Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
122. Jeudi 21 avril 1870
Dans les « Lettres de la Bastille », l’argumentation de Grousset-numéro 444 pour l’abstention au plébiscite est plus subtile que celle de Rochefort-Dangerville dans le journal d’hier : isolés, les oui, n’ont aucune valeur, c’est la minorité de non qui va leur donner une valeur relative, patriotique a été la joie du journaliste quand il a appris que son sentiment se trouvait en accord avec celui de « nos amis de l’Internationale » (voir le journal d’hier) ;
les « Nouvelles politiques » annoncent pour samedi prochain la proclamation impériale qui contiendra la formule plébiscitaire, elles annoncent aussi que le gouvernement anglais va faire une enquête sur les prisonniers fenians, que les conseils de guerre fonctionnent à Barcelone, que Bebel a démissionné du Reichsrat
Je n’ai aucune envie de demander la parole pour des balivernes ;
Francis Enne donne lui aussi des nouvelles, du « Complot », le juge s’instruction Bernier cherche maintenant des armes et des munitions de guerre ;
Malon écrit de Fourchambault, lisez ci-dessous ;
suit le « Courrier politique » d’Arnould, disons le une fois pour toutes,
il faut que le pays comprenne bien que, sous le prétexte dérisoire de lui demander s’il accepte la responsabilité ministérielle, qui est une niaiserie, et la coexistence des deux chambres, qui est une sottise, — on lui demande en réalité de redonner à l’empire héréditaire les 7 millions de voix que le coup d’État s’est attribué à la faveur de la terreur, des fusillades, des déportations et des urnes biseautées de 1852;
dans les « Préparatifs du plébiscite », A. de Fonvielle dresse des listes d’actions et de personnalités, disons, « bonapartistes », qui s’agitent, en effet ;
Germain Casse change de chambre et nous emmène au « Sénat », où tout est vert, sauf les sénateurs qui, étant des vieillards, ont eu le temps d’encore plus de trahisons que leurs collègues députés ;
Dubuc a encore reçu des lettres de citoyens qui veulent « adopter » (au moins pour un temps) des enfants de condamnés du Creuzot ;
les « Informations » corrigent une nouvelle d’hier, Ferré est toujours à Mazas ;
dans la suite (mais l’article précédent est paru dans le numéro du 18 avril) de la « Question sociale », Millière-Maillet commence par le dire (et le répéter), la délégation des pouvoirs politiques est une aliénation de la souveraineté ;
le « Bulletin du mouvement social » continue sa liste de grèves, celles des ouvriers tanneurs de Quissac (Gard), des mineurs de Bézenet (Allier), des ouvriers maçons de Narbonne, des ouvriers menuisiers de Laval, bientôt peut-être de quelques corps de métiers d’Angers, des potiers de Dieulefit, il nous informe aussi sur les ouvriers de l’arsenal de Toulon, que l’administration a fait chômer le jeudi saint et le lundi de Pâques, deux journées de perdues, sur ceux du port de Cherbourg, qui voudraient la même indemnité de 35 centimes que touchent leurs collègues de Toulon ;
les ouvriers de la Nièvre s’adressent aux travailleurs du Creuzot (et envoient leur obole) ;
je passe « Les Journaux » ;
je passe aussi les « Abus et réclamations » ;
il y a des annonces ;
quelques « Communications ouvrières » ;
des réunions publiques ;
encore une condamnation pour Barberet dans les « Tribunaux » ;
souscriptions ;
Bourse ;
théâtres.
La grève de Fourchambault
Fourchambault, le 18 avril 1870
Cher citoyen,
Voici pour faciliter au lecteur l’intelligence des événements qui vont suivre, à Fourchambault, un bref historique des principaux faits.
Le mercredi, 6 avril, les 200 ouvriers de l’usine Bouchacourt se mettent en grève pour cause d’insuffisance de salaire. Trop malheureux pour pouvoir soutenir une longue lutte, surtout en étant isolés, ils reprenaient le travail vers la fin de la semaine après avoir obtenu des concessions illusoires.
Cependant, les ouvriers des usines de la Boignes, Rambourg et Cie avaient parlé de cette grève, ils trouvaient qu’ils étaient, eux aussi, bien malheureux, et qu’ils devraient bien tâcher d’améliorer leur sort. Toutes les causes particulières de mécontentement étaient rappelées dans les conversations particulières, et sans organisation préconçue, la grève fut tacitement résolue pour le lundi 11 avril. Le dimanche soir, les garçons de forges et les garçons puddleurs refusent d’allumer les fours. — Le lundi, tous les ouvriers de la fonderie communiquent au directeur les réclamations que vous avez insérées dans [la] Marseillaise.
Le directeur répond n’avoir pas affaire à eux, et les ouvriers, dès lors en grève, s’en vont, au nombre de 1,000 environ, à l’usine où la fabrication du fer occupe environ 1,500 ouvriers. Ils abattent les feux partout, tirent les grilles des fours et la grève devient générale. De là une foule se porte vers l’usine Bouchacourt que gardaient 50 gendarmes; malgré cette humiliante protection, les ouvriers de l’usine quittent l’atelier, et passent par-dessus les murs pour rejoindre les grévistes. On crie : À Torteron et 600 personnes se mettent en route au pas gymnastique.
Torteron qui possède 3 hauts-fourneaux et beaucoup de mines de fer est à 13 kilomètres de Fourchambault. Les grévistes y furent fraternellement reçus et la grève fut, le même soir, proclamée à Torteron. Le matin, les ouvriers de Torteron, au nombre de 2,000 partent à leur tour pour Fourchambault, tambours en tête, en chantant la Marseillaise.
Ils arrivent au pont de la Loire, gardé par le 12e de ligne et un escadron de lanciers. Le pont n’en est pas moins franchi. Les soldats préfèrent lever la baïonnette que de consommer une boucherie. Les ouvriers de Torteron reçoivent à Fourchambault l’accueil le plus fraternel et la plus généreuse hospitalité. Vers quatre heures mille de Torteron et mille de Fourchambault crient: A la Pique ! et se dirigent sur Nevers où est située cette usine de la Pique, appartenant à la même compagnie.
Le procureur impérial, le premier adjoint, le commissaire central de Nevers attendaient en face de la gare les grévistes qui avançaient en bon ordre chantant la Marseillaise et un chant de circonstance en l’honneur de la République et de Rochefort. Les autorités invitent la foule à rebrousser chemin, les ouvriers consentent à ne pas traverser la ville, mais insistent pour aller à la Pique par le champ de la Motte. L’usine de la Pique étaient déserte. Par un motif de prudence, le directeur avait fait partir les ouvriers depuis un quart d’heure. Un peu désappointés, les grévistes reviennent à travers la ville de Nevers, cette fois, non toujours en bon ordre.
Le mercredi, jour de marché, les marchands forains veulent profiter de la grève pour hausser leurs prix, les ménagères établissent une taxe des marchandises qui est observée. Bientôt l’animation était à son comble, des désordres ont lieu, quelques étalages sont renversés, et deux femmes sont signalées pour avoir emporté un morceau de lard. Nous n’avons pas besoin de dire que ce fait, vivement condamné par les grévistes, est tout à fait particulier. Les marchandises ont été taxées mais payées. Les lanciers de Nevers et le 12e de ligne, également de Nevers avaient épargné le sang humain en laissant franchir le pont de la Loire, mais ils s’étaient rendus suspects de sympathie envers le peuple ; ils ne pouvaient rester plus longtemps, et vers le soir, les lanciers de Moulins et le 27e de ligne du camp de Sathonay arrivaient à Fourchambault par des trains spéciaux pour remplacer des soldats qu’on ne trouvait pas assez prétoriens.
Les ouvriers virent avec terreur les nouveaux arrivants, campés dans les cours des usines et chantant avec une gaieté qui n’était pas l’annonce d’une grande sobriété. Au même moment le bruit se répandait que des hommes étaient payés ce jour-là pour allumer les feux, et qu’un certain nombre d’ouvriers étaient rentrés dans l’usine, déguisés en soldats. Une grande affluence de population se porta autour des usines. Vers 10 heures, une charge est ordonnée, et exécutée sans pitié.
Les lanciers dans les rues, les fantassins dans les champs, les gendarmes un peu partout, pourchassent pendant deux heures cette foule inoffensive et terrifiée. C’était un lamentable spectacle, les femmes criaient affolées, les enfants pleuraient, les hommes fuyaient, des vieillards poursuivis, la baïonnette dans les reins, demandaient grâce, on ne les entendait pas. Les soldats arrêtaient au hasard ceux qui leur tombaient sous la main, estropiés, vieillards ou femmes enceintes, peu leur importait. À minuit le total des arrestations était de 38, dont trois femmes, mères de famille. L’une a été arrêtée ainsi que son mari et leurs trois enfants sont laissés à la charité publique. Cette malheureuse venait de gagner une journée de blanchisseuse; elle fut arrêtée au passage; son mari qui était déjà rentré s’inquiétait du retard de la femme et descendit, vers minuit, pour la chercher; il fut arrêté avant d’avoir fait cent pas. Une autre de ces mères de familles arrêtées, a trois enfants et elle est encore enceinte de huit mois, la troisième est également mère de trois enfants.
Un vieillard, qui sentait la baïonnette d’un soldat sous sa blouse, le suppliait de ne pas lui faire de mal : « Il ne fallait pas venir » répondit ce brave. Une femme enceinte se réfugie sous un tombereau, un lancier précipite son cheval entre les deux timons, et la malheureuse est forcée de fuir à travers champ en criant : Au secours. Elle n’a pas eu d’autre mal heureusement. Une autre femme, enceinte aussi, se réfugie avec deux enfants dans une maison ouverte, un lancier s’avance vers la porte, se baisse, éperonne son cheval, et veut absolument entrer la lance en avant. Un vieillard résiste énergiquement, une voix de l’intérieur s’élève à son tour, menaçante et désespérée, un combat allait s’engager, lorsqu’un second lancier arrivant fit entendre raison à son trop zélé camarade. Enfin, à minuit, les rues étant absolument désertes, on fit cesser la charge, mais toute la nuit de fortes et menaçantes patrouilles ne cessèrent de circuler.
Les prisonniers furent dirigés sur Nevers par le train de minuit. Ils ont été écroués à la prison de cette ville. Le jeudi, à dix heures du matin, les soldats du 12e et les lanciers de Nevers coupables du crime d’humanité repartirent pour leur lieu de garnison. Pourquoi a-t-on fait venir du camp de Sathonay le régiment le plus impopulaire du centre de la France, le 27e de ligne qui vainquit à Clamecy ? Pourquoi aussi, au Creuzot, avait-on amené le régiment d’Aubin, le 46e. Il y a là-dessous des calculs qu’il est bon de dévoiler. Le jeudi, le vendredi, le samedi et le dimanche, la grève se continue, universelle, sans autres graves incidents.
On parle de cinq arrestations nouvelles, qui en portent le nombre à 43. Les patrouilles continuent par la ville, la population est terrifiée et toute la contrée est émue. La bourgeoisie crie aux partageux et se montre très hostile. À Nevers elle s’est constituée en Gourdin-Club, elle appelle la population aisée à un véritable armement général des conservateurs contre les pauvres, dans la circulaire que connaissent les lecteurs de la Marseillaise. Toute la nuit les patrouilles ont continué.
Ce matin lundi, à six heures et quart, elles ont opéré leur jonction en face de la fonderie, heureusement les rues étaient vides. Nous aurions eu peut-être une nouvelle charge, cette fois en plein jour et la foule n’aurait guère pu se dérober aux coups. Dans cette soirée du 13 avril, s’il n’y a pas eu du sang versé, il y eut beaucoup de contusions, beaucoup de coups de crosses de fusil.
Un capitaine de gendarmerie qui poursuiv[a]it avec fureur une femme, s’engagea dans un groupe qui le désarma. Des chefs criaient : Frottez les armes le long des murs, balayez-moi tout ça !
Un lancier voit une pauvre femme essoufflée, affolée, poursuivie à outrance, descend de cheval, court à elle, la prend sous le bras et la dérobe à la poursuite forcenée de ses camarades.
Tout ceci se passe de commentaires et malheureusement nous n’avons pas le droit de nous indigner tant de pareils faits sont communs en ce pays démocratique de France.
Sur les murs de Fourchambault sont affichés les placards suivants :
Empire français
PRÉFECTURE DE LA NIÈVRE
Proclamation
Les désordres qui, depuis plusieurs jours, affligent votre laborieuse et paisible localité ne sauraient laisser l’autorité indifférente. Tant qu’elle a cru que la grève avait pour objet des réclamations plus ou moins fondées, elle s’est abstenue de toute intervention.
Aujourd’hui, la situation a changé: les atteintes à la fortune particulière et à la propriété de l’État ne sauraient restées impunies. — Le gouvernement veut sincèrement la liberté, mais il la veut pour tous, et l’oppression la plus détestable est celle qui porte atteinte à la liberté du travail. — Les atteintes de ce genre seront réprimées. — Aucun gouvernement n’a plus fait pour les classes populaires que le gouvernement de l’empereur; il est décidé à persévérer dans cette voie, mais il ne veut pas souffrir les excitations au mépris de la loi. — Je conjure les ouvriers de reprendre le travail; je les conjure de ne pas sacrifier le bien de la famille à un mot d’ordre venu de faux amis. Je les conjure d’éviter tout prétexte à une répression que j’ordonnerai avec chagrin, mais que mon devoir et l’intérêt social ne me permettraient pas de différer, si les tentatives des jours derniers devaient se reproduire.
Le préfet de la Nièvre,
GENTY
Fourchambault, le 13 avril 1870
Voici le deuxième :
Ouvriers de Fourchambault
Nous ne voulons pas que les événements dont on a vu ces jours derniers le triste effet, privent de leurs moyens d’existence les ouvriers sages et de bonne volonté.
Nous rouvrirons nos ateliers de forge et de fonderie lundi matin.
Le travail sera efficacement protégé. Toute tentative de nature à compromettre la liberté des personnes ou à troubler l’ordre public sera réprimée de la manière la plus énergique. Lorsque le travail sera repris, nous examinerons avec soin et bienveillance les situations qu’il pourrait y avoir lieu d’améliorer, et nous ferons tout ce qu’il sera juste et possible.
Fourchambault, le 16 avril 1870
BOIGNES, RAMBOURG ET CIE
Une remarque : avant l’arrivée de la troupe, les directeurs de la riche compagnie financière ont accueilli deux demandes des ouvriers: la gérance de la caisse de prévoyance, et la paie tous les quinze jours. Après l’arrivée de la troupe, ils se contentent d’une proclamation gendarme, où il est dit: TOUTE TENTATIVE SERA REPRIMÉE DE LA MANIÈRE LA PLUS ÉNERGIQUE. On se demande si c’est un commissaire central ou si ce sont des usiniers qui ont rédigé ces lignes qui resteront venant de la part de patrons comme un monument de la liberté du travail en 1870.
Cette rédaction est du reste parfaitement en harmonie avec le fait suivant que je recommande à l’attention de nos lecteurs.
Le vendredi matin, MM. Boignes, Rambourg et Cie invitaient les ouvriers à venir par ateliers dans l’intérieur de l’usine, remplie de soldats, en les invitant à se réunir: les ouvriers de l’usine, place du Marché de l’usine à 9 heures et demie, et ceux de la fonderie, place du Marché de la fonderie à 10 heures et demie.
Deux directeurs prirent la parole et dirent qu’ils ne comprenaient pas que les ouvriers se fussent mis en grève sans motifs, car (admirez la logique) les réclamations faites n’étaient pas admissibles ; que ceux qui auraient des réclamations sérieuses à faire n’avaient qu’à reprendre leurs travaux, etc., — comme sur l’affiche.
Or, pour dire cela, les directeurs étaient accompagnés d’un commissaire de police et de deux officiers supérieurs ; derrière eux, à deux pas, un bataillon du 27e était sous les armes, et derrière le bataillon, deux escadrons de lanciers, la lance à l’étrier.
Craignait-on pour la vie de MM. les directeurs ? C’est inadmissible. Non ! On a voulu terrifier une seconde fois la population.
Conclusion : on avait fait des concessions avant l’arrivée de l’armée ; après son arrivée, on n’a plus fait que des menaces, en attendant les vengeances, si, comme il faut le craindre, là, comme au Creuzot, le droit est encore vaincu.
Demain, j’examinerai les causes économiques de la grève, et la légitimité des réclamations ouvrières.
Salut fraternel,
B. MALON
On lit dans l’Impartial du Centre :
UNE FAUSSE ALERTE. — LA GUERCHE (CHER). — Vendredi dernier, vers minuit, 25 lanciers venant de Torteron sont arrivés de toute la vitesse de leurs chevaux à La Guerche, dont tous les habitants dormaient du sommeil le plus paisible. Qui avait donné l’ordre à cette troupe de se rendre dans une localité où il ne s’était produit aucun symptôme d’agitation ? Pourquoi avait-on imaginé de répandre ainsi l’inquiétude dans une population parfaitement tranquille ? Quel est donc ce besoin de troubler le repos de citoyens inoffensifs ? Mystère ! Mystère !
Décidément messieurs, trop de zèle ! trop de zèle !
Nous ne pouvons que nous associer aux réflexions de l’Impartial du Centre.
Toutefois, nous ne partageons pas son étonnement. M. le procureur impérial d’Autun n’a-t-il pas dit que la société se demanderait si elle ne devait pas se réfugier dans la force.
À la veille du plébiscite, ces manœuvres ont un intérêt qu’il est important de signaler.
ACHILLE DUBUC
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Comment vouliez-vous que je résiste à cette magnifique image de « citoyens intelligents allant voter pour Monsieur Plébiscite » sous la surveillance du curé et du garde-champêtre? Ouf, les citoyennes sont restées à la maison! Ça se passe en Alsace (et à la campagne), ça vient de la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg, via Gallica, là.
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