermer dans les conditions dans lesquelles la parole vous a été donnée.
M. RASPAIL.– Je vais m’y renfermer. Je dis que vous donnez pour juges à l’assassin de Victor Noir la haute cour de justice. Comment sera-t-elle composée ? (Nouvelles interruptions.)
De juges que vous aurez nommés vous-mêmes. Nous les connaissons, ces hautes cours de justice, nous les avons vues à l’œuvre. Elles sont dévouées à ceux qui les ont choisies, comme les tribunaux. (Bruit.)
N’en avons-nous pas l’exemple tous les jours ? (Interruptions.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Je ne puis pas permettre qu’on fasse ainsi un procès de tendance à la haute cour et à la magistrature, qu’on frappe de suspicion leur indépendance et leur loyauté. (Très bien ! très bien !)
M. RASPAIL.– Ce qu’il faut, c’est un jury qui ne soit pas choisi par les ennemis de la cause du peuple. (Exclamations.)
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Je vous rappelle à la question. (L’ordre du jour.)
M. RASPAIL.– Nous connaissons, je le répète, vos hautes cours de justice. Dans l’une d’elles on a trouvé jusqu’à un homme condamné aux galères.
A-t-on jamais vu dans le jury siéger un homme qui eût mérité une telle flétrissure ? Voilà la véritable justice, la justice sur laquelle le gouvernement ne peut exercer aucune influence, la justice qui entend tout et qui livre tout au grand jour de ses audiences…
Une voix. — On n’a pas entendu.
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Je reçois à l’instant la lettre suivante de M. le procureur général près la cour impériale de Paris :
Paris, le 11 janvier 1870
Monsieur le président,
J’ai l’honneur de demander au Corps législatif l’autorisation de poursuivre l’un de ses membres, M. Rochefort, pour offenses envers l’empereur et provocation à la révolte et à la guerre civile, en vertu des articles 86 du code pénal, et 2 de la loi du 17 mai 1819.
M. GUYOT-MONTPAYROUX.– Ce n’est pas du dédain cela !
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER, continuant.–
Ces délits résultent d’un article publié dans le numéro de ce matin du journal la Marseillaise, et intitulé : Assassinat et tentative d’assassinat par le prince Pierre-Napoléon Bonaparte.
La justice, monsieur le président, ne saurait assister impassible à la violation des lois, et favoriser par son silence l’outrage et l’offense, et la provocation au crime.
J’hésite d’autant moins à solliciter du Corps législatif l’autorisation de poursuivre qu’il s’agit en réalité bien moins d’un délit de presse que l’un de ces délits de droit commun que punit la législation de tous les peuples libres.
Je suis, avec respect, monsieur le président, etc.
Signé : le Conseiller d’état, procureur général impérial GRANDPERRET
Aux termes du règlement, cette demande doit être renvoyée aux bureaux.
M. RASPAIL.– Mais il n’y a pas de règlement !
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Il en faudra toujours un, malheureusement. (On rit.) Je dois faire connaître les précédents.
Le plus souvent la Chambre a renvoyé l’examen de demandes semblables dans les bureaux à la journée la plus prochaine, c’est-à-dire au lendemain. Dans d’autres cas, se décidant par des considérations d’urgence, elle s’est retirée immédiatement dans ses bureaux pour s’en occuper. Je demande à la Chambre à quel jour, ou quel moment, elle veut renvoyer aux bureaux la demande actuelle. Veut-elle demain ?
Voix nombreuses.– Oui ! oui !
M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER.– Alors les bureaux seront convoqués demain pour examiner la demande en autorisation de poursuites.
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L’image de couverture est encore une fois la couverture de l’Éclipse. Elle s’intitule « Victor Noir, dessin d’après nature », par Gill. Elle est sur Gallica, là.
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Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).