Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

27. Vendredi 14 janvier 1870

Rochefort décrit l’enterrement de Victor Noir comme « la première journée », et, dit-il, toutes les révolutions en ont eu trois ;

selon Arthur Arnould, c’est le premier roulement de tambour avant l’action ;

Bazire, Millière, Paschal Grousset et Puissant racontent l’enterrement ;

dans ses commentaires sur « La Chambre », Germain Casse revient sur les déclarations d’Ollivier que nous avons lues hier, l’indépendance de la magistrature, et révèle que c’est le conseil des ministres qui a décidé que la demande d’autorisation de poursuites contre Rochefort serait déposée sur le bureau du président Schneider ;

le journal reproduit un compte rendu du Réveil et un autre du Temps, sur l’enterrement, des attestations sur les blessures reçues (de source policière) par le citoyen Morin ;

le « Bulletin du Travail » et les « Communications ouvrières » reviennent ;

une réunion publique rue de Flandre a été annulée ;

Raoul Rigault s’en prend à encore un magistrat, Zangiacomi ;

Henri Verlet publie une lettre d’un exilé à Londres ;

passons sur le Corps législatif ;

Dereure aussi a reçu une communication, l’histoire d’un ouvrier mécanicien, condamné après une réunion publique en novembre, convoqué pour subir son mois de prison et qui a tenté de faire incarcérer sa famille avec lui, puisqu’il ne pourra plus la nourrir ;

l’ « Affaire Doineau » suit son cours.

Je choisis la relation des obsèques par Bazire et Grousset. Et que ceux qui croient que c’est sous un grand soleil que se font les journées révolutionnaires le notent bien : il pleuvait des cordes. C’était en janvier. Pourtant, il y avait deux cent mille personnes.

LE 12 JANVIER

I

Il était midi quand Vallès, Arthur de Fonvielle et moi, avec une très nombreuse délégation des Écoles que nous avions rencontrée sur la place de la Concorde, nous arrivâmes rue du Marché, à Neuilly. Une foule énorme se tenait là, émue, frémissante, irritée. Elle voulut saluer de ses vivats la jeunesse qui passait. Il suffit d’un geste pour qu’elle comprît que nous étions encore à l’heure du silence. Elle se tut.

Les obsèques étaient fixées à deux heures. Il fallait attendre. On nous fit pénétrer dans la maison mortuaire où s’étaient réunis déjà quelques amis intimes, des parents et des rédacteurs de la Marseillaise et du Rappel. La Chambre est au sixième étage. Auprès du lit en désordre, le cercueil de notre pauvre Noir est posé sur deux chaises. À côté on lit à haute voix les articles des journaux qui réclament pour la victime d’un Bonaparte une vengeance impitoyable : suprême oraison des assistants.

Cependant le temps semblait long. Il pleuvait à torrents et quoique le délai ne fut point atteint, on sentait dans la population répandue aux alentours une agitation fébrile, une impatience sourde. Rochefort paraît. Des cris retentissent. On l’acclame : s’unissant alors au frère du cher mort, M. Louis Noir, il invite au calme le plus complet, et se rendant au vœu de la famille, tout éplorée, qui assiste, parmi nous, aux sombres préliminaires, il supplie les citoyens présents de ne point songer, pour aujourd’hui, à une manifestation violente.

Néanmoins, l’indignation est si forte, la colère si indomptable, qu’un autre dessein a germé dans les cœurs. Ce corps refroidi d’un Républicain, on veut le porter, non à Neuilly, mais à Paris même, au milieu de ceux avec lesquels il combattait. « Au Père Lachaise ! » s’écrie-t-on.

Rochefort, vivement impressionné, répond, appuyé par M. Delescluze, que personne n’a le droit de violer les désirs de la famille, et que sans bruit, pacifiquement, il faut conduire Victor au cimetière de Neuilly, et nulle autre part. « D’ailleurs, ajoute-t-il, nous n’attendrons point longtemps. Bientôt nous acquerrons un terrain au Père Lachaise. Nous exhumerons notre ami, et nous le conduirons, à travers la ville, au champ de repos que vous aurez choisi. »

Ces paroles calmes apaisent le désordre. D’ailleurs le corbillard se montre. On va partir !

Mais, à grand peine, la voiture sinistre arrive jusqu’à la grille. Aucun passage ne s’ouvre, le cocher est contraint de bousculer les obstacles qui se trouvent devant lui. La grille entrebâillée est énergiquement poussée. La cour est envahie. Tout le monde s’y précipite. La bière est descendue. Deux employés des pompes funèbres la soutiennent. Et tous, le frère, les autres parents, les collaborateurs du malheureux enfant l’entourent. Après des efforts inouïs ils se frayent un chemin jusqu’au char funèbre, et déposent le lugubre fardeau. Puis on se met en marche.

Alors l’immense assistance se presse, inconsciente, dans la voie trop étroite. La tête du cortège est poussée, étranglée, étouffée. Pour moi, par un flot irrésistible, je suis entraîné à une certaine distance de mes amis et je les perds de vue. Des murmures se font entendre ; parfois c’est une explosion de douleur et de rage.

On arrive ainsi à l’avenue de Neuilly, à quelques centaines de pas de la rue du Plâtrier, où la fosse est creusée.

Tout à coup, une halte. Ce qui se passe, on ne se l’explique pas tout d’abord. Un mouvement se produit. Ce sont, à la bifurcation des routes, les partisans des funérailles à Paris qui disputent le cadavre aux partisans des funérailles à Neuilly. La scène est étrange et navrante. Montés sur le dos des voitures, des orateurs surgissent et cherchent à persuader, ceux-ci, de descendre vers les Champs-Élysées, ceux-là, de monter vers Courbevoie.

C’est une suite de complications affreuses. Ulric de Fonvielle et notre excellent Rochefort suivaient le corbillard. Soudain, pressé par une irruption inattendue, Fonvielle chancelle, pâlit. Rochefort le croit écrasé, et, succombant sous tant d’émotions, s’évanouit. On le transporte alors chez un épicier de l’avenue. À force de soins, il reprend ses sens, pour verser des larmes, et se désespérer du nouveau malheur auquel il croit. Par bonheur, Paschal Grousset, qui était avec lui, le rassure sur le sort de notre Ulric de Fonvielle et le réconforte. Cependant ce pénible et touchant incident avait enlevé toute pensée de marcher vers Paris.

Aussi se dirigeait-on définitivement vers le cimetière de Neuilly, et, à l’heure même où notre rédacteur en chef retrouvait ses forces et montait en voiture, le citoyen Fonvielle, échappé au péril qu’il avait couru, les citoyens Flourens, Millière, Amouroux et l’un des étudiants disaient, sur la tombe béante de Victor quelques mots d’adieu, et faisaient des serments de vengeance.

II

Le retour commence. La foule, qui n’avait pu pénétrer dans le cimetière, était lasse, découragée. Un certain nombre de citoyens avaient même pris la détermination de se retirer et retournaient chez eux. Mais voici qu’un grondement prolongé appelle notre attention. Rochefort, dans le fiacre où il est transporté, fait volte-face, et à sa suite, une immense colonne se forme et s’avance en chantant la Marseillaise et le Chant du Départ. Nous répétons tous, sans hésiter, à pleine voix, les chants de guerre que nous aimons et qui nous soulagent. Les chapeaux s’agitent. Les mains s’élèvent dans l’air. C’est un frémissement universel.

Nous étions deux cent mille. Il y avait là presque toutes les corporations ouvrières, avec leurs insignes et en corps. Il y avait les écoles. Il y avait des bourgeois. Il y avait des femmes, des jeunes filles, des enfants et tous avaient à la bouche l’hymne sublime et au cœur la haine.

Mais la porte Maillot approche, et, à la porte Maillot, un groupe d’hommes sombres nous attend. Que va-t-il faire ? Nous passons, nous ; ils s’efforcent d’être impassibles, sans parvenir pourtant à dissimuler leur colère qui naît. À mesure que la colonne se déploie, la colère de ces gens grandit. Leurs visages se contractent. Ils serrent de leurs doigts crispés les casse têtes qu’ils cachent sous leurs larges manteaux et se préparent. Puis l’instinct les domine ; ils se ruent et blessent des nôtres ; nous en connaissons trois et ce n’est pas tout.

Nous laissons derrière nous la barrière de l’Étoile. Ici un incident très important. Un dragon se mêle à nous et crie, joignant son enthousiasme au nôtre : Vive la République ! Spontanément il a poussé le cri. Spontanément il est enlevé sur les épaules de braves ouvriers et porté en triomphe, puis, à l’idée que, le garder, c’est le compromettre, c’est le perdre, c’est le tuer, car on connaît ce pouvoir intègre, nous l’engageons à s’effacer.

Nous continuons. Un autre danger nous menace. Tous, nous le pressentons. Au rond-point des Champs-Élysées, inévitablement on nous guette. Les chants continuent. Nous y voici. On chante plus fort. Puis un roulement de tambour résonne. C’est une sommation. Rochefort saute de sa voiture et s’élance au devant du danger.

Nous laissons ici la parole à notre collaborateur Paschal Grousset, dont on trouvera l’article plus loin.

ED. BAZIRE

LE PEUPLE DEBOUT

Quel spectacle que cette mer humaine ! Quelle immensité ! Quelle puissance irrésistible !

Elle roule ses vagues infinies, matérielle et brutale, et pourtant chargée de pensées. Inconsciente de sa force, elle procède par effets imprévus et par coups formidables.

Qu’est-ce qu’un homme perdu dans cet océan ? Moins qu’un grain de sable.

Il part au bras de Louis Noir : il se trouve, après cinq minutes, au bras d’un travailleur inconnu.

Tout à l’heure, il tenait un coin du drap qui couvre la bière de son témoin assassiné ; maintenant il est à deux cents pas du char funèbre, qu’il perd de vue au détour d’une rue…

Tout à coup, la foule débouche sur l’avenue de Neuilly.

À perte de vue, de l’Arc de triomphe à Courbevoie, des têtes humaines, des têtes frémissantes, découvertes, enflammées de douleur et d’enthousiasme.

Le corbillard est arrêté, dételé par mille mains.

Louis Noir, élevé sur les épaules de quatre hommes, supplie le peuple de conserver le calme qu’il a montré jusqu’à ce moment, et de laisser aller le cadavre à la fosse provisoire qui lui est assignée.

Ulric de Fonvielle, pressé par la foule, poussé sous les roues d’une voiture, se voit, pour l deuxième fois depuis trois jours, à deux doigts de la mort.

Henri Rochefort, que la houle humaine a juché sur le marchepied du corbillard, voit le danger que court notre ami : sans sommeil depuis trois jours, énervé par les terribles émotions qui se succèdent, il pâlit sous ce nouveau coup et perd connaissance.

On l’emporte dans une boutique voisine.

Celui qui écrit ces lignes parvient à l’y rejoindre. Il le trouve en proie à une crise nerveuse, pleurant à sanglots, affolé d’émotion, frémissant de froid.

Mais Fonvielle est sain et sauf. La nouvelle qui nous en arrive ranime Rochefort mieux que ne peuvent le faire tous les soins qu’on lui prodigue.

D’un effort surhumain, il se met sur pied. Il veut repartir. Il veut rejoindre le sinistre et sublime cortège.

Un fiacre est amené. Nous y montons. Nous nous hâtons autant qu’il est possible, au milieu de ce peuple innombrable.

Sur l’avenue, on avance encore, pas à pas. Mais dans la rue qui arrive au cimetière, la marche devient impossible.

La foule forme un mur immobile : cent mille chassepots seraient impuissants à l’ébranler.

Cependant le temps s’écoule : une heure été perdue ; la rumeur renaissante nous apprend que les obsèques sont terminées. On ne peut plus songer qu’au retour.

— Cocher, au corps législatif !

Et le fiacre tourne sur lui-même, soulevé par cent bras vigoureux ; il reprend au pas le chemin de l’Étoile.

En avant, sur les côtés, derrière nous, deux cent mille hommes en marche.

La barrière est franchie. L’avenue de la Grande-Armée, laissée derrière nous. Voici l’Arc. Voici les Champs-Élysées.

La nuit tombe.

Tout à coup, au niveau du Rond-Point, un mouvement de reflux, subit, presque silencieux, s’opère dans cette marée.

— La troupe !

Des régiments de chasseurs à cheval sont massés en bataille sur une ligne perpendiculaire au palais de l’industrie, et barrent l’avenue.

Nous sautons à bas de la voiture.

— Citoyens ! dit Rochefort, laissez-moi m’avancer seul.

Et il se précipite en avant.

Vingt pas à peine nous séparent de la ligne de bataille.

Dans l’espace vide, un officier de paix et des tambours.

Premier roulement.

— Monsieur, dit le député de la première circonscription, les citoyens qui m’entourent prennent, pour revenir d’un enterrement, le chemin qu’ils avaient pris pour y aller. Prétendez-vous leur barrer le passage ?

Second roulement.

— Tout ce que vous direz et rien, c’est la même chose. On va faire usage de la force. Retirez-vous ! Vous allez être sabrés…

Rochefort montre sa médaille de représentant.

— Je suis député de la Seine et prétends me rendre au Corps législatif.

— Vous serez sabré tout le premier…

Rochefort se retourne.

La foule était sans armes et les sommations avaient produit leur effet.

Le plus grand nombre des citoyens avaient déjà reflué sur les bas-côtés de l’avenue.

— Citoyens, dit Rochefort à ceux qui se pressaient encore derrière lui, dispersez-vous. Vous vous feriez massacrer inutilement.

Nous avons pris l’allée latérale qui conduit au quai, et après avoir, à quinze ou vingt reprises différentes invité à se retirer ceux qui persistaient à nous suivre, nous avons gagné le pont de la Concorde.

Il était gardé par de nombreuses escouades d’agents de police, qui nous ont laissé arriver à travers leurs rangs au palais du Corps législatif.

PASCHAL GROUSSET

D’après Olivier Pain, le malaise de Rochefort était dû au fait qu’il n’avait rien mangé depuis deux jours, Vallès était dans la voiture de la rédaction de la Marseillaise avec Grousset et c’est lui qui est allé acheter du pain. Ils étaient toujours (Vallès et Grousset) dans la même voiture au moment de rentrer après l’enterrement.

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L’image de couverture, qui représente un épisode de cet enterrement, est parue à la une du Monde illustré. Elle vient de Gallica, là. Le dessinateur n’a vu que des hommes mais, nous en aurons bientôt la preuve, il y avait (aussi) des femmes!

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