Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

45. 1er février 1870

Paschal Grousset s’inquiète pour les historiens du futur (merci à lui, en échange je reproduis son « Journal d’un homme libre » ci-dessous) ;

Morot, parmi d’autres « Nouvelles politiques », nous apprend que Schneider devrait être dignement accueilli par un certain nombre de travailleurs à son arrivée à la gare de Lyon ;

Arthur Arnould demande qu’on arrête de perdre du temps à s’interroger si la « majorité » va suivre Ollivier ;

entre autres « Échos », L’Ingénu nous apprend qu’Émile Ollivier est candidat à l’Académie française, au fauteuil de Lamartine, dont les diatribes contre le drapeau rouge ne peuvent pas manquer de lui plaire ;

dans la « Tribune militaire », A. de Fonvielle discute ce que sont les devoirs des militaires, selon Ollivier et selon lui ;

Humbert rend compte aujourd’hui d’une conférence de Millière à la salle du passage du Génie, « De l’impôt dans la Commune sociale », présidée par Rochefort et dans laquelle bien sûr Flourens est intervenu, oui, Millière a fait une très intéressante conférence et a été beaucoup applaudi, mais Rochefort a été porté en triomphe à la sortie ;

bien différente est la description par Dereure de la conférence « droit au travail » dans la salle des conférences du boulevard des Capucines, « guère connue du public que par les prétentieuses harangues qu’y débitent de temps à autre quelques normaliens en rupture d’Université » (on verra deux comptes rendus plus contrastés de réunions dans cette salle dans les numéros datés des 3 et 7 février), celui de cette réunion, un ancien Saint-Simonien, Lemonnier, ferait bien d’aller s’instruire à Belleville, en écoutant les orateurs sortis du peuple ;

il y a longtemps que je n’ai pas mentionné les « Éphémérides républicaines », sachez qu’à cette date, en 1789, la Loire et le Rhône provoquaient de grosses inondations, on rédigeait les cahiers, on continuait à s’indigner contre l’assassinat d’un ouvrier de Rennes, qui avait soulevé le peuple contre la noblesse, par les laquais des nobles et le roi chassait à courre ;

le Cercle mutuelliste ouvre une enquête économique et universelle, il a son siège 6 place de la Corderie du Temple (qui est aussi l’adresse de l’Association internationale des travailleurs), il a pris pour devise « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (qui est aussi celle de l’Internationale) et je reconnais le nom de Pindy parmi les signataires ;

renseignements sur la conspiration socialiste découverte en Russie ;

les deux lettres de Lucien Rabuel sur la discipline militaire, publiées dans le journal daté des 7 et 21 janvier ont valu à ce citoyen de perdre son emploi, il écrit pour le dire ;

les doreurs sur bois déménagent eux aussi 6 place de la Corderie ;

parmi les nouvelles diverses, nombreuses et horribles, je ne retiens que les deux premières, 250 personnes sans aucun domicile ont été arrêtées depuis deux jours à Paris et un coup de grisou a tué sept mineurs à Brassac (Puy-de-Dôme) ;

il y a encore un bel article de variétés, qui raconte l’histoire d’un capitaine français, exilé aux Indes parce qu’il ne veut pas revenir dans un pays où l’on n’est pas libre ;

la souscription Victor Noir et les théâtres.

Je choisis l’article de tête de Paschal Grousset.

Il fait référence à un débat au Corps législatif, au cours duquel Émile de Kératry, député du Finistère, s’inquiéta de la disparition de dossiers aux Archives. Le ministre qui répond est celui des Beaux-Arts, Maurice Richard, qui a les Archives, pas encore nationales, en tutelle.

J’ajoute que Paschal Grousset est un romancier, ce qui apparaît clairement dans son traitement de la question.

Il reste à expliciter quelques-unes des allusions de son article :

Smerdis était un roi perse de l’antiquité, dont on ne sait pas s’il a vraiment régné ou s’il a été assassiné de sorte qu’un usurpateur a régné sous son nom.

L’affaire de Boulogne : de Londres, en 1840, Louis-Napoléon Bonaparte prépare un coup d’état, débarque à Boulogne dont la garnison, est supposée se soulever, c’est un échec total et Louis-Napoléon Bonaparte est condamné et emprisonné au fort de Ham. Il s’évade en 1846 grâce aux vêtements d’un ouvrier, peintre ou maçon, qui s’appelait peut-être Badinguet, surnom plaisant dont les caricaturistes affublent l’empereur.

Les visiteurs modernes du Parc de Saint-Cloud ne le savent peut-être pas, mais il y avait là un magnifique château, résidence préférée de Napoléon III — détruit par la guerre de 1870.

JOURNAL D’UN HOMME LIBRE

Quand un homme a été condamné en cour d’assises pour avoir assassiné sa mère, il serait puéril de lui reprocher avec amertume un ou deux faux en écriture privée.

Aussi aurions-nous laissé de côté la question incidente soulevée par M. de Kératry au sujet des Archives nationales, si cette question ne se rattachait directement au système historique adopté depuis un siècle par la famille Bonaparte.

Tout le monde sait à quelles orgies d’imagination se livrait, à propos des faits les plus notoires de son règne, l’oncle à héritage de Sainte-Hélène.

Il en était arrivé à faire subir à ses infortunés compagnons de captivité, — infortunés surtout à cause des dégoûts dont il les abreuvait, — un cours d’histoire tellement fantaisiste, qu’en prenant mot pour mot le contrepied de chacune des allégations du Mémorial, on a quelques chances d’approcher de la vérité.

Encore n’est-ce pas un procédé certain ; car on voit souvent figurer dans ce conte bleu des hommes et des choses qui n’eurent jamais aucune réalité objective.

La tradition du grand homme a été religieusement suivie.

En ce moment-même nous avons sous les yeux un trop sinistre exemple de la spontanéité que mettent les Bonaparte à travestir les faits les plus évidents. Et la question de M. de Kératry est venue fort à point rappeler comment Napoléon III, que Dieu tienne en sa sainte garde, comprend le respect des documents historiques.

À peine arrivé au pouvoir, on se rappelle qu’il n’eut rien de plus pressé que de se faire livrer par les Archives les dossiers des deux affaires de Strasbourg et de Boulogne.

C’est sur ce détournement de papiers d’État que le député du Finistère a demandé des explications. Inutile de dire qu’on ne lui en a donné d’aucune sorte, et que le ministère s’est renfermé dans un mutisme prudent, en demandant du temps sous prétexte d’informations à recueillir.

Sans être un grand prophète, il n’est pas difficile de prévoir comment se termineront les choses.

Dans quelque semaines, peut-être dans quelques jours, M. Maurice Richard montera gravement à la tribune, il avalera religieusement son verre d’eau sucrée, puis il s’exprimera ainsi qu’il suit :

Messieurs, la Chambre a demandé des explications au sujet de quelques cartons qui auraient été extraits des Archives. Ces explications, je vous les apporte aujourd’hui : elles seront nettes, franches, catégoriques ; elles ne laisseront aucun doute dans vos esprits.

Nous avons fait une enquête au sujet des papiers dont il s’agit… Messieurs, cette enquête a amené le ministère à la certitude que l’une des administrations qui ont précédé la nôtre avait cru, en effet, pouvoir extraire des Archives, dans un intérêt historique, un certain nombre de documents, et les confier momentanément à un auguste dépositaire, dont personne ne contestera l’honorabilité…

Une voix. — C’est sérieusement que vous parlez ?

Sans me laisser arrêter par des interruptions déplacées, je suis le cours des explications que nous devons à la Chambre. Oui, messieurs, seize cartons relatifs à deux épisodes romanesques d’une glorieuse jeunesse ont été pendant quelques années (dix-huit ans au plus) extraits des Archives… Loin de blâmer nos prédécesseurs, félicitons-les au contraire de la noble initiative qu’ils n’ont pas craint de prendre, car ils ont, ce faisant, servi la grande cause de la liberté et de l’histoire… Messieurs, il ne manque pas d’écrivains sans principes toujours prêts à crier qu’on ne leur communique pas assez libéralement les documents de nos Archives. Par l’acte que nous ne défendons pas, car il n’a pas besoin d’être défendu, nos prédécesseurs n’ont pas craint d’aller au-devant de ces plaintes injustes, puisqu’ils ont confié seize cartons de documents à celui-là même qui pouvait paraître intéressé à les laisser dans l’ombre…

Au surplus, messieurs, les cartons dont il s’agit sont à cette heure revenus à leur place. J’ai reçu de M. le directeur des Archives une lettre qui l’atteste. Insister plus longuement serait faire injure à l’intelligence et au patriotisme de la chambre.

(Applaudissements à droite. Bruit de couteaux à papier. On passe à l’ordre du jour.)

Quant à savoir exactement quelles transformations ont pu subir des dossiers qui font depuis dix-huit ans l’école buissonnière, il n’y faut seulement pas songer.

Celui qui aurait une pensée si désastreuse pour son repos pourrait s’attendre à faire aux Archives au moins trois visites inutiles : la première, pour déposer, par écrit, sa demande de communication ; la seconde pour apprendre que « sa demande est à l’étude ; » la troisième pour se voir notifier « qu’il n’y a pas lieu de donner suite à sa demande. »

Un jour peut-être un chercheur obstiné parviendra à franchir toutes les barricades que l’administration des Archives élève entre l’historien et les documents originaux [sans commentaire, MA]. À force de ruse et de persistance, il obtiendra, sous la surveillance de quatre ou cinq employés, communication des dossiers de Strasbourg et de Boulogne.

Et alors il découvrira avec stupeur la trace d’un certain nombre de faits historiques qui n’avaient jamais été soupçonnés.

Il apprendra, par exemple, que la Restauration et le régime de Juillet n’ont pas existé ; qu’en 1836, Napoléon Ier était tranquillement mort dans son lit aux Tuileries, laissant la couronne à son fils Napoléon II, qui lui même l’avait transmise à son cousin Napoléon III, — lorsqu’un aventurier, un faux Smerdis, se présenta à la garnison de Strasbourg, déguisé en général et raconta aux soldats effarés qu’il était le véritable empereur et l’héritier légitime du trône, que ledit aventurier fut pour ce fait déporté en Amérique.

Mais qu’il parvint à s’échapper, et imagina de débarquer en 1840, sur la plage de Boulogne, déguisé en petit caporal, cette fois avec du lard dans son chapeau et un aigle vivant sur le poing, suivi d’une quarantaine de vauriens anglais, habillés en voltigeurs et saouls comme des Polonais.

L’innocent historien verra avec étonnement que cet aventurier, quoique coupable d’homicide sur la personne d’un brave officier qui s’opposait à ce débarquement de Cythère, fut simplement condamné à la détention.

Qu’on découvrit alors son vrai nom, qui était Badinguet et sa profession qui était celle de maçon, et que Napoléon III, dans sa grandeur d’âme, le gracia et en fit son architecte ordinaire : explication bien logique de toutes les démolitions effectuées sous ce règne.

Alléché par ces révélations, l’innocent historien demandera à dépouiller d’autres dossiers.

Il pourra s’assurer alors qu’au 2 Décembre 1851 il y eut une grande tentative républicaine pour renverser l’empire et que plus de 50,000 bonapartistes furent mitraillés ou déportés par les buveurs de sang socialistes ; que l’empire parvint cependant à triompher, par la seule force de la raison et du bon sens, de tous les sophismes républicains ; que Napoléon III affermi sur le trône de ses pères épousa une princesse espagnole qui lui apporta en dot l’empire du Mexique ; qu’il se décida alors à décréter la suppression des impôts et à aller vivre, à 10 francs par jour, dans son cottage de St-Cloud, où il mourut chargé des bénédictions d’un peuple idolâtre…

Et l’innocent historien dira en levant les bras au ciel :

— Ce que c’est que de remonter aux sources !

PASCHAL GROUSSET

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La photographie de couverture représente Paschal Grousset. Elle vient de Gallica, là

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