Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
62. Dimanche 20 février 1870
Victor Hugo a écrit à Rochefort via le Rappel, pour être sûr que sa lettre lui arrive, Rochefort ne peut pas lui répondre personnellement, mais remercie par l’entremise du journal, de même c’est par cette entremise qu’il remercie le citoyen Ordinaire pour ses efforts à le défendre à la Chambre ;
Antonin Dubost explique que, vue la façon dont les jurys sont constitués, les procès de presse ne peuvent être qu’un leurre ;
450 contre 1, ce sont les arrêtés et leur juge d’instruction (le fameux Bernier), nous dit Gai Badin ;
dans les « Nouvelles politiques », oublions le centre gauche et lisons plutôt les nouvelles internationales, notamment de Cuba qui défend sa liberté contre le gouvernement espagnol, de Russie (voir ci-dessous), d’Italie, depuis l’histoire du complot on parle moins de Pierre Bonaparte, mais voici une nouvelle : Crémieux refuse de le défendre ;
si l’on en croit le « Courrier politique » de Labbé, le monde entier serait prêt à la révolution ;
il y a des informations du jour et même une brève « Tribune militaire » ;
Verdure a été libéré, le « Bulletin du mouvement social » reprend et nous informe du bilan d’une association coopérative de consommation à Moreuil (c’est près d’Amiens) ;
Francis Enne aussi a été libéré et annonce qu’il va continuer à dépouiller le dossier des méfaits de la police et il commence par le commissaire Clément, celui qui est venu aux bureaux de la Marseillaise ;
Puissant reprend son « Bulletin des travailleurs » ;
une lettre du directeur de la Réforme, Malespine, informe le journal du mauvais état de ses relations avec Vermorel, qui est rédacteur du journal (à mon avis, ce n’est pas vraiment le moment), ils sont poursuivis, et d’ailleurs, il suspend le journal ;
vingt-deux « socialistes allemands membres de l’Association internationale des travailleurs », parmi lesquels Leo Frankel, rue Saint-Sébastien, 37, écrivent à la Marseillaise pour protester contre l’arrestation arbitraire de Varlin ;
Dans un article intitulé « Le Gouvernement russe et l’idée républicaine en Russie », Morot publie une lettre du citoyen Netchaïev, qui n’a pas encore la réputation sulfureuse qu’il aura bientôt ; il reste les réunions publiques et les souscriptions.
Je choisis l’article sur la Russie, essentiellement composé d’une lettre de Netchaïev, que je me permets de faire précéder d’un commentaire issu d’une lettre de Karl Marx à Friedrich Engels du 5 juillet 1870 :
Il [Lopatine] m’a raconté que toute l’histoire de Netchaïev (23 ans) n’était qu’une fable pure et simple. Netchaïev n’a jamais séjourné dans une prison russe, le gouvernement russe n’a jamais tenté d’assassinat contre lui, etc.
L’affaire est la suivante. Netchaïev (un des rares agents de Bakounine en Russie) appartenait à une société secrète. Un autre jeune homme, X, riche et enthousiaste, soutenait financièrement la société via N. One fine morning, X déclara à N qu’il ne débourserait plus un seul kopeck, ne sachant pas ce qu’on faisait de l’argent. Là-dessus, Monsieur N proposa à ses acolytes (peut-être parce qu’il n’était pas en mesure d’expliquer où était passé l’argent) d’assassiner X, car ce dernier pouvait à l’avenir changer d’avis et les trahir. Il l’assassine pour de bon. le gouvernement l’a donc poursuivi comme vulgaire assassin.
LE GOUVERNEMENT RUSSE
ET L’IDÉE RÉPUBLICAINE EN RUSSIE
Nous appelons la sérieuse attention de la presse européenne et des démocrates de tous les pays sur les documents qu’on va lire, et que nous extrayons d’une communication directe du grand patriote russe NETSCHAIEFF.
Il est inutile que nous insistions ici sur les conditions déplorables dans lesquelles se trouve la Russie. L’affranchissement des serfs, on le sait, n’a nullement changé la balance économique de cette grande nation qui reste, comme par le passé, en proie à l’exploitation arbitraire et au parasitisme aristocratique, et qui se meurt dans les étreintes d’un despotisme, d’autant plus odieux, qu’il appelle à son secours les perfides influences de la religion.
Autoritarisme sans limites exerçant également sa pression sur les âmes et sur les corps ; — iniquité sociale érigée en loi dans tout le territoire, — système des castes établi partout, — militarisme effréné, — fonctionnarisme impudent, voilà quel est le bilan de la situation de la Russie.
Dans ces circonstances, qu’une révolution politique et sociale se tente, quoi de plus naturel !… que les Russes, fatigués de mourir de faim, raisonnent leur misère et la veuillent combattre, n’est-ce point dans l’ordre ?
De son côté, que le gouvernement moscovite, comme tous les gouvernements, tienne à conserver ses émoluments, ses palais, son influence et sa presse opulente, soit !… il faut s’y attendre : il est la Répression !
Mais que pour combattre les Républicains il use des manœuvres les plus infâmes !… Qu’il fasse usage auprès des puissances européennes des insinuations les plus calomnieuses !… qu’il donne aux traités d’extraction [extradition?] les crocs-en-jambe les plus insolents ! Voilà où la réaction elle-même perd ses droits ; car elle n’est plus même l’expression d’un système politique, elle n’est plus que l’organisation en Europe d’un mensonge tout à la fois effronté et lâche.
On appréciera, du reste, mieux encore, la conduite du gouvernement russe en lisant la lettre du citoyen Netschaieff :
Citoyen rédacteur,
L’animosité sauvage qui dirige le gouvernement russe, dans le pressentiment de sa perte prochaine, le porte à exercer les persécutions les plus féroces et les plus stupides contre les masses populaires, persécutions qui, rendant la situation insupportable, ne font que rapprocher le moment de l’inévitable crise sociale.
La foule des grands dignitaires de l’empire, craignant pour leur propre existence et poussés par la peur, se sont jetés avec une férocité de tigres sur tout ce qui est jeune et énergique. Ils prennent les femmes et même les enfants pour les jeter dans leurs prisons inquisitoriales. C’est par les tortures employées contre les jeunes gens des deux sexes que ce gouvernement tartaro-allemand veut terminer son rôle dans l’histoire du peuple russe.
Le dernier officier de gendarmerie n’agit pas d’une manière moins féroce que le célèbre Mourawieff, le pendeur…
À l’appel de mes amis, j’étais rentré secrètement dans ma patrie, moi émigré, pour prendre place de nouveau dans les rangs des ouvriers de la liberté russe, qui touche à son triomphe. L’imprudence d’un des nôtres ou bien un accident imprévu, ébruita malheureusement mon retour. L’espion littéraire Katkoff a cru de son devoir d’accueillir ces bruits dans son journal la Gazette de Moscou. La police, sur ce rapport de son agent, multiplia ses recherches.
Ce fut alors que je fus arrêté dans une petite ville de province, et, — comme on le fait d’ordinaire pour les prévenus politiques, — je fus envoyé aux travaux forcés sans aucun jugement.
Mais un des chefs de la troisième section (police secrète) ne se borna pas à m’envoyer au bagne, il donna l’ordre de m’assassiner secrètement.
Coups de bâton et privations de tout genre, rien ne me fut épargné.
À mi chemin de la Sibérie devait s’accomplir l’ordre de l’Inquisition.
C’en était fait de ma vie. Heureusement mes camarades veillaient, et je dois à leur courage d’être sorti vivant, quoique meurtri, des mains de mes bourreaux.
Dans les hauts parages de l’administration, on ne doutait pas que je n’eusse été tué sur la route de Sibérie : la troisième section devait croire, en effet, que ses ordres avaient été exécutés.
Mais un funeste concours de circonstances inattendues fit éclater trop tôt l’orage qui grondait sur la tête de nos oppresseurs.
Quelques-unes de nos publications, secrètement imprimées et propagées en Russie, ont été reproduites par quelques journaux européens, et l’Europe a pu se rendre à peu près compte des atrocités commises dans les derniers temps par l’administration russe dans notre pauvre pays. Ces atrocités, dont la seule pensée fait frissonner, vont toujours croissant. Parmi des centaines de prisonniers, plusieurs déjà sont morts dans les tortures, en vrais martyrs.
Quelque temps après, l’administration ayant appris que j’avais échappé à ses exécuteurs, s’est décidée à m’anéantir par tous les moyens possibles. La meute littéraire de la 3e section a couvert mon nom de ses hurlements immondes. Elle m’a donné les épithètes les plus atroces et les plus absurdes ; elle m’a accusé des actions les plus dégoûtantes pour me perdre de réputation et m’empêcher de trouver un asile. Des régiments d’espions et d’huissiers circulèrent, munis de ma photographie, — qui ayant été faite il y a dix ans, n’a plus du reste aucune ressemblance avec moi. Ces messieurs, pour s’emparer plus sûrement de moi, arrêtèrent tous ceux qui leur parurent avoir avec moi la moindre ressemblance. Quelqu’un fit courir le bruit que j’étais parti pour l’étranger, tout paraissait donc devoir être fini. Mais non ! les bourreaux administratifs de la Russie ne s’arrêtèrent pas.
Le gouvernement russe prit pour prétexte le récent assassinat d’un certain Iwanow, et m’inculpa d’avoir participé à cet assassinat, pour avoir le droit de demander aux gouvernements étrangers mon extradition.
S’appuyant sur la vénalité de la presse russe, il est parvenu, malgré l’absurdité de la chose, à faire reproduire ces calomnies par quelques journaux européens, lesquels font probablement chez eux le même office que le journal de M. Katkoff en Russie.
Le gouvernement russe s’est, en outre, adressé officiellement à la police des pays étrangers pour me faire arrêter comme assassin.
On a prétexté la recherche de prétendus faiseurs de faux billets de banque pour faire des visites domiciliaires chez les émigrés russes, dont quelques-uns même ont été arrêtés. Tout cela dans le seul but d’arriver à me livrer au gouvernement russe.
Alexandre II, le czar-dissipateur, a dépensé avec sa famille et ses laquais les richesses du peuple russe ; il a fait des dettes innombrables. Maintenant, en vrai commerçant, il veut de manière ou d’autre justifier devant l’Europe sa prochaine déconfiture.
C’est ainsi qu’il veut mettre la faute de l’immense désordre des finances sur la tête de soi-disants agents politiques qui auraient fait de faux billets de banque.
À l’aide de faux témoins, le gouvernement russe construit d’une manière indigne des inculpations, et tâche de donner une certaine légalité à ses sauvages persécutions envers ses malheureuses victimes.
Et les administrations européennes ajoutent foi ou font semblant d’ajouter foi à toutes ces iniquités ! Sous le prétexte de rechercher M. Netschaieff, soi disant assassin, et des faiseurs de faux billets de banque, les gouvernements européens ont donné le droit à la police russe de circuler en Europe. On dit que des espions russes se mêlent pour faire des perquisitions, à la police de chaque pays, et viennent jeter de faux billets de banque au domicile de la personne qu’ils veulent arrêter. C’est de cette façon qu’ont eu lieu, parmi les émigrés russes et polonais les arrestations auxquelles nous venons de faire allusion.
Ainsi a été arrêté le célèbre Jaroslas [Jaroslaw] Dombrowski, qui avait échappé à la potence qu’avaient fait dresser pour lui les généraux Mourawieff et Berg. On a également fait des arrestations à Vienne.
Comment peut-il y avoir des esprits assez crédules pour ajouter foi aux infâmes calomnies de l’administration russe !
Est-ce qu’en 1865, le défunt Alexandre Hertzen n’a pas été accusé par ce gouvernement d’avoir pris part aux incendies en Russie? Est-ce que, un peu auparavant, ce même gouvernement, effrayé de l’influence exercée sur l’esprit public par le talent de Czernyschewski, ne l’a pas accusé de crimes extraordinaires à l’aide de faux témoins, pour avoir un prétexte légal de l’envoyer aux travaux forcés ? Est-ce qu’enfin dans ces derniers temps, ce gouvernement, voyant que la jeunesse des écoles a des sentiments populaires, et voudrait alléger le sort des paysans, n’a pas cherché à soulever le peuple contre elle, en répandant le bruit que les étudiants voulaient rétablir le servage ?
Non ! l’impudence du gouvernement impérial est trop évidente, elle frappe trop les yeux, pour que personne puisse s’y laisser tromper. La dernière révolution polonaise n’a-t-elle pas trop bien appris à l’Europe ce que l’administration russe entend sous le nom d’un condamné politique ? Eh bien, quelque improbable que cela puisse paraître, les vieilles calomnies impériales trouvent encore en Europe un accueil empressé.
Les arrestations et les extraditions de réfugiés russes, livrés à leur gouvernement, révèlent une espèce de connivence entre les gouvernements de toutes les nations, effrayés partout par l’approche de la justice populaire. Mais si les gouvernements s’entendent si bien pour opprimer, ne doit-on pas espérer que les peuples à leur tout se donneront la main pour revendiquer leurs libertés et se les garantir solidairement ?
La solidarité des gouvernements, qui se pose de fait, doit faire ressortir énergiquement et prochainement la solidarité de tous les éléments d’opposition chez tous les peuples.
Mon extradition est la preuve frappante d’une alliance entre tous les gouvernements contre la liberté des peuples. Que ne peut-elle devenir en même temps l’occasion d’une entente universelle de tous les ennemis du despotisme ! Oh ! dans ce cas je supporterais avec bonheur toutes les tortures que m’infligeraient le czar et ses généraux-pendeurs ! Je ferais volontiers le sacrifice de ma tête, si une lutte universelle contre l’état actuel de l’Europe pouvait en être le résultat !
Voilà ce que je voulais dire au public européen.
Février 1870.
NETSCHAIEFF
De ce qu’on vient de lire, tout démocrate tirera facilement la conclusion.
Netschaieff l’indique avec un admirable bon sens :
Il faut que nous ayons le sentiment de la solidarité internationale ;
En un mot, que nous fassions avec le cœur, avec la tête, la Révolution européenne, — seul moyen d’arriver prochainement à la solution réelle et pratique de la question sociale, à la liberté, à l’égalité, à la fraternité, — à la République universelle.
E. MOROT
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La photographie d’Édouard Ordinaire utilisée en couverture est due à Appert (sans tricherie semble-t-il).
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