Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
52. Mardi 8 février 1870
Rochefort, qui a été condamné à six mois de prison le 22 janvier, est invité à se constituer prisonnier, un sujet en or pour son éditorial ;
et pour les nouvelles en une ;
Flourens est, lui, invité à comparaître deux fois ;
Bazire revient sur « La Presse et les deux soldats » ;
le « Courrier politique » est consacré à Cuba, politique extérieure pour une fois, mais il est signé Ulric de Fonvielle ;
Charles Habeneck publie une liste d’une vingtaine de notables qui donneront un avis (que l’on devine) sur le conseil municipal de Paris ;
la destitution de l’astronome Le Verrier comme directeur de l’Observatoire à la demande de la plupart de ses collègues, vous savez, celui qui avait découvert la planète Neptune « au bout de sa plume », il était, dit Habeneck
spécialement chargé d’un certain nombre d’objets célestes appartenant à la famille impériale, tels que l’étoile des Bonaparte, le soleil d’Austerlitz
(j’avoue que celle-là m’a fait beaucoup rire);
Millière, dans sa « Question sociale », aborde l’organisation judiciaire ;
un des « Échos » de L’Ingénu :
Le commandeur des Croyants vient d’inaugurer à Constantinople un nouveau système de police. Il a nommé trois agents du sexe féminin
c’est en Turquie et c’est en 1870;
la « Tribune militaire » d’A. de Fonvielle revient bien sûr sur les deux soldats et le ministre et elle publie une lettre signée de soixante soldats d’un régiment de ligne nommé *** (ce qui va valoir encore des condamnations au journal) ;
Collot rend compte de l’enterrement civil de la citoyenne Tavernier, auquel assistaient trois mille personnes dont cinq cents femmes,
Le clergé tenait les familles par la femme. Cette dernière ressource lui échappe de plus en plus chaque jour,
Ranvier et Flourens ont prononcé des discours (l’histoire ne dit pas si une femme a parlé) ;
Humbert a assisté à une réunion sur « Capital et travail » à la salle Molière et à une autre sur « Les mines et compagnies minières » à la salle de l’Alcazar (les députés propriétaires au Creuzot, à Aubin et à La Ricamarie avaient été invités mais n’étaient pas présents) ;
le « Bulletin du mouvement social » donne des nouvelles des ouvriers à Reims, de ceux du bassin houiller de La Machine (Nièvre) qui ne sont pas en grève, mais ceux de Torteron (Cher) le sont, leur salaire quotidien est en moyenne de 1 fr. 25 pour onze heures de travail ;
à Fourchambault, la direction veut congédier tous les ouvriers âgés de 58 à 60 ans et au-dessus.
Je n’ai pas reproduit d’article du rédacteur en chef depuis le numéro du 15 janvier. C’est le bon moment.
LES INVITATIONS DE M. OLLIVIER
Il faut croire que j’ai été réellement condamné ces jours-ci à six moins de prison. J’avais bien lu dans quelques journaux que deux ou trois vieillards vêtus de jupons noirs avaient marmotté entre eux quelques paroles me concernant, mais préoccupé comme je le suis, je n’avais pas eu le temps de songer à ces fadaises.
Aujourd’hui je reçois du parquet un lettre signée d’un substitut dont je n’ai pu déchiffrer le nom. Ces gens-là sont tellement honteux de leur métier qu’ils se dissimulent derrière une signature illisible. C’est par le canal de ce commis que M. Ollivier « m’invite » à me constituer prisonnier lundi 7 courant, c’est-à-dire aujourd’hui, pour l’exécution du jugement rendu contre moi le 22 janvier.
Voilà maintenant M. Ollivier qui m’adresse des invitations. Ceci passe l’effronterie permise. Il n’y a plus de raison qu’il ne m’invite pas à ses dîners ou à son prochain bal. M. Ollivier, ne vous gênez pas ! Il paraît que vous voudriez attirer chez vous la bonne société. Vous vous imaginez sans doute que je vais passer du linge blanc et des gants gris-perle pour aller dire cérémonieusement au concierge de Sainte-Pélagie :
M. le Ministre de la justice ayant bien voulu m’adresser une invitation à visiter le logement qu’il me destine, je ne puis mieux reconnaître son amabilité que par mon exactitude.
Non, monsieur l’homme du monde, je ne me rendrai pas à onze heures précises au rendez-vous de chasse que vous me donnez dans votre palais de Sainte-Pélagie. Si j’acceptais cette invitation on croirait peut-être que je recevrais également celles qui m’arriveraient de Compiègne ou de Fontainebleau, et il faut éviter à tout prix ce malentendu. Si, d’ailleurs je me dérangeais de mes travaux pour me rendre au désir que vous exprimez dans la lettre dont la signature est illisible, vos journaux insinueraient que je vous fais des avances.
C’est bien le moins que deux des argousins qui vous entourent se donnent la peine de venir eux-mêmes me mettre la main sur le collet. Il est d’un bon exemple de faire précéder l’acquittement solennel du prince Pierre Bonaparte de l’arrestation publique d’un de ceux qu’il méditait d’assassiner ; surtout si l’on songe que l’appréhendé est représentant du peuple, ce qui donne à son incarcération un petit goût Deux-Décembre plein de gracieux souvenirs.
Vous vous êtes écrié dans une de vos représentations à grand spectacle :
Si vous nous y contraignez, nous serons la force.
Je vous y contrains, soyez la force.
Un grand nombre d’affiliés aux cercles de la politique affirment que je dois attribuer à mes récriminations au sujet des deux soldats l’exécution si prompte de l’arrêt rendu contre moi. Si cela était, vous aviez donc cru qu’atterré par la juste punition de mes crimes, j’avais pris le parti de garder désormais un silence repentant.
Tant qu’il sera sage, pensiez-vous, tant qu’il se conduira proprement dans une assemblée qui dit très-bien ! comme les phoques disent : papa ! nous fermerons les yeux sur sa présence. Le jour où il se permettra de trouver mauvais qu’on mette à la torture deux militaires innocents, nous le dirigerons sur Sainte-Pélagie.
Et, en effet, le lendemain de la séance où, emporté par mes mauvais instincts, j’ai demandé qu’on mît un terme aux férocités bonapartistes, j’ai reçu l’invitation que vous savez.
Le lendemain, et non le surlendemain, car le ministère ultra-comique qui nous montre en ce moment ses capacités, s’il n’est jamais prêt pour l’exécution des réformes promises, l’est toujours pour l’exécution des jugements rendus.
— Où en est la question des nourrices ? demande un membre du centre gauche.
— Nous nous en occupons, répond M. Chevandier. [le ministre de l’intérieur.]
— Mais les enfants meurent comme des mouches.
— Nous ne l’ignorons pas. On fait des rapports, et quand les rapports seront achevés, je vous les ferai distribuer.
En revanche, quand il s’agit de la liberté d’un citoyen, en douze jours la question est vidée et le papier neuf remis dans sa cellule.
De sorte que ce cabinet qui devait faire tant de choses n’a encore produit que ma condamnation. Tout le reste est ajourné.
D’autres amateurs de politique estiment non sans quelque apparence de raison que votre hâte a surtout pour objet de m’empêcher de siéger pendant les six mois de la session de 1870. L’an prochain, quand s’ouvrira celle de 1871 vous me recondamnerez à six autres mois de prison, et ainsi de suite jusqu’en 1875, de façon à ce que je ne connaisse de mon rôle de député que les entr’actes et que la première circonscription reste six ans sans être représentée.
C’est canaille, mais c’est bien dangereux, car le jour où l’Empire se trouverait aux prises avec une opposition un peu gênante il pourrait s’étayer sur un précédent pour faire condamner toute la gauche à six mois de prison sous divers prétextes et supprimer ainsi trente circonscriptions d’un coup de filet, ce qui ne se passerait pas sans effervescence.
Voilà ce qu’on dit, mais je n’en crois pas un mot, car ces machinations témoigneraient dans vos idées [de?] beaucoup plus de suite que vous n’en avez jamais eue. Sachez seulement ô Jocrisses du pouvoir, que vous avez commis une sottise nouvelle en m’invitant à me constituer prisonnier, car si, en effet, je cherchais « des journées, » comme vous m’en avez accusé, je n’aurais qu’une chose à faire : Prévenir le peuple que je partirai à une heure donnée de la maison que j’habite pour me rendre en prison et il est probable que quarante mille travailleurs feraient avec moi le parcours.
HENRI ROCHEFORT
La Presse et les deux soldats
L’incident soulevé samedi par M. Rochefort au Corps législatif sur les deux soldats envoyés en Algérie préoccupe sérieusement la presse. On s’est ému de la réponse sèche et arrogante du général Lebœuf qui prétend priver l’armée de ses droits civils et politiques.
Les journaux les plus dévoués au ministère n’hésitent point à lui infliger un blâme. « Il n’y a pas de loi qui interdise aux soldats français l’accès des réunions publiques, fait observer le Journal de Paris. C’est là une simple décision du ministre actuel de la guerre très-discutable. » Le Temps, est plus sévère, et traitant la question à un autre point de vue, examine cette déclaration : Les soldats ne sont point électeurs. Il en conteste la convenance et n’hésite point à affirmer que cette prétention n’est nullement fondée, et que c’est faire acte d’une ignorance étrange de la loi que de la mettre en avant,
Les soldats, dit-il, sont inscrits au lieu de leur dernier domicile ; ils sont donc toujours électeurs de droit, et, de plus, ils exercent ce droit quand ils se trouvent présents au moment d’une élection. Ainsi tous les soldats parisiens votent ou doivent voter quand ils sont à Paris. La défense que M. le général Lebœuf avoue avoir faite à tous les soldats d’assister aux réunions électorales, est donc assez peu justifiée, et on peut s’étonner qu’avant de prendre cette décision, il n’ait pas cru devoir consulter une loi qu’évidemment il ne connaît pas.
Quelque unanime que soit l’étonnement causé par une affirmation si singulière, quelque vives que soient les récriminations, nous ne devons point nous attendre à un changement de conduite, et il serait téméraire de penser que M. Lebœuf reviendra sur ces paroles légèrement prononcées. On sait trop, par expérience, que s’il n’a guère les notions nécessaires à l’exercice de ses fonctions, il possède, au premier chef, l’obstination des esprits étroits et ignorants.
ED. BAZIRE
*
La photographie de Sainte-Pélagie, au coin de la rue de la Clef et de la rue du Fer à Moulin, est due à Eugène Atget (et donc est un peu postérieure à l’histoire racontée ici), elle nous vient de Gallica, là.
*
Le journal en entier, avec la Question sociale ressaisie et son sommaire détaillé sont ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).