Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
92. Mardi 22 mars 1870
Ordonques, la rédaction de la Marseillaise est à Tours ;
SERVICE TÉLÉGRAPHIQUE
de
LA MARSEILLAISE
Bonaparte est arrivé hier. Depuis la gare d’Orléans jusqu’à son installation dans les appartements qui lui ont été préparés, il a été l’objet de scandaleux égards.
Millière et Grousset ont fait le voyage en voiture cellulaire. [la voiture cellulaire est une erreur, voir le journal daté 23 mars]
Rochefort n’est pas arrivé encore. On craint que la police n’essaie d’escamoter son témoignage en ne le laissant pas venir. S’il en est ainsi, il y aura de la part d’un grand nombre de témoins une protestation énergique devant la haute cour et refus de déposer. Une foule nombreuse n’a pas cessé de stationner devant la prison et la gare. Demain, constitution de la haute cour, appel des témoins, lecture de l’acte d’accusation et interrogatoire de Bonaparte.
On croit que des difficultés seront faites par la cour pour empêcher Louis Noir de se porter partie civile.
Pour copie conforme:
Le gérant: J. BARBERET
Cette dépêche, partie de Tours à 8h45, ne nous est parvenue qu’à minuit moins un quart.
On lit ensuite l’acte d’accusation (qu’a prononcé le procureur général) ;
puis Morot informe qu’on se sait pas quand (ni si) Rochefort va venir, il nous informe aussi des conditions luxueuses de la résidence de l’accusé Pierre Bonaparte à Tours, contrairement aux témoins qui sont logés dans les cellules du pénitencier ;
Gustave Puissant continue d’envoyer des « lettres » de Tours (voir ci-dessous) ;
voici un décompte plus précis que celui tenté avec le numéro daté du 16 mars des membres du jury de la Haute cour, 32 maires et anciens maires, 24 propriétaires et rentiers, 10 officiers ministériels et magistrats, 4 négociants et anciens négociants, 5 fonctionnaires et anciens fonctionnaires (incluant le chambellan de l’impératrice), 6 avocats, 3 médecins et 1 journaliste, avec la remarque que le département de la Seine n’a pas de conseil général et que donc il n’est pas représenté dans cette haute cour ;
pour les « Nouvelles politiques », on s’apprête à se partager entre les nouvelles de Tours et le Corps législatif ;
le citoyen Trinquet a été condamné à six mois de prison et n’obtient pas d’être transféré à Sainte-Pélagie ;
c’est sans doute le transport de la rédaction à Tours qui fait que Germain Casse signe le « Courrier politique », dans lequel il affirme que la République supprimera les taxes et centralisera l’exploitation agricole (mais ne dit rien sur les tarifs des barbiers) ;
une très longue liste de commerçants proteste contre l’augmentation des impôts ;
le journal reproduit une argumentation de (l’avocat) Gambetta parue dans Le Réveil (de Delescluze) sur les suites de l’affaire Mégy (Delescluze ayant argumenté que l’arrestation de Mégy ayant eu lieu la nuit, il était bien en légitime défense, il a été condamné parce qu’il n’a pas encore été prouvé que cette arrestation avait bien eu lieu avant six heures du matin) ;
encore une lettre de New-York de Cluseret, les jours se suivent mais ne se ressemblent pas, la preuve, le Mississipi a élu un nègre au Sénat ;
le « Bulletin du mouvement social » annonce une nouvelle société de crédit mutuel dans le faubourg du Temple, une nouvelle société alimentaire à Batignolles-Clichy, une société de consommation à Saint-Denis, et il prend les lecteurs à témoin, de quel côté se trouvent la raison, la justice et la dignité dans le grande lutte que se livrent actuellement le travail et le capital, à propos d’un conflit entre les ouvriers apprêteurs de Lyon et certains de leurs employeurs ;
je passe les « Échos » ;
je passe aussi « Les Journaux » ;
les « communications ouvrières » concernent la société coopérative des cuisiniers et les ouvriers tailleurs ;
il y a quelques annonces de réunions publiques ;
et des « Faits divers » ;
« La révolution dans l’Art », un article de Vermersch quelques semaines avant l’ouverture du Salon, contre les écoles, les jurys et les distinctions honorifiques ;
il y a des listes de souscription ;
dans « La Rampe », Jules Civry proteste parce que les théâtres n’envoient pas de places à la Marseillaise,
n’oubliez pas la Marseillaise, ses rédacteurs ont si grand besoin de distractions.
Envoyez-nous une loge grillée, et nous vous promettons de ne mordre personne. Nous nous engageons même à ne pas sortir pendant les entr’actes.
Au besoin, vous pourrez nous faire garder par deux sergents de ville, M. le préfet de police ne s’y opposera pas, soyez-en certain.
Je garde la lettre de Tours envoyée par Gustave Puissant.
LETTRES DE TOURS
Samedi soir.
Pierre Bonaparte est arrivé tantôt par le train de 2 heures 50 minutes, escorté de M. Bérillon, commissaire de police du Palais de Justice de Paris. Une escouade de dragons l’attendait. Le directeur du pénitencier a pris livraison à la gare, et, le reçu signé, a installé l’auguste malfaiteur dans son propre logement.
Ce matin, les rues de la ville étaient bigarrées d’uniforme civils et militaires. De tous les coins du département, le ban et l’arrière ban des fonctionnaires s’est abattu sur le Palais de Justice et en a grimpé l’escalier pour présenter ses hommages à M. le président Glandaz. Celui-ci, à son tour, a dû, cet après-midi, porter sa carte aux autorités, à Pierre Bonaparte probablement, et, sans nul doute, à Rochefort.
Les travaux de la salle des assises touchent à leur fin ; et, abstraction faite d’une abominable odeur de térébenthine, on est arrivé à un résultat presque insuffisant. Le vestibule des Pas-Perdus et les couloirs sont lavés et épongés. Le petit salon d’attente construit spécialement pour Bonaparte a reçu le dernier coup d’époussetoir ; la cheminée est posée. Espérons que le rhume épargnera cette tête si chère.
La galerie nouvellement élevée est tapissée de damas vert et garnie de banquettes de même étoffe.
Les escaliers, adaptés des deux côtés, ont déjà leur couverture de serge.
La disposition des bancs réservés aux journalistes a été modifiée : au lieu d’être placés de chaque côté de la salle, les bancs sont maintenant réunis, à droite, en équerre, trois parallèles au mur, trois faisant face au tribunal. Nos collègues de Paris figurent au grand complet. En fait de journaux de province, on n’en cite que trois, les deux feuilles imprimées à Tours, le Journal du Mans et le Progrès de Rouen. La presse étrangère est représentée seulement par le Standard. On compte encore deux dessinateurs, notre ami Gill, pour la Marseillaise, et M. Gandreau, pour l’Illustration.
Gill met la dernière main à cinq beaux dessins qu’il vous destine.
Les voyageurs se décident à venir un à un ; mais les petits hôtels se ressentent peu de l’affluence promise. On espère toutefois que, demain, l’arrivage s’effectuera en grand.
Les libraires, remis de la panique que leur avait causée l’invasion de la haute-cour, risquent dans leurs vitrines les photographies de Victor Noir et d’Ulric de Fonvielle.
Décidément, Rochefort n’est point encore venu. Gill guette avec moi sur le mail, et je vous promets que la faction est dure : une bise qui vous coupe le front et deux degrés au-dessous de zéro.
Ils ne doivent point avoir chaud, là-bas, à Mazas, nos pauvres amis !
G. PUISSANT
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L’image de couverture représente les journalistes courant pour télégraphier les nouvelles du procès (précisément le verdict, pour cette image précise), elle a été publiée par l’hebdomadaire Le Monde illustré le 2 avril 1870 et on la trouve sur Gallica, là.
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).