Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
79. Mercredi 9 mars 1870
Sommaire
Au préfet de police, par le citoyen Henri Rochefort, député de la première circonscription de la Seine, rédacteur en chef de la Marseillaise, détenu à Pélagie (pavillon des princes).
Adresse au citoyen Rochefort, par les citoyens républicains tchèques, détenus dans la citadelle de Prague.
Lettre, du citoyen O’Donovan Rossa, député fenian au parlement britannique, condamné aux galères et détenu à la prison de New-Gate.
Assassinat commis sur le citoyen Fernan Guillen, député aux Cortès, raconté par le citoyen Fermin Salvochéa, député aux Cortès, chef de l’insurrection républicaine de Cadix, actuellement en exil.
L’empire libéral et les irréconciliables, par le citoyen Millière, ex-transporté de Décembre, actuellement à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°71.
Une arrestation sous l’empire, par le citoyen M.A. Gromier, détenu à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°21 [24? 29?].
Désiré, par le citoyen Paschal Grousset, détenu à Pélagie (pavillon des princes).
Notes de police, par le citoyen Mourot, détenu à Pélagie (pavillon des princes).
Lettre, du citoyen Brunereau, détenu à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°26.
La prévention, par le citoyen E. Bazire, détenu à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°69.
L’Amnistie du 16 mars, par le citoyen Raoul Rigault, détenu à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°91.
Lettre à M. Jules Favre, député de Paris, par le citoyen Alphonse Humbert, détenu à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°89.
Aventures d’un médecin, par le citoyen E. Villeneuve, détenu à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°107.
Aux membres de l’Internationale et des fédérations ouvrières, par le citoyen Dereure, gérant de la Marseillaise, détenu à la prison cellulaire de la Santé, 4e division, N°92.
La Conscription, article posthume du citoyen Victor Noir, assassiné par le prince Pierre Bonaparte.
FEUILLETON: Monsieur Capital, par le citoyen Gustave Mathieu, condamné politique honoraire.
Il faudrait tout citer. Je garde la lettre irlandaise et Désiré.
Si je comprends bien, la lettre d’O’Donovan Rossa a été traduite par Jenny Marx, qui la présente. Elle contient quelques anglicismes, comme « visiter », que j’ai conservés.
Quant à Désiré, eh bien, souvenez-vous, Paschal Grousset est un écrivain… et puis, il ne parle pas de lui-même ! Ne ratez pas son allusion au « nous sommes le droit, nous sommes la force » d’Ollivier !
Lettre d’O’Donovan Rossa
O’Donovan Rossa, le prisonnier de l’implacable aristocratie anglaise, a pu faire parvenir une lettre à ses amis, qui sont les nôtres.
Nous publions avec bonheur cette page émouvante ; il est bon que le peuple sache que partout les aristocraties et les réactions sont les mêmes, et que nulle part elles ne reculent devant aucune lâcheté pour assouvir leur basse et sordide vengeance.
O’Donovan Rossa, dont l’élection a été cassée déjà une fois par les députés du capital et de la réaction, sera de nouveau nommé par le peuple, et il sortira de la tombe où ses bourreaux le tiennent, pour épouvanter le monde par le récit de leurs forfaits.
O’Donovan Rossa, député des fenians irlandais au parlement britannique, la démocratie universelle salue en toi un de ses plus glorieux martyrs !
A. DE FONVIELLE,
en liberté provisoire
Londres, le 5 mars
Dans la séance de la maison des communes du 3 mars, M. Stacpoole interpella M. Gladstone sur le traitement des prisonniers fenians. Il dit, entre autres choses, que le docteur Lyons, de Dublin, avait récemment déclaré que
la discipline, la diète, les restrictions personnelles et les autres punitions ne pourraient que causer un préjudice permanent à la santé des prisonniers.
M. Gladstone, après avoir exprimé sa satisfaction parfaite du traitement des prisonniers, couronna son petit speech par ce brillant jeu d’esprit :
Quant à la santé de O’Donovan Rossa, je suis bien aise de me trouver en état de dire que madame O’Donovan Rossa pendant sa dernière visite chez son mari, le félicita sur le changement favorable de son extérieur.
Et un rire homérique d’éclater sur tous les bancs de la noble assemblée ! La dernière visite ! Remarquez bien que madame O’Donovan Rossa avait été non-seulement séparée de son mari depuis des années, mais qu’elle avait parcouru l’Amérique pour gagner le pain de ses enfants, en faisant des lectures publiques sur la littérature anglaise.
N’oubliez pas non plus que ce M. Gladstone – dont les plaisanteries sont si pleines d’à-propos – est l’auteur presque saint des « Prayers » (prières), de la « Propagation of the Gospel » (propagation de l’Evangile), « The fonctions of Laymen in the church » (les fonctions des laïques dans l’Eglise), et de l’homélie, « Ecce homo », tout récemment publiée.
La grande satisfaction du geôlier en chef est-elle partagée par ses prisonniers ? Lisez les extraits suivants d’une lettre de O’Donovan Rossa, qui par miracle a franchi la prison, et est arrivée à sa destination après des retards fabuleux :
LETTRE DE ROSSA
Je vous ai parlé de l’hypocrisie de ces maîtres anglais, qui après m’avoir placé dans une position qui me forçait de me mettre sur les genoux et les coudes pour prendre ma nourriture, m’affament, me privent de lumière et me donnent des chaînes et une bible. Je ne me plains pas des pénalités que mes maîtres veulent me faire subir — mon office est de souffrir — mais, je maintiens que j’ai le droit d’informer le monde du traitement qu’on m’inflige, et qu’il est illégal de supprimer mes lettres qui parlent de ce traitement. Les précautions minutieuses prises par les autorités de la prison, afin de m’empêcher d’écrire des lettres, sont aussi ridicules que repoussantes. Le procédé le plus outrageant fut de me mettre à nu, une fois par jour, pendant plusieurs mois, et de m’examiner les bras, les jambes et toutes les parties du corps. Ceci a eu lieu à Millbank, chaque jour de février jusqu’à mai 1867. Un jour je m’y refusai. Alors arrivèrent cinq des officiers, ils me rouèrent de coups et arrachèrent mes habits.
Une fois j’ai pu envoyer une lettre au-dehors; elle m’a valu la visite de MM. Knox et Pollock, deux police magistrates (des juges de police).
Quelle ironie que d’envoyer deux employés du gouvernement pour constater la vérité sur des prisons anglaises. Ces messieurs refusèrent de noter ce que j’avais d’important à leur dire. Quand j’abordai un sujet qui ne leur convenait pas, ils m’arrêtèrent en disant que la discipline des prisons ne les regardait pas. N’est-ce point vrai, MM. Pollock et Knox ? Quand je vous dis, qu’on m’avait forcé à me baigner dans l’eau qui avait déjà servi à une demi-douzaine de prisonniers anglais, n’avez-vous pas refusé de noter ma plainte ?
À Chatham, on me donna une certaine quantité d’étoupe à tirer, en me disant que l’on me ferait jeûner si je n’avais pas achevé mon travail à une certaine heure.
— Peut-être, m’écriai-je, me punirez-vous de même si j’accomplis ma tâche. Cela m’est déjà arrivé à Millbank.
— Comment donc, répondit le geôlier.
Alors je lui racontai que le 4 juillet, comme j’avais fini ma tâche dix minutes avant le temps fixé, je pris un livre. L’officier me vit, m’accusa de paresse et je fus condamné au pain et à l’eau et enfermé dans une noire cellule pendant quarante-huit heures.
Un jour, j’aperçus mon ami Edward Duffy. Il était très pâle. Peu de temps après, j’entendis raconter que Duffy était sérieusement malade et qu’il avait exprimé le désir de me voir (nous avions été fort liés en Irlande). Je priai le directeur de me donner la permission de le visiter. Il me refusa net. C’était à l’époque de Noël 67 — et quelques semaines après, un prisonnier me dit tout bas, à travers le grillage de ma cellule : « Duffy est mort ! »
Si une telle chose s’était passée en Russie, quel récit pathétique les Anglais n’auraient-ils point imaginé !
Si M. Gladstone avait assisté à une pareille mort à Naples, quel tableau il nous aurait peint ! Ah ! Pharisiens doucereux, trafiquants en hypocrisie, la bible sur les lèvres, le diable au ventre !
Je dois un mot à la mémoire de John Lynch. Au mois de mars 1866, je me trouvais avec lui dans la cour d’exercice. On nous guettait tellement, qu’il ne me put dire que ces mots : « Le froid me tue. » Mais ces Anglais que firent-ils ? Ils nous conduisirent à Londres le jour avant Noël. Arrivés dans la prison, ils nous dépouillèrent de nos flanelles et nous laissèrent pendant des mois dans nos cellules, grelottant de froid. Oui, — ils ne peuvent pas le nier, — ils ont assassiné John Lynch; mais, à l’enquête, ils avaient néanmoins produit des officiers prêts à prouver que Lynch et Duffy avaient été traités très tendrement.
Les mensonges de nos dominateurs anglais passent toutes les bornes de l’imaginable.
Si je dois mourir en prison, je conjure ma famille et mes amis de ne pas croire un mot de ce que disent ces gens. Qu’on ne me suppose pas de rancune personnelle contre ceux qui m’ont poursuivi de leurs mensonges. Je n’accuse que la tyrannie qui rend nécessaire le maintien de tels procédés.
Bien des fois, les circonstances me rappellent ces mots de Machiavel : « que les tyrans ont un intérêt particulier de faire circuler la bible pour que la masse du peuple en apprenne les préceptes et se soumette à être pillée sans résister aux brigands. »
Tandis qu’un peuple d’esclaves pratique la moralité et l’obéissance que leur prêchent les prêtres, les tyrans n’ont rien à craindre.
Si cette lettre parvient à mes compatriotes, j’ai le droit d’exiger qu’ils élèvent leurs voix pour demander que justice soit faite à leurs frères souffrants. Ces mots, puissent-ils fouetter le sang qui va se caillant dans leurs veines !
Ils m’ont attelé à une charrette, le nœud d’une corde autour du cou. Ce nœud avait été attaché à une longue perche et deux prisonniers anglais reçurent ordre d’empêcher la charrette de rebondir; mais ils la laissèrent aller; la perche s’éleva dans l’air, le nœud se dénoua. Si au contraire il se fût resserré, j’étais mort.
J’affirme qu’ils n’ont pas le droit de me placer dans une position où ma vie dépend des actes d’un autre.
Un rayon de lumière pénètre à travers les barres et les verrous de ma prison. C’est le souvenir d’un jour passé à Newtownards où je rencontrai des Orangemen et des Ribbonmen qui avaient oublié leur bigoterie !
O’DONOVAN ROSSA
condamné politique aux galères
DÉSIRÉ
C’est un pauvre homme qui fait nos lits et balaye nos chambres, notre « auxiliaire », comme on dit ici.
Veste grise et pantalon à bretelles de corde ; chemise en toile à sacs qui se tiendrait debout toute seule ; souliers à clous : il porte ce que les bourgeois ventrus appellent la livrée du vice, — ce qui n’est souvent que la livrée des prisons.
*
Quarante ans au plus : la force de l’âge. Ses larges épaules et ses membres robustes jouent à l’aise sous leur grossière enveloppe ; au bout de ses manches s’étalent deux larges mains puissantes, durcies par le travail.
Le registre d’écrou doit porter : cheveux châtains, nez moyen, yeux bleus, bouche moyenne, menton carré, signes particuliers, néant.
Ce qu’il ne dit pas, c’est l’innocence et la candeur profonde de ces yeux, l’honnêteté profonde et la simplicité enfantine que respire cette physionomie.
*
Il a l’air doux, triste et résigné.
Du premier jour cette figure me frappa. Je ne pouvais croire qu’elle fût celle d’un gibier de correctionnelle. Et pourtant je n’osais l’interroger.
Non pas, certes, à cause de sa veste ignominieuse : elle ne m’inspira jamais ni défiance ni mépris, car vous l’avez ennoblie, martyrs de Décembre !
Mais parce que le crime aussi a sa pudeur. De quel droit irais-je faire monter le rouge au front de cet homme, et lui donner la honte de mentir ou de raconter une humiliante histoire. Il est ici, caché derrière un numéro, abrité par son anonymie : qu’il en ait au moins tout le bénéfice !
*
Un mot du surveillant, auprès duquel je m’informai, m’ôta mes scrupules.
— Il est ici pour « batterie, » me dit cet homme.
Batterie, entendez coups et blessures. C’est un délit avouable, et dont on peut causer.
Ce ne fut pas long : l’histoire est simple.
*
Désiré est un paysan des bords de la Voulzie, du jardin des roses. Il ne sait ni lire ni écrire. Tout petit, il gâchait du plâtre pour les maçons. Il y a quelque vingt-cinq ans, il est venu à Paris pour gagner son pain, de son métier de carreleur.
Il s’est marié ; il a sept enfants.
C’est un être naïf et fruste, de ceux qui vivent au jour le jour, dans la voie où le hasard les pousse, voisins du végétal, natures instinctives et inconscientes, sans but et sans rêve, sans repos et sans espoir, lutteurs obscurs et passifs d’une bataille tous les matins recommencée.
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Il y a quelques semaines, il apportait des briques dans une maison.
Il allait les déposer à une place qui lui avait été assignée la veille ; un Italien qui se trouvait là, prétendit l’en empêcher.
Grosse querelle.
— « Il m’a appelé feignant, dit Désiré. Alors j’ai cogné… »
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Sancta simplicitas !
Malheureux, est-ce que tu as le droit de te servir, pour châtier un insolent, des poings que t’a faits la nature ?
Bon, de te battre, si tu portais des gants et des bottes fines, et si c’était au pistolet ou à l’épée !
Alors tu aurais pu tuer ton adversaire et tu en aurais été quitte pour vingt-cinq francs d’amende, à la condition d’avoir mis plusieurs heures de préméditation entre l’injure et la réparation, et d’avoir pris des témoins pour t’assister de leur présence…
Mais quoi ! on t’insulte et tu te laisses aller à la colère ! On t’appelle fainéant, toi qui as le saint orgueil du travail, et tu tapes sans faire les simagrées obligées ?
En prison, manant !
*
Au tribunal, l’Italien a pleurniché ; il a prétendu qu’il avait demandé grâce pendant que Désiré le battait, et que celui-ci n’avait pas cessé de frapper ; il a été bas, il s’est traîné à plat ventre devant « la justice. »
Désiré, lui, n’a rien dit, sinon :
— Dam ! Il m’appelait feignant !
Il ne sort pas de là. Il n’avait même pas d’avocat.
On l’a condamné à trois mois de prison et trois cent cinquante francs de dommages intérêts.
*
— « Les trois mois, passe encore, dit le pauvre homme, il faut bien les faire, et pourtant on ne mange pas tous les jours à la maison ! Mais 350 francs ! où veulent-ils que je les prenne ? Je ne suis pas un voleur, moi, pour avoir tant d’argent ! nous devons déjà 80 francs au propriétaire ; comme allons-nous faire au mois d’avril ? »
Il dit cela simplement, sans peur, en homme habitué à ce problème.
Qui sait ? Au fond, il s’imagine peut-être que la justice humaine a raison de faire ce qu’elle fait, et que c’est lui qui est coupable !
*
Tes trois cent cinquante francs, nous te les ferons, misérable, dussions-nous y mettre notre dernier écu.
Mais qui réparera le crime social dont tu es la victime, et que tu n’aperçois même pas, pauvre innocent ?
De quel droit cette société, — non, ce rassemblement d’hommes, — qui ne t’a donné ni instruction, ni liberté, ni travail indépendant, ni garanties d’aucune sorte, qui t’exploite, au contraire, et te prend le plus clair du produit de ton labeur pour gaver une poignée de privilégiés, — de quel droit vient-elle s’immiscer dans tes actes ?
Ont-ils réfléchi, ces juges gras et frais rasés, qui sont venus, après déjeuner, s’étendre dans leur fauteuil et te condamner à la prison, ont-ils réfléchi à ce que représentent de misères, pour les tiens et pour toi, trois mois de chômage ?
Se sont-ils demandé seulement si ton délit était bien un délit, et s’ils le puniraient de même selon qu’il s’appelle « duel » ou qu’il s’appelle « batterie. »
*
Bah ! aveugles instruments d’une loi faite contre toi, ils ont murmuré une sentence banale, t’ont jeté au milieu des voleurs, et n’y ont plus songé, l’instant d’après.
Et toi, pauvre être, tu courbes la tête sans comprendre, et tu subis la destinée.
Et tu ne sais pas que tu t’appelles légion ; tu ne vois pas que tu es le droit, que tu es la force, et que tu subis la loi de quelques milliers d’effrontés.
Quand donc ouvriras-tu les yeux, Désiré ? — quand te lèveras-tu pour en finir, d’un coup, avec l’Injustice et l’Inégalité ?
PASCHAL GROUSSET
Pélagie. — 6 mois
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