Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
44. Lundi 31 janvier 1870
Les représentants ne représentent rien, en tout cas ceux du Corps législatif, c’est ce qu’affirme Rochefort dans son éditorial ;
la vie politique continue son triste cours ;
mais voilà du nouveau, une lettre de Cluseret, qui est à New York et décrit les réactions de la presse américaine (capitaliste) ;
Millière, reparti du discours de Favre sur l’inégalité, avance vers l’égalité des chances que donnerait l’instruction publique ;
dans ses « Échos », L’Ingénu trouve que Théophile Gautier serait à sa place à l’Académie française puisqu’il a écrit l’histoire de cette institution, La Momie (cela ne lui suffira pas…);
encore un dessin de Gill interdit, celui qui représentait Ulric de Fonvielle sortant d’un puits, le miroir de la vérité à la main ;
après la « Tribune militaire », le compte rendu du meeting de Londres pour Victor Noir ;
dans le « Bulletin du travail », les ouvriers de la Ciotat se plaignent à leurs patrons du préjudice que leur causent les faveurs accordées aux ouvriers piémontais; comptes rendus des réunions de la chambre syndicale des ouvriers selliers et de l’union des limonadiers et restaurateurs de Paris ;
Puissant lance un appel à employer toutes les femmes qui cherchent du travail et en ont vraiment besoin tout de suite, pour nourrir leurs enfants ;
Rigault s’attaque aujourd’hui à un avocat et député, Nogent Saint-Laurens, qui l’a bien mérité ;
comme d’habitude je passe la bourse et les théâtres.
Mais je garde le compte rendu d’une réunion publique.
Salle Molière
Conférence du vendredi 28 janvier
SHAKESPEARE
À huit heures l’entrée de la salle est inabordable. Depuis longtemps déjà le passage Molière est plein. On circule à peine, rue St-Martin et rue Quincampoix. Bien entendu, la police a déployé ses forces. De nombreux agents stationnent en regardant cette foule narquoise et calme qui grossit à chaque instant.
Nous parvenons cependant à entrer. La salle est comble. Plus de dix mille personnes sont restées dehors. Beaucoup de femmes dans l’auditoire.
Le citoyen Flourens entre et est salué de cris de : Vive Flourens ! vive Rochefort !
L’impatience est telle qu’on se décide à constituer un bureau et à ouvrir la séance. L’assemblée donne la présidence au citoyen Gustave Flourens avec les citoyens May et Falcet pour assesseurs.
Le citoyen Flourens déclare accepter provisoirement et
à condition qu’il cédera la présidence à son cher ami H. Rochefort, aussitôt qu’il arrivera.
— Bravos !
Le citoyen Mathorel commence par étudier l’époque à laquelle a vécu Shakespeare, mais on l’écoute à peine : on attend Rochefort…
Tout à coup on crie : le voilà ! Vive Rochefort ! Toutes la salle est debout, toutes les voix acclament, toutes les mains applaudissent.
Dès que Rochefort paraît au bureau, le citoyen Flourens se lève. À ce moment le silence se rétablit ; tous les yeux sont tournés vers la tribune. On attend. Alors au milieu des applaudissements frénétiques et des bravos de toute la salle, les deux amis s’embrassent. Les cris de vive Rochefort, vive Flourens éclatent. On entendait de la rue et on répondait par des vivats aux acclamations de la salle.
Rochefort, d’une voix émue, remercie les assistants de cet accueil sympathique :
Je sais, dit-il, que ce n’est pas moi, mais le principe que je représente à vos yeux, le principe de la fraternité démocratique que vous applaudissez.
Ces simples paroles soulèvent un nouvel enthousiasme. Le calme se rétablit cependant. Rochefort prend la présidence et la parole est continuée au citoyen Mathorel.
Le citoyen Mathorel après quelques considérations générales aborde l’étude des trois principales tragédies de Shakespeare, Macbeth, Hamlet, le Roi Lear.
Macbeth traîne avec lui, il porte dans son cerveau le spectre, le remords ! La tache sanglante ne s’effacera pas des doigts de lady Macbeth, elle est sous la peau, en elle-même.
Il fallait un prodige pour le punir, Macbeth ; eh bien ! quand on a commis des forfaits contre nature, la nature se soulève et elle s’est soulevée.
Hamlet, c’est l’homme inconscient de son devoir, qu’une révélation soudaine rappelle à la notion du juste et du droit.
Il a vingt ans, et depuis vingt ans il ne savait pas.
(Applaudissements.) Et le voilà qui devient presque bon.
Joue-t-il la folie ? ou se trouve-t-il dans la position de tant d’hommes qui ne savent pas si l’erreur du passé ne les rend pas incapables de servir la justice dans l’avenir ? Il meurt après avoir puni. N’y a-t-il pas des hommes auxquels ce rôle est réservé, de venger l’humanité, et de ne pas voir la justice, parce qu’ils l’ont méconnue.
Le roi Lear… Ici nous nous bornons à la péroraison. Qui ne connaît le roi Lear ?
Shakespeare aurait pu regarder de l’autre côté du détroit. Avec la prescience de son génie, il aurait vu là aussi un vieillard qui avait trois filles, Goneril le flatte, Régane le vante ; il donne à l’une la royauté, à l’autre l’empire. Sa troisième fille, Cordélia, ne sait que lui dire : « Je t’aime parce que je t’aime, » et il la bannit. Change ton dénouement, Shakespeare ! Cordélia, c’est la liberté, le vieux souverain, c’est le peuple. Et maintenant que nous avons retrouvé Cordélia, c’est-à-dire la liberté, nous le jurons, elle ne mourra plus.
(Applaudissements.)
La parole est au citoyen Gustave Flourens.
Le citoyen Flourens intéresse vivement l’auditoire par le récit piquant de la vie de Shakespeare.
Il montre le pauvre faiseur de sonnets gardant les chevaux aux portes des théâtres pour quelques farthings, puis abordant la scène et devenant acteur.
Mais quel acteur ! Et quels rôles ! Il fait la lune, il joue la muraille ! Il finit pourtant par sortir de cette misère. La flamme du génie qui l’échauffait intérieurement finit par éclater.
Les envieux se lèvent alors. Mais Elisabeth « la vierge d’occident » protégeait les lettres… comme les princes savent les protéger.
Protection bien parcimonieuse : la vierge avait bien d’autres choses en tête et bien d’autres dépenses à payer.
L’orateur aborde ensuite le théâtre et ressuscite heureusement quelques types, Caliban, Falstaff… Il se fait surtout applaudir quand il met en lumière les côtés saillants, excentriques du maître. Il cite avec un rare bonheur d’expressions la scène où un mari, pour se venger, asperge le galantin qui monte à l’échelle de soie, il rappelle aussi l’image à la fois impudique et grandiose par laquelle Shakespeare peint la nuit s’accroupissant sur la terre.
À mesure qu’il avance dans son étude passionnée, Flourens s’anime. Les cœurs comme le sien ne se frottent pas impunément à Shakespeare. [Nous verrons dans quelques jours une partie de ce qu’il a pu dire, il nous faudra attendre le journal daté du 6 février.]
Il termine au milieu des applaudissements. Notons son dernier mot :
Les rois !… dit-il, les rois dont la foule imbécile considère le front brillant, la couronne dorée, et qui laissent toujours derrière eux une trainée de sang !
Les bravos provoqués par cette péroraison sont prolongés pendant plusieurs minutes.
La foule était nombreuse dans les rues voisines. M. Rochefort à sa sortie a été accueilli par les plus vives acclamations.
HUMBERT
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Le dessin de Gill (interdit) était en couverture de l’Éclipse du 31 janvier 1870. On le trouve donc sur Gallica, là.
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Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec la Question sociale ressaisie, sont ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).