Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

99. Mardi 29 mars 1870

Voilà, j’ai reproduit la manchette, donc vous savez, tous les innocents sont morts ou en prison, l’assassin est acquitté ;

Ulric de Fonvielle accepte finalement d’être candidat à l’élection partielle dans le Rhône (voir les journaux datés des 12, 18 et 21 mars), pour l’instant il est en prison ;

l’audience à Tours prend encore un peu de place, Bonaparte est acquitté, il offre 20,000 francs pour les pauvres de Tours, il a quand même privé la famille Noir (Salmon) de son soutien, le jury délibère à nouveau, le condamne à payer 25,000 francs de dommages et intérêt aux époux Salmon, condamne ceux-ci aux frais de l’instance criminelle et Bonaparte aux frais de l’instance civile ;

heureusement, à Cachan, Raspail va mieux ;

dans les « Nouvelles du complot », le père d’un très jeune homme arrêté en février explique les conséquences de cette arrestation pour le jeune homme et sa famille et demande à participer à la souscription en faveur des familles ;

un nouveau poème de Mathieu sur une musique de Darcier est annoncé pour dimanche prochain ;

dans les « Nouvelles politiques » de Francis Enne, il est question de remaniements ministériels et de nouvelles arrestations, celles de Genton et de Ferré notamment ;

je vous garde l’article de Flourens et la lettre de O’Donovan Rossa, avec un article de G.[sic] Williams ;

je vous garde aussi les nouvelles, données par Verdure, du Creuzot ;

les « Échos » sont pour l’essentiel consacrés à l’acquittement bonapartien ;

un article du Times commente le procès de Tours ;

la « Tribune militaire » reprend, pour publier une lettre sur l’exiguïté de la ration du soldat ;

Alphonse Humbert reprend sa revue de presse ;

Flourens est décidément en verve et en Angleterre, mais sous surveillance, et écrit pour le dire (voir ci-dessous) ;

Collot rend compte d’une conférence de Maria Deraismes sur l’École des femmes, et, beaucoup plus longuement, de celle du citoyen-laboureur Victor Lefebvre ;

je ne détaille pas les « Communications ouvrières », concernant les ouvriers en cadres, apprêteurs, tourneurs et vernisseurs et les ouvriers monteurs en plâtre ;

ni les « Faits divers » ;

une publicité pour les grands magasins du Printemps ;

une recension du livre du Docteur Dupré La Science et la Méthode en face du problème social (voir le journal daté du 4 avril) ; les souscriptions ; les théâtres.

L’article sur l’Irlande est fort long : il comporte une introduction de Flourens, qui est à Londres et rend souvent visite aux Marx, la lettre d’O’Donovan Rossa, qu’il a aidé Jenny Marx à traduire, et l’article de cette dernière, sous la signature Williams, qui comporte lui-même plusieurs lettres qu’elle a traduites elle-même. À ma connaissance, cet article n’a jamais été reproduit. Après l’Irlande, je suis la grève du Creuzot. Et ensuite, je ne résiste pas à la (encore une) lettre de Flourens. Beaucoup de lecture, donc.

O’DONOVAN ROSSA

DÉPUTÉ IRLANDAIS à la prison de Mill Bank

Tandis que le ministère Ollivier tient prisonnier à Pélagie le député de la première circonscription de Paris, Henri Rochefort, — en Angleterre, le cabinet Gladstone, un cabinet d’honnêtes gens, lui aussi, fait torturer par ses sbires le député irlandais O’Donovan Rossa.

La Marseillaise a déjà publié une lettre émouvante de cette infortunée victime des libéraux anglais. L’Irishman (l’Irlandais) vient d’en publier une seconde.

Celle-ci a été reproduite par tous les journaux anglais, en particulier par le Standard, qui nous avait accusés d’avoir inventé la première lettre du citoyen Rossa !

Je vous envoie la traduction littérale de la lettre que donne l’Irishman.

Tout commentaire est superflu.

À quelques pas de la splendide demeure d’où la chambre des lords gouverne l’Angleterre, se passent des atrocités telles que n’en virent même point les prisons napolitaines des Bourbons, ces prisons qui faisaient tant horreur au sensible M. Gladstone.

La citoyenne Rossa meurt de faim, et son mari ne peut même pas lui faire parvenir deux lignes. Enfin, un bout de crayon lui tombe sous la main, et il écrit jusqu’à ce que le crayon soit complètement usé.

Je ne connais pas Rossa, mais je l’aime pour la simplicité, le calme, la fermeté avec laquelle [lesquelles?] il raconte ses épouvantables tourments.

GUSTAVE FLOURENS

Janvier 1870

Un prisonnier anglais qui se trouvait près du lieu où je travaillais, me dit que si je passais à un certain endroit, j’y trouverais un crayon, et qu’alors je pourrais écrire une lettre qu’il se chargeait de faire parvenir à destination. J’eus donc le crayon et je résolus d’essayer de nouveau d’écrire, quoique mes précédentes lettres à ma femme eussent été jusqu’alors supprimées.

Après dix jours d’emprisonnement, je fus puni pour avoir, à ce qu’ils prétendaient, écrit des lettres, ce que je n’avais point fait. La première fois que l’on trouvera quelque ligne d’écriture dans la cellule on me tombera dessus.

Enfin j’en prends mon parti, et je vais tâcher de profiter de l’occasion. Mais, hélas ! le crayon n’ira pas loin. Je commencerai donc par la fin et continuerai à reculons. Ma dernière punition a été de dix jours de cachot pour un faux délit en décembre. Celle d’avant a été en juillet : 1° vingt-huit jours au pain et à l’eau; 2° travaux forcés; 3° à la diète jusqu’au premier octobre.

On me construi[si]t un cabinet d’aisance spécial; il avait une pierre pour siège et pas de couvercle, l’odeur en était insupportable. Jour et nuit j’étais renfermé dans cette cellule. Je tâchai de renverser ce siège infect, mais je ne pus y parvenir. Alors je me mis à chanter, ce qui me permit d’être transféré de temps en temps dans le cachot.

Avant cette punition, j’avais eu, pendant trente-cinq jours mes mains attachées derrière le dos et de petites rations et, avant, j’avais été quinze jours au pain et à l’eau. Ceci commença le 1er juin parce que je refusais de travailler avec les prisonniers anglais. Ces prisonniers étaient traités avec beaucoup de rigueur, afin de pouvoir dire que je n’étais pas le seul ainsi traité. Un d’eux était spécialement connu comme mis là pour m’espionner.

La première journée que je travaillai à Chatham, il me passa un morceau de journal, et ensuite alla le dire au gardien. Je fus donc fouillé et on trouva sur moi le journal; j’eus pour cela deux jours d’eau et de pain. Dans le rapport fait contre moi fut spécifiée l’accusation de paresse. Je suis gaucher. Je cassais les pierres avec le marteau dans la main gauche; le gardien me dit de le tenir de la main droite. Je le fis, il ne fut pas encore content, il ne faisait que m’éperonner. Il me dit que mon coup était trop léger. Je lui répondis que le salaire aussi était trop léger, et alors je fus puni pour insolence.

Vous raconter comment ces rapports sont faits, et toutes ces tracasseries qui ne servent qu’à tourmenter le prisonnier à mort, c’est plus que je ne pourrais faire. — Les histoires que les Anglais racontent du mandarinisme japonais ne donneraient pas la plus faible idée du mandarinisme qui règne dans leurs prisons anglaises. Pensez qu’ils employaient la force pour rapprocher mes mains et mes jambes dans une certaine position, afin de me contraindre à les saluer pendant qu’ils me faisaient mourir de faim, j’en ai l’expérience. M. Alison, derrière mon dos, me serrait le cou afin de me tenir droit, et un gardien de chaque côté me tenait les bras baissés dans une position d’ « attention » devant le gouverneur. Pour me délivrer de toutes ces infamies, il fallut que je leur jette de l’eau sale; j’eus pour cela 120 jours au pain et à l’eau, et à peu près douze mois de diète entière (diète des forçats). Ici à Mill Bank, on me dit que je ne devais pas avoir de lit la nuit; ils vinrent pour me déshabiller. J’étais dans le cachot cette fois, et je refusai de me déshabiller, s’ils ne me donnaient pas de lit; mais ils me jetèrent à terre; l’un mit son genou sur mon cou, comme s’il vidait un porc, tandis qu’un autre était placé sur ma poitrine.

Ils m’arrachèrent mes habits par lambeaux ; et, le lendemain, le docteur me donna quelque chose pour me panser. — Ceci se passait au mois d’août 1868. Tandis que j’étais enchaîné (à Mill Bank), un gardien me saisit à la gorge, et leva son coutelas pour me frapper. Je lui criai : « lâche » et il hésita. Je fus remis dans le cachot où il fallait que je me mette à quatre pattes afin de pouvoir aller manger ma nourriture. J’avais faim. Cela doit me faire excuser. Cette fois-ci mes mains avaient été attachées par devant. La bible me fut apportée au cachot mais placée en dehors des portes grillées. Ô hypocrisie de ce gouvernement anglais !

Plus de crayon.

O’DONOVAN ROSSA

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Londres, le 22 mars

Il y a à Londres un journal hebdomadaire très répandu parmi le peuple qui s’appelle « Reynolds Newspaper ! » Il s’exprime de la manière suivante sur la question irlandaise :

Maintenant les autres nations nous regardent comme le peuple le plus hypocrite qui existe sur la terre. Nous avons sonné nos propres trompettes si hautement et si joyeusement, et nous avons tellement exagéré l’excellence de nos institutions, que quand nos mensonges, l’un après l’autre se décèlent, il n’est pas du tout surprenant que les autres peuples se moquent de nous et qu’ils se demandent si c’est possible. Ce n’est pas le peuple de l’Angleterre qui a causé un tel état de choses, car le peuple, lui aussi, a été joué et trompé — la faute en est imputable aux classes régnantes et à une presse vénale et parasite…

Le Coercion Bill pour l’Irlande, proposé jeudi soir, est une mesure détestable, abominable, exécrable. Ce bill éteint jusqu’à la dernière étincelle de liberté nationale en Irlande, et met un bâillon à la presse de ce pays malheureux afin d’empêcher ses journaux de protester contre une politique qui est une infamie et le scandale de notre temps. Le gouvernement en veut à tous les journaux qui n’ont pas accueilli avec transport son misérable Land bill et il s’est vengé. Le Habeas corpus act sera, en effet, suspendu, car les personnes qui désormais ne seront pas à même d’expliquer leur conduite à la satisfaction des autorités pourront être emprisonnées pendant six mois ou même durant la vie.

L’Irlande est livrée à la merci d’une bande d’espions bien dressés que l’on appelle par euphémisme des « détectives. »

Nicolas de Russie n’a jamais publié ukase plus cruel contre les infortunés Polonais que ce bill de M. Gladstone contre les Irlandais. C’est une mesure qui aurait gagné à M. Gladstone les bonnes grâces de l’illustre roi de Dahomey. Et cependant, avec une effronterie incommensurable, Gladstone ose se vanter devant le Parlement et la nation de la politique généreuse que son gouvernement a l’intention d’adopter à l’égard de l’Irlande. À la fin de son oraison de jeudi. Gladstone s’est laissé aller à des expressions de regrets prononcées avec une sainte et larmoyante solennité digne du révérend M. Stiggins. Mais il a beau pleurnicher — le peuple irlandais ne s’y trompera pas.

Nous le répétons, le Bill est une mesure honteuse, une mesure digne de Castlereagh, une mesure qui appellera l’exécration de toute nation libre sur la tête de ceux qui l’ont inventée, et de ceux qui la sanctionnent et l’approuvent. C’est une mesure enfin qui couvrira d’opprobre bien mérité le ministère Gladstone et qui, nous l’espérons sincèrement, en amènera la prochaine chute. Et le ministre démagogue M. Bright, comment peut-il se taire pendant quarante-huit heures ?

Nous déclarons sans hésitation que M. Gladstone s’est prouvé l’ennemi le plus acharné et le maître le plus implacable qui ait écrasé l’Irlande depuis les jours de l’infâme Castlereagh.

Comme si la coupe de la honte ministérielle n’était pas déjà remplie à déborder, jeudi soir, la même nuit où a été introduit le coercion bill, on annonça à la chambre des communes que Burke et d’autres prisonniers fenians ont été torturés jusqu’à l’aliénation mentale, dans les bagnes anglais, et en face même de ce résultat horrible, Gladstone et son chacal Bruce protestèrent hautement que les prisonniers politiques étaient traités avec tous les égards possibles. Lorsque M. Moore proclamait à la maison [Chambre] ce fait funeste, il était à tout moment interrompu par les éclats d’un rire bestial. Si une scène aussi dégoûtante et révoltante avait eu lieu au Congrès américain, quel cri d’indignation de notre côté !

Jusqu’ici le journal de Reynolds, le Times, le Daily-News, le Pall-Mall, le Telegraph, etc., etc., ont salué le coercion bill avec des hurlements de joie sauvage, surtout la mesure pour la destruction de la presse irlandaise. Et ceci a lieu en Angleterre, ce sanctuaire reconnu de la presse ! Mais après tout ne faut-il pas trop en vouloir à ces écrivains nouveaux. Vous conviendrez que c’était par trop dur de voir chaque samedi l’Irishman détruire le tissu de mensonges et de calomnies que ces Pénélopes à eux tous travaillaient à la sueur de leurs fronts pendant les six jours de la semaine ; et que c’est assez naturel, qu’ils accueillent par des acclamations frénétiques la police qui vient de lier la main à leur ennemi formidable. Au moins ces braves ont-ils la juste conscience de leur valeur collective.

Une correspondance caractéristique a eu lieu entre Bruce et M. Carthy Doroning [McCarthy Downing] à l’égard du colonel Richard Burke. Avant de vous la donner, je remarquerai en passant que ce M. Doroning [Downing] est un membre irlandais de la maison [Chambre] des communes.

Avocat ambitieux, il s’est enrôlé dans la phalange ministérielle, dans le but sublime de faire carrière. Donc ce n’est pas un témoin suspect qui parlera.

22 février 1870

Monsieur,

Si je suis informé au juste, Richard Burke, un des prisonniers fenians autrefois enfermé à Chatham Prison, a été transféré à Woking dans un état de démence. Au mois de mars 1869, je pris la liberté de vous rendre attentif à son état apparent de mauvaise santé, et le mois de juillet suivant, M. Blake, ci-devant membre pour Waterford et moi, nous vous écrivîmes notre opinion que si le système de son traitement n’était pas changé, les pires conséquences seraient à craindre. À cette lettre, je ne reçus pas de réponse ; mon objet, en vous écrivant, c’est la cause de l’humanité, l’espérance d’obtenir son élargissement afin que sa famille ait la consolation de subvenir à ses besoins, de mitiger ses souffrances. J’ai dans mes main une lettre écrite par le prisonnier le 3 décembre à son frère, où il dit qu’il a été systématiquement empoisonné, ce qui, à ce que je suppose, fut une phase de sa maladie. J’espère sincèrement que les sentiments bienveillants qu’on vous connaît vous engageront à accueillir cette prière.

Agréez, etc.

A. CARTHY DORONING [DOWNING]

Ministère de l’intérieur, 25 février 1870

Monsieur,

Richard Burke fut transféré de Chatham, en conséquence de son illusion qu’il était empoisonné ou cruellement traité par les officiers médicaux de la prison. En même temps, sans être positivement malade, sa santé s’empira. Conséquemment je donnai des ordres pour sa translation à Woking et je le fis examiner par le docteur Meyer de Broadmoor Asylone [Asylum], qui fut de l’opinion que son illusion disparaîtrait avec l’amélioration de sa santé. Sa santé s’est rapidement améliorée et un observateur ordinaire ne s’apercevrait pas de sa faiblesse mentale. Je voudrais bien être à même de vous faire espérer sa prochaine mise en liberté, mais je ne le puis pas. Son délit et les conséquences jointes à la tentative de sa délivrance étaient trop sérieux pour que je puisse suggérer telle attente. En attendant, tout ce que peuvent la science et les bons traitements se fera afin de lui rendre la santé mentale et physique.

H. A. BRUCE

28 février 1870

Monsieur,

Depuis la réception de votre lettre du 25, réponse à ma prière que Burke soit rendu aux soins de son frère, j’ai espéré trouver une occasion pour vous parler à ce sujet dans la Maison des communes, mais vous étiez si occupé jeudi et vendredi qu’une entrevue était hors de question. J’ai eu des lettres de la part des amis de Burke. Ils attendent avec inquiétude au succès de ma demande. Je ne leur ai pas encore communiqué qu’elle ne l’a pas été. Avant de les désillusionner, je me sens « justifié » à vous écrire encore une fois à ce sujet. Il me paraît, comme homme qui a toujours et à quelque risque dénoncé le fenianisme, que je peux me permettre de donner un conseil impartial et amical au gouvernement.

Je n’ai aucune hésitation à dire que la libération d’un prisonnier politique, qui est tombé en démence ne sera pas censurée encore moins condamnée par un public généreux. En Irlande, on dira : « Eh bien, le gouvernement n’est pas aussi cruel que nous croyions. » Tandis, si de l’autre côté Burke est retenu en prison, ça prêtera de nouveaux matériaux à la presse nationale pour l’attaquer comme plus cruel que les gouverneurs napolitains dans leurs pires jours, et je confesse que je ne puis pas voir comment des hommes d’opinions modérées puissent défendre l’acte d’un refus dans un tel cas…

A. CARTHY DORONING [DOWNING]

Monsieur,

Je regrette de ne pouvoir recommander la libération de Burke.

Il est vrai qu’il a montré des symptômes de démence et que dans des cas ordinaires, je serais « justifié » en le recommandant à la merci de la couronne. Mais son cas n’est pas un cas ordinaire, car non seulement a-t-il été un conspirateur d’un caractère désespéré, mais sa participation à l’explosion de Clerkenwell, qui, serait-elle réussie, eût été encore plus désastreuse qu’elle n’était, fait de lui-même dans sa position un « récipient impropre de pardon. » (Improper recipient of pardon)

H. A. BRUCE

L’infamie peut elle aller plus loin ! Bruce sait parfaitement bien que s’il y avait eu l’ombre d’un soupçon contre le colonel Burke lors du procès à cause de l’attentat de Clerkenwell, Burke aurait été pendu à côté de Barrett qui, lui, fut condamné à mort sur la déposition d’un homme qui avait auparavant faussement dénoncé trois autres hommes comme auteurs du crime, et malgré les témoignages de huit citoyens qui firent le voyage de Glasgow pour prouver que Barrett s’y trouvait quand l’explosion a eu lieu. Les Anglais ne se gênent pas (M. Bruce peut le spécifier) quand il y va de la pendaison d’un homme — surtout d’un fenian.

Mais tout cet échafaudage de brutalité ne peut rien contre l’esprit indomptable des Irlandais. Ils viennent de célébrer, à Dublin, plus démonstrativement que jamais leur fête nationale de saint Patrick. Les maisons étaient décorées de drapeaux portant ces mots : « L’Irlande pour les Irlandais, liberté » et vive les prisonniers politiques, et l’air raisonnait [résonnait!] des chants nationaux et de la — Marseillaise.

G. [sic] WILLIAMS

LA GRÈVE DU CREUZOT

Aucun incident de quelque gravité ne s’est produit depuis hier au Creuzot. Les mines deviennent de plus en plus désertes.

La paye a eu lieu samedi soir et dimanche matin dans les forges. Aujourd’hui lundi, les ouvriers travailleront comme d’habitude très-peu, ce ne sera donc probablement que demain mardi, que l’on pourra sérieusement apprécier la situation.

Les femmes se sont décidément mises du côté des grévistes. Ce détail a, dit-on, là-bas une très grande importance.

Les gendarmes, et il y en a huit brigades, avec colonel, commandant et capitaines, les chasseurs à pied et les soldats de la ligne, logés, les uns dans les écoles, d’autres dans les hangars, et les autres dans les écuries de M. Schneider, sont astreints à un service des plus rudes. Il fait un temps affreux ; la neige à chaque instant tombe à gros flocons, un vent glacial souffle avec violence, et on fait patrouiller ces malheureux soldats, jour et nuit, à tort et à travers, dans les mines, les bois et les villages.

Hier, le bruit courait que les grévistes venaient de recommencer leurs tentatives sur les mineurs de Montchanin. Vite, quatre brigades furent expédiées du Creuzot pour aller paralyser leur action.

Singulière anomalie ! La loi reconnaît aux ouvriers le droit de grève, et il leur est interdit de se réunir, de se rassembler pour discute pacifiquement et fraternellement leurs intérêts.

Le nombre des arrestations déjà faites et qui se continuent d’ailleurs s’élève au moins à 40. On compte parmi ces personnes une quinzaine au moins d’hommes mariés et chargés de famille. Certains journaux parlent de mandats d’amener lancés par le juge d’instruction, j’en doute : d’après mes renseignements, les arrestations se font par listes.

Ces manières d’agir font craindre, et avec assez de raisons, à tous les grévistes d’être appréhendés à leur tour. Ils n’osent pas faire de réunions et restent chez eux autant que possible. Cela n’abat pourtant en rien leur résolution. Personne ne travaille. C’est à peine si l’on a pu recruter quelques gamins et quelques parents des contre-maîtres et des marqueurs (qui eux-mêmes mettent la main à l’ouvrage) pour simuler une continuation de travail qui n’existe pas.

Hier soir, une scène déchirante s’est passée aux abords de la gare. Des gendarmes emmenaient des ouvriers enchaînés. Leurs femmes et leurs enfants en pleurs se pendaient à leurs bras, aux pans de leurs tuniques, en les suppliant avec des cris déchirants de relâcher leur proie. C’était navrant. Quelques-uns, parmi ces gendarmes, pères eux aussi probablement, avaient les larmes aux yeux.

Combien de ces travailleurs que l’on garrotte comme des criminels seront acquittés, en supposant qu’on ose les faire passer en jugement ! En attendant leurs femmes et leurs enfants pleurent et se lamentent ; bientôt ils manqueront de pain, si la presse démocratique ne leur vient pas en aide.

Assi a dû s’échapper et se mettre en lieu de sûreté. C’est un échec pour la police, et les hautes têtes en sont, paraît-il, vivement affectées. Encore un peu, et l’on mettrait sa tête à prix ; on en ferait un bouc émissaire pour donner le change. On ne serait pas fâché non plus de le tenir sous les verrous pendant les élections municipales. Ce n’est guère gentil à lui de se refuser aux désirs du seigneur souverain.

Un certain nombre de mineurs sont de la campagne et y demeurent. Placés dans des conditions spéciales, nourris et logés meilleur marché, ils peuvent vivre et économiser là où leurs camarades de la ville végètent. Ils ne se lient guère et restent étrangers au Creuzot par l’esprit et par le cœur, parce qu’ils ne vivent pas de sa vie et ne subissent pas ses lois.

Huit d’entre eux, habitant Saint-Sernin, étant retournés travailler, des femmes de mineurs les accueillent au retour par des quolibets et à coups de pierre, ce qui les fit jouer des jambes. Je doute fort qu’on puisse donner à ces femmes des intentions et visées politiques.

La ville est dans le plus grand calme, et pourtant des patrouilles se succèdent sans interruption dans les rues. Chose nouvelle, on voit des piquets de douze ou quinze grenadiers précédés d’un gendarme à cheval, passé chef de bataillon probablement.

D’après ce qu’on me dit, ces patrouilles auraient pour consigne de détruire les attroupements de plus d’une personne. Les mineurs qui se rencontrent n’osent s’accoster, ils ne font qu’échanger quelques paroles en passant. Nous avons tous l’air d’être en état de siège.

On redoute fort que les mineurs de Montceau et d’Épinac, qui appartiennent à des exploitations étrangères à celle de M. Schneider, ne s’associent à la grève. Aussi, ces localités sont-elles gardées à vue par la troupe.

Le bruit court qu’un haut personnage, qui ne serait autre que M. Chevandier de Valdrôme, vient d’avoir une longue conférence avec le maître du Creuzot. Des personnes à même d’être bien informées prétendent que le personnage en question est l’inspecteur supérieur de la police.

Cet illustre fonctionnaire de l’empire serait-il allé suggérer à M. Schneider le moyen de servir, sans le concours des ouvriers grévistes, la commande de 70 millions qu’on a dit lui avoir été faite dernièrement par ses clients ?

Nous désirerions, nous, qu’il se soit présenté à l’opulent industriel pour l’exhorter à faire la paix avec ses laborieux ouvriers pendant qu’il en est temps encore. Chaque jour qui s’écoule aggrave la situation.

Le problème à résoudre est des plus simples, et il ne dépend que de M. Schneider d’en donner aujourd’hui la solution. Demain, il sera peut-être trop tard.

De notre côté, nous disons aux travailleurs du Creuzot :

Serrez vos rangs, soyez unis et solidaires, dignes et persévérants ; vous avez pour vous le droit et la justice : vous vaincrez.

En attendant le jour de votre succès, vos frères de Paris pensent à vous aider, selon toute la mesure de leurs capacités. Courage !

A. VERDURE

——

Londres, 28, Panton Street

Haymarket, le 23 mars 1870

Mon cher ami,

Vraiment, la police bonapartiste perd son temps. Un monsieur est venu rôder hier à la porte de l’hôtel que j’habite en ce moment à Londres.

Il a offert une chope de bière à un garçon de cet hôtel, et lui à promis une pension mensuelle et tant par lettre, si ce jeune homme consentait à lui remettre mes lettres, ou, au moins, à lui laisser voir à qui je les adressais.

Je surveille ce monsieur. J’en surveille également deux autres qui m’ont fait l’honneur de me suivre à quelque distance hier soir. Je les ai fait longuement promener, et enfin je les ai égarés dans le Strand.

Mais, je vais promettre une récompense honnête à qui me les rapportera.

Et voilà à quoi l’on dépense l’argent français, tandis que les ouvriers, expulsés du Creuzot par Schneider-pacha, meurent de faim avec leurs femmes et leurs enfants !

Et voilà par quels moyens on prétend échafauder un complot, sans doute un complot genre Boulogne ou genre Strasbourg ; tandis qu’il n’y a dans toute la France qu’un grand et universel complot, ourdi en plein jour, par la nation tout entière :

Celui du mépris et de l’indignation publique.

Votre,

GUSTAVE FLOURENS

*

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