Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

93. Mercredi 23 mars 1870

Sur toute la une, le titre « Affaire Pierre Bonaparte » s’étale, mais…

AVIS

Comme nous devions nous y attendre, les facilités qu’ont rencontrées à Tours certains journaux ont été refusées à la Marseillaise. Nos sténographes n’ont pas pu entrer hier à l’audience de la haute cour, de là le retard apporté exceptionnellement à la mise en vente du numéro de ce jour. Toutes les mesures sont prises pour paraître demain à la première heure.

Le gérant: J. Barberet

le plan de la salle de la haute cour occupe le centre de la page et du compte rendu de l’audience du 21 mars, le microfilm montre que le journal était déchiré, on a du mal à lire la première page et il y a un trou dans le verso ;

je vous garde plutôt l’article de Puissant avec sa description de l’assassin, et celui sur l’incident Paschal Grousset ;

une lettre de Millière raconte les conditions dans lesquelles il a été emmené de Mazas à Tours ;

un entrefilet semble confirmer que Rochefort sera à Tours demain ;

il y a des « Nouvelles politiques » ;

et même un « Courrier politique » (signé Germain Casse) ;

dans le « Bulletin du mouvement social », le rapporteur de la société l’Union des ouvriers charpentiers répond à un article de La Réforme du bâtiment, qui s’inquiétait de savoir combien d’ouvriers charpentiers se laisseraient entraîner par l’appel de la société, les passementiers de Paris soutiennent par une souscription les passementiers de Lyon en grève, les ouvriers serruriers de Saint-Étienne demandent la réduction de leur journée de travail de onze à dix heures ;

sous le titre « le Complot », toujours pas d’information sur un possible complot mais plutôt sur les vingt-six cas de petite vérole (variole) à Mazas ;

je passe les « Échos » ;

un « déserteur » réfugié à Bruxelles a été agressé ;

il y a des « Communications ouvrières », de la chambre syndicale de travail des ouvriers peintres en bâtiment, aux ouvriers galochiers, faiseurs de semelles et monteurs, des ouvriers gantiers ;

quelques réunions publiques ;

des listes de souscription ;

les théâtres et la Bourse.

L’AUDIENCE

Dans la salle, un gâchis effrayant : les témoins ne savent où se loger ; les jurés sont empilés debout dans l’allée qui mène à la barre. L’huissier éperdu invoque vainement l’aide du commissaire central ahuri, et, son rideau de crêpe lui ramonant le dos, secoue frénétiquement en l’air ses doigts écartés et gantés de coton noir.

Derrière la cour, ce qu’on qualifie autorités : préfet, secrétaire général, colonel de gendarmerie, deux députés de l’Indre, le procureur impérial et son substitut, le maire et ses adjoints, etc. etc.

Devant nous, à côté de Floquet et de Laurier, Arthur de Fonvielle, Louis Noir, sa mère, et le neveu de Victor, un enfant de sept ans, en grand deuil, qui prend peur en entrant et pleure.

Là-bas, parmi l’auditoire, Arnould, Claretie, Habeneck, Sauton, tous ceux de la Marseillaise qui ont pu venir donner publiquement un dernier et cordial souvenir à la mémoire de l’assassiné.

À gauche, est le jury, trié par le sort et récusé d’un commun accord par l’accusation et la défense.

Bonaparte entre.

Il est vêtu d’un habit boutonné, l’œillet d’officier au parement, gilet de soie noire, pantalon noir-bleu, cravaté de blanc, le col de la chemise rabattu, ganté de saumon. Haut de taille, large d’épaules, la panse bombée, il fait songer à quelqu’ancien dépeceur d’abattoir endimanché.

Le front est bas, dur et fuyant, l’arcade sourcilière bossue, le sourcil en forme de lame [de] faulx ; l’œil cendré, froid et vitreux ; les paupières rougies, larmier gonflé en sac.

Le crâne est épluché par places ; les cheveux forment un angle brisé contre son oreille de loup, reculée presque derrière la tête et bordée d’énormes cartilages. Le regard insolent, féroce, fusille ses adversaires ; la nuque s’unit en droite ligne au cou, avec des renflements de chair, comme chez les belluaires et les bourreaux antiques.

Du masque, livide et verdâtre, la peau tendue dessine, dans la joue, un creux de la largeur d’une pièce de cent sous, et, au-dessus des lèvres, un autre sillon inquiétant. La barbe, sel et poivre, et l’épaisse moustache coupent transversalement le bas de la tête, des narines à la naissance du cou. La voix embarrassée par un accent sauvage, hésite, rauque et fêlée. Sur le visage est figée une bestialité opaque, il joue l’impassible ; mais, sous les tressaillements furtifs des muscles, on voit sourdre le fauve qui se ronge le foie de ne point faire éclater librement ses colères.

Dans la main gauche, il casse une sorte de carnet à tranches bleues, relié en maroquin rouge et fermé par un caoutchouc. On lui a donné cela pour passer ses rages sur quelque chose, de peur qu’il ne broie, sous ses doigts, le bois de la tribune.

Arrive l’appel des témoins. On prononce le nom de Rochefort. Personne ne répond. Laurier se lève et pose des conclusions tendant à ce que, Rochefort ne comparaissant pas par des motifs que, — pour ne point irriter le débat, — l’avocat ne recherchera pas, M. le président use de son pouvoir discrétionnaire pour le mander immédiatement.

La requête de la partie civile est accueillie. Rochefort sera ici demain.

On verra dans le compte rendu de l’audience quelles précautions dans l’interrogatoire du prévenu, que de sympathies contenues et quel velours dans l’accent, les allusions discrètes, les concessions, les excuses voilées. Oui, mais Ulric de Fonvielle apparaît.

Il ne prend pas de gants, celui-là ; il parle haut, et dans sa voix franche, nette et loyale, dans cette attitude ferme, dans ce geste assuré, on sent la vérité.

Regardez seulement quand son regard croise celui de Bonaparte ! Que d’épées plein les yeux de notre ami et quelles flammes d’honnêteté ! Regardez aussi ce ricanement muet et haineux de l’autre, et décidez maintenant lequel des deux ment !

« En allant chez un Bonaparte, je ne pensais pourtant pas aller chez un assassin, » dit-il d’une voix vibrante.

L’accusé bondit : « Assassins vous-mêmes, bande de la rue Saint-Nicaise et d’Orsini ! » hurle Bonaparte.

Puis c’est Grousset qui vient à la barre, fier, hautain, dédaigneux, résolu à épancher les trésors de légitime colère qu’il entasse depuis deux mois de secret.

On l’arrête aux premiers mots. Il reprend sa déposition : il détaille lentement, clairement, le drame d’Auteuil. « Quand j’ai vu, dit-il, la foule fuir le cadavre de Victor, je n’ai jamais mieux compris qu’en ce moment à quel degré d’avilissement dix-huit années d’empire avaient réduit la France. »

Étouffez-moi, baillonnez-moi ce révolté ! Le procureur impérial Grandperret requiert qu’il soit réintégré dans sa prison. Le président se hâte d’acquiescer à la demande. En route, gendarmes ! « J’avais pourtant quelques renseignements importants à ajouter, » dit-il simplement. On ne lui répond pas ; et il retourne à sa prison.

N’importe, ami, ta déposition brûlera mieux qu’un fer rouge l’épaule de Pierre Bonaparte et de sa race. Sois-en sûr, tes paroles de feu retentiront das l’histoire, et nul ne les oubliera, ni demain, ni dans l’avenir.

Vers la porte par laquelle passent les témoins, Grousset rencontre Ulric de Fonvielle, et ils s’embrassent !

Ah ! comme à mon tour je les aurais embrassés tous deux ! Quand j’y songe, j’ai encore les yeux pleins de larmes.

Les policiers ricanent, les gens de cœur applaudissent. L’audience est levée.

G. PUISSANT

L’INCIDENT PASCHAL GROUSSET

Le président ordonne d’introduire le témoin Grousset.

Un vif sentiment de curiosité s’empare de l’auditoire ; on se penche, on regarde ; un long murmure sourd circule du parterre aux tribunes ; on attend.

Notre ami Grousset paraît.

Il entre conduit par deux gendarmes qui remplissent leur devoir et escortent le prisonnier avec conscience et conviction, comme s’il s’agissait d’un Troppmann quelconque.

À la vue de ce jeune homme correct, élégant, poli, bien élevé et pâli par deux mois d’une rude captivité, une vive sympathie saisit le public, même l’auditoire choisi des tribunes.

Pâle, fébrile, ayant au cœur le feu sacré de l’indignation, Grousset qui est au secret depuis longtemps, s’avance frémissant ; on prévoit un éclat longtemps comprimé.

Le président pose ses questions banales ; entre autres celle-ci :

— Êtes-vous parent de l’accusé ?

Grousset, qui est corse et qui sait son pays, répond :

— Je ne me crois pas parent de Bonaparte, mais Madame Lætitia a eu tant d’amants, qu’après tout, le fait serait possible.

Le président rougit ; les conseillers pâlissent ; Zangiacomi verdit, le prince reste hébété ; il n’a pas compris.

Après un moment de stupeur, le procureur-général Grandperret qui a failli s’évanouir, reprend respiration pour siffler un réquisitoire contre Grousset qui a prononcé des paroles que… des paroles qui… enfin des paroles désagréables à entendre.

Le président roucoule des admonestations, et, d’un air paterne, cachant sa griffe qu’il fera voir tout à l’heure, il engage le témoin à montrer une modération exquise.

Jeune homme, on vous a jeté en prison, on vous a condamné pour avoir affirmé la liberté de la presse, on vous accuse d’un complot imaginaire ; on vous met au secret, on vous exaspère par des persécutions arbitraires, enfin on vous met en face de l’assassin de votre meilleur ami, et l’on vous recommande, jeune homme, de vous montrer bien sage, bien gentil, bien mignon.

Grousset sourit amèrement.

Il reprend son témoignage ; il raconte avec une émotion qui agit sur l’auditoire, les insultes que Pierre Bonaparte a écrites contre la Revanche, dont lui, Grousset, est le représentant à Paris ; il explique la nécessité où il était de répondre aux provocations dont il était l’objet ; il prouve qu’il devait envoyer des témoins et élucider ce point important ; que Rochefort s’opposait à cette démarche et que Victor Noir et Fonvielle ne cédèrent qu’à ses instances réitérées.

Il reproche au procureur général la haute inconvenance de son réquisitoire dans lequel M. Grandperret se permet de l’incriminer, de lui reprocher d’avoir demandé une réparation par les armes, et le procureur général s’agite, s’irrite et guette l’occasion de faire retirer la parole au témoin.

Grousset raconte son arrestation par des mouchards.

Mouchards ! Le mot fait bondir : président, conseillers, procureurs ; tous se sentent blessés… dans leurs convictions.

Grousset reprend :

— Si le mot mouchard vous choque (et il était choqué, le président!) je les appellerai des agents sans uniforme.

On rit.

L’auditoire est gagné.

Grousset continue.

Il raconte la course qu’il a faite avec ses témoins pour se rendre à Auteuil, il explique qu’il tenait à être à la disposition immédiate de Bonaparte.

Grousset en vient au récit du drame, de son dénouement qu’il a vu, il insiste sur ce fait d’une portée considérable que Victor Noir avait, en descendant l’escalier de la maison du crime, son chapeau dans sa main crispée.

Et voilà démentie cette assertion de l’accusé qu’il avait reçu un soufflet ; on ne conserve pas un chapeau à la main quand une lutte s’engage ; on le jette avant de frapper.

Ici Grousset a décrit l’agonie de Victor Noir, et de sa mort en pleurant, puis, avec un beau mouvement de colère, il s’écria :

— En le voyant étendu, mourant, nous avons appelé les passants à notre aide en leur disant : voilà un républicain tué par Pierre Bonaparte. Et les passants s’écartaient avec crainte !

Alors, ajoute Grousset en se tournant vers la haute cour, je n’ai jamais mieux et plus cruellement senti dans quel état d’abjection la France était tombée après dix-huit ans d’empire…

À ce mot, un frisson parcourt l’auditoire ; des bravos sont étouffés par les voix retentissantes des huissiers ; le procureur général se dresse d’un bond, il fulmine des imprécations et somme le président de renvoyer le témoin à sa prison.

On s’émeut, des protestations sourdes s’élèvent ; on les comprime.

Le président juge le moment propice, il déclare qu’il retire la parole au témoin et il ordonne aux gendarmes de l’emmener.

Et les gendarmes refont leur devoir, rempoignent le coupable et l’entraînent au milieu de bravos.

Et la vérité est étouffée.

Et l’on voit les figures s’assombrir.

Cet acte de rigueur, cette décision arbitraire, causent la plus pénible sensation.

Le président déclare que l’on va lire la déposition écrite de Grousset, et confie cette lecture au conseiller Zangiacomi qui étrangle toutes les phrases au passage et s’arrange de telle façon que le jury n’entend rien de cette énergique déclaration qui établit les charges les plus accablantes contre l’accusé.

Enfin la lecture de la déposition est terminée et le président lève l’audience.

Mauvaise journée pour vous, messieurs de la cour !

E. MOROT

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C’est l’accusé vu par Gill (qui sera dans le journal de demain) que l’image de couverture représente.

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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).