Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

118. Dimanche 17 avril 1870

Dans ses « Fantaisies politiques », Dangerville-Rochefort ironise sur les députés qui disent oui ;

les « Nouvelles politiques », maintenant signées d’Ulric de Fonvielle, sont surtout consacrées au plébiscite et aux départs du ministère ;

sous le titre « Le Complot », Morot raconte un des effets de l’enfermement cellulaire à Mazas (un prisonnier devenu fou) ;

le « Courrier politique » d’Arnould s’intitule « Le peuple souverain », ce qui pourrait être le refrain de sa rubrique,

Rien n’est au-dessus du suffrage universel que la souveraineté du peuple. Le suffrage universel peut tout, — excepté renoncer à son omnipotence;

une réunion dans les bureaux du Réveil ;

une réunion de la gauche et de la presse démocratique, pas mal de divergences ;

les détails sur le Creuzot ci-dessous ;

retour sur l’élection de la troisième circonscription du Rhône ;

« La Mort de John Lynch » est une nouvelle lettre de J. Williams-Jenny Marx, que vous pourrez lire ci-dessous ;

Maillet-Millière continue sa série sur la « Question sociale » ;

le « Bulletin du mouvement social » nous informe sur les ouvriers plaqueurs et perceurs en brosserie fine, sur les clercs d’huissiers du Havre, sur les grèves, celle des ouvriers potiers de Givors et celle des tisseurs de la Tour du Pin, et sur un nouvel organe du travail, les Droits de l’homme, à Montpellier ;

dans la « Tribune militaire », après une longue liste de punitions, Louis Noir consacre l’article du jour à la peine de mort (en campagne) ;

il y a des « Échos » ; dans « Les Journaux », Alphonse Humbert signale un nouveau journal démocratique sur le point de se former à Reims, par Gustave Isambert et Pierre Denis, et nous informe que le Citoyen va bientôt publier les « Papiers d’un vagabond » (ledit vagabond est… notre ami Maroteau) ;

leur chambre syndicale lance un appel aux ouvriers boulangers que vous lirez aussi ci-dessous ;

celle des galochiers en fait autant ;

dans le compte rendu de la réunion publique du 14 avril, sur Travail et misère, salle de la Marseillaise, vous lirez que comme toujours, Rochefort a été nommé président (honoraire), que comme toujours, on s’est séparé au cri répété de Vive Rochefort, mais que, pas comme toujours, le président a offert à l’orateur,

au milieu des applaudissements universels, un magnifique bouquet

— l’orateur s’appelait Paule Minck ;

diverses annonces ;

des « Communications ouvrières », pour les facteurs de pianos et orgues, les ouvriers cordonniers ;

il y a des réunions publiques ;

des listes de souscription ;

les théâtres et la Bourse.

LA GRÈVE DU CREUZOT

Le Creuzot, le 14 avril 1870.

Cher citoyen,

Un plus grand nombre de mineurs sont descendus ce matin dans les puits; la majorité est toujours en grève et persiste à ne pas vouloir céder encore; c’est la journée de demain qui décidera de la continuation de la lutte ou de la reprise du travail.

La nouvelle de la maladie de M. Schneider s’était répandue, mais ne s’est pas confirmée. Il est parti ce matin à huit heures, et ce départ semble décharger les habitants d’un lourd fardeau.

Cependant, l’administration est toujours aussi puissante, et à la veille d’être victorieuse peut-être, elle se montre plus implacable que jamais, et répand l’espionnage dans toutes les rues, dans tous les ateliers ; quant à la force armée elle est toujours là.

Vos lecteurs se rappellent sans doute que lors de la grève du 19 janvier, l’administration Schneider, à bout de ressources d’espionnage, imagina d’imposer aux élèves des écoles un devoir écrit, sous ce titre: la Grève; les enfants devaient répéter à ce sujet tout ce qu’ils avaient entendu dire par leurs parents et par leurs voisins.

Le Progrès de Saône et Loire releva vivement ce procédé : cela n’a pas empêché les bonnes sœurs de redonner le même devoir aux petites filles.

Les règles de la bienséance, les lois morales, la dignité humaine, le respect dû à la conscience de l’enfant sont lettres mortes pour l’usine du Creuzot.

Vous recevrez demain un article sur le travail des mineurs ; il est forcément au-dessous de la vérité ; une foule de détails ne peuvent être racontés que par ceux qui en ont souffert, mais tout ce qui y est contenu m’a été affirmé par un grand nombre de mineurs que j’ai consulté à ce sujet.

À vous,

B. MALON

Le 8e envoi de mille francs de la Marseillaise a été reçu ce matin.

B.M.

LA MORT DE JOHN LYNCH

Citoyen rédacteur,

Je vous adresse des extraits d’une lettre écrite à l’Irishman, par un prisonnier politique irlandais, pendant sa détention (à présent il est libre) dans une colonie pénale en Australie.

Je me bornerai à traduire l’épisode de John Lynch.

Lettre de John Casey

Voici un rapport concis et impartial des traitements auxquels nous étions assujettis, mes confrères exilés (au nombre de vingt-quatre) et moi, durant notre incarcération dans cette tanière pleine d’horreurs — cette tombe vivante, qu’on appelle Portland-Prison.

Avant tout, il est de mon devoir de payer un tribut de respect et de justice à la mémoire de mon ami John Lynch, qui fut condamné par un tribunal extraordinaire, au mois de décembre 1865, et qui mourut à Woking Prison en avril 1866. [le 2 juin]

Quelle que soit la cause à laquelle le jury ait attribué sa mort, moi, j’affirme et je suis à même d’en fournir les preuves, que sa mort a été accélérée par la cruauté des gardiens de la prison.

Être emprisonné, au cœur de l’hiver, dans une froide cellule, pendant vingt-trois heures sur vingt-quatre; être insuffisamment vêtu; dormir sur une planche dure, avec une bûche de bois comme oreiller et deux couvertures usées pesant à peu près dix livres, seule défense contre le froid excessif; ne pouvoir même, par un raffinement inqualifiable de cruauté, couvrir nos membres gelés de nos habits, que nous étions forcés de mettre à la porte de notre cellule; être assujetti à une nourriture malsaine et insuffisante; n’avoir pour tout exercice qu’une promenade de trois quarts d’heure tous les jours, dans une cage ayant environ 20 pieds de longueur sur 6 pieds de largeur, et destinée aux plus infâmes coquins : — ce sont là des privations et des souffrances qui doivent briser un corps de fer. Ainsi ne vous étonnez point qu’un homme aussi délicat que l’était Lynch y ait presque immédiatement succombé.

[Si je comprends bien, ici s’arrête la lettre de Casey, ensuite commence le témoignage de Rossa.]

À son arrivée dans la prison, Lynch demanda la permission de garder sa flanelle. Sa demande fut repoussée durement. « Si vous me refusez, je serai mort avant trois mois », répondit-il alors. Ah ! Je ne me doutais pas que ce fût une prophétie; je ne m’imaginais pas que l’Irlande dût sitôt perdre un de ses fils les plus dévoués, les plus ardents et les plus nobles; que moi je dusse perdre un ami à toute épreuve.

Dans le commencement de mars, je remarquai que mon ami avait l’air très-malade, et, un jour, je profitai de l’absence momentanée du geôlier pour lui demander des nouvelles de sa santé. Il me répondit qu’il se mourait, qu’il avait plusieurs fois consulté le médecin, mais que celui-ci n’avait fait aucune attention à ses plaintes. Sa toux était si violente que, bien que je fusse dans une cellule très éloignée de la sienne, j’entendais nuit et jour cette toux résonner à travers les corridors déserts. Un geôlier même me dit : « L’emprisonnement du numéro 7 sera bientôt fini — depuis un mois il devrait être à l’hôpital. Bien des fois j’y ai vu des prisonniers ordinaires se portant cent fois mieux que lui. »

Un jour, au mois d’avril, j’aperçus de ma cellule, se traînant avec difficulté et s’appuyant contre les grilles pour se soutenir, la forme d’un spectre à la figure mortellement pâle, aux yeux éteints, aux joues creusées. C’était Lynch. J’hésitai à le reconnaître jusqu’à ce qu’il me regardât, me sourit, et me montrât la terre comme s’il voulait me dire : « C’en est fait de moi. »

Ce fut la dernière fois que je vis Lynch.

Tel est le témoignage de Rossa à propos de Lynch, corroboré par celui de Casey. Et il ne faut [pas] oublier que Rossa a écrit sa lettre dans une prison en Angleterre, tandis que Casey écrivait dans une colonie pénale de l’Australie; ainsi toute communication entre eux était impossible. Cependant, le gouvernement vient d’affirmer que les assertions de Rossa sont des mensonges. Bruce, Pollock et Knox déclarent même « que des flanelles ont été données à Lynch, avant même qu’il les demandât. »

D’un autre côté, M. Casey constate, aussi positivement que M Bruce le nie, que Lynch s’est plaint que « même quand il fut hors d’état de marcher et qu’il se vit forcé de rester dans la solitude terrible de sa cellule, on repoussa encore sa demande. »

Mais comme l’a dit M. Laurier dans son beau discours : « Laissons de côté le témoignage des hommes et faisons parler les témoins qui ne mentent pas, les témoins qui ne trompent pas, les témoins muets. » Le fait est que Lynch est entré à Pentonville à la fleur de son âge, plein de vie et d’espérance, — et que trois mois après ce jeune homme était un cadavre.

Tant que MM. Gladstone, Bruce et sa cohue de policiers n’auront pas prouvé que Lynch n’est pas mort, ils perdent leur temps à prêter des serments.

J. WILLIAMS

Appel aux ouvriers boulangers

Le progrès est à l’ordre du jour. Toutes les catégories de travailleurs font assaut de diligence pour arriver au but désiré : le bien-être de tous, contenu dans cette devise : Liberté, Égalité, Fraternité !

Seuls, les ouvriers boulangers restent en arrière. Pourquoi cette indifférence ? Pourquoi, de gaîté de cœur, prolonger l’absurde condition d’existence qui nous est faite ? Pourquoi, à l’exemple de nos provinces, ne travaillerions-nous pas le jour ? Pourquoi l’ouvrier boulanger, qui prépare l’aliment le plus nécessaire, ne recevrait-il pas, en échange de ses services, l’instruction sans laquelle l’homme reste à l’état de brute ? À quoi devons-nous notre infériorité actuelle en regard des autres ouvriers, sinon à ce détestable travail de nuit que nous n’osons abolir.

Grâce à cette absurde coutume, l’ouvrier boulanger n’a plus ni famille, ni femme, ni enfant, ni frère, ni ami ; il n’est plus qu’un automate livré à un labeur qui anéantit peu à peu son intelligence.

La généralité des ouvriers boulangers refuserait-elle son émancipation ? D’où vient donc cet affaissement moral ? Simplement de ce qu’ils manquent de confiance en eux-mêmes.

Et pourtant, si jamais exista une juste cause, c’est bien la leur. Et pourtant, ils n’ont qu’à dire : nous voulons, pour que ce qu’ils veulent soit réalisé. Le succès est d’autant plus sûr que nous sommes aidés par tous les travailleurs dans la revendication que nous poursuivons.

Qu’on ne s’y trompe pas. Les patrons ne forment point obstacle à notre désir. Comme nous, la majeure partie d’entre eux souhaiterait le travail de jour, plus conforme à leurs intérêts ; comme nous, ils appellent l’abolition des placeurs et des autres exploiteurs subalternes qui rongent l’ouvrier.

Associons-nous donc, l’heure est venue. La volonté qui a le droit pour base peut tout. Demandez votre place au soleil, dites hardiment que vous voulez vivre — et vous vivrez !

Dimanche, jour de Pâques, à neuf heures du matin, aura lieu notre réunion générale, 69 rue Mouffetard, salle du Vieux-Chêne.

Nous prions tous nos collègues d’assister à cette séance.

Ordre du jour :

1° Des moyens de travailler le jour ;

2° Du placement par soi-même.

Pour le comité de la Chambre syndicale :

ADOLPHE TABOURET, ouvrier boulanger

14 rue Delaître.

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La photographie de Gustave Maroteau utilisée en couverture est due à Appert. Je l’ai trouvée sur Gallica, là.

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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).